Mois : juillet 2016

Landsberg Am Lech

Lands­berg Am Lech est une petite ville spé­cial­isée dans les prom­e­nades domini­cales.
- Qu’êtes-vous allés faire à Lands­berg? Demande notre pro­prié­taire de Munich. Ah, je vois!
Ce qu’elle voit j’imag­ine, ce sont les eaux liss­es du fleuve qui inon­dent un vaste bassin puis se déversent par une courte chute avant de pour­suiv­re leur cours en crépi­tant sur un lit de cail­loux. Penchés sur le muret qui ferme le quai, les vis­i­teurs jouis­sent de ce spec­ta­cle. En amont, les soles immo­bile sem­blent peints, en aval ils dansent. Nous habitons l’hô­tel Gog­gl. La porte de bois ogi­vale est sur­mon­tée d’un coq. Le récep­tion­niste a le même âge que l’étab­lisse­ment. Il est affa­ble et nous ren­seigne dans un alle­mand incom­préhen­si­ble. Gala est à la manœu­vre. Elle fait répéter.
- A gauche, et encore à gauche.
C’est que nous avons notre grande voiture à gar­er et que la ville est petite. Je démarre et je con­state qu’il n’y a rien à gauche. Si pour­tant, une fontaine. Nous pas­sons sous la porte Nord de la cité. Le park­ing munic­i­pal s’en­fonce dans la colline. Trois niveaux souter­rains. Cela me rap­pelle Gua­na­ju­a­to: cette mer­veille de l’ar­chi­tec­ture mex­i­caine. Une ville des hauts plateaux, dans la région de Silao: les routes d’ac­cès sont en tun­nel, le vis­i­teur n’en­tre pas dans la ville, il émerge sur la place majeur par des escaliers de métal vis­sés en terre. D’ailleurs, le récep­tion­niste bavarois a men­tion­né un tun­nel. J’en fais la remar­que à Gala. Elle a enten­du (depuis que je m’oc­cupe pour l’es­sai de met­tre de l’or­dre dans une four­mil­ière de con­cepts, j’ai per­du l’en­vie de tra­vailler la langue alle­mande comme je le fai­sais au cours des voy­ages précé­dents). Mai au lieu de descen­dre (le niveau inférieur du park­ing est plus haut que la ville qui elle même sur­plombe le fleuve), nous mon­tons. Et nous voici au som­met d’une ruelle déserte, nos valis­es à la main. Le soir, dans une auberge adossée à une noria, nous man­geons des chanterelles. Le lende­main, le récep­tion­niste donne de nou­velles indi­ca­tions: “à droite, et encore à droite”. Nous prenons à gauche. Le tun­nel est là qui con­duit directe­ment de l’hô­tel dans les entrailles de la colline.

Patriotes

En route pour Lands­berg Am Lech dimanche dernier, je manque une sor­tie et me gare sur un ter­rain vague le temps de retrou­ver ma direc­tion. Déboule une voiture. Par la fenêtre, les pas­sagers agi­tent des dra­peaux turcs. Je ne sais pas qu’un coup d’E­tat a eu lieu à Istam­bul dans la nuit et qu’il a été maté par les troupes loyales à Erdo­gan. Je cherche quelle vic­toire sportive ces gens peu­vent bien célébr­er. Main­tenant que je sais, je ne décolère pas: com­ment peut-on imag­in­er com­pos­er dans nos démoc­ra­ties avec des gens (plus de dix mil­lions de Turcs en Alle­magne) assez stu­pides pour entériner par réflexe patri­o­tique une action de l’E­tat sim­ple­ment parce qu’elle ressort de l’Etat?

Finir

On com­mence mieux qu’on ne finit sauf à exhauss­er, sous forme de valeur, par le savoir, cet élé­ment pre­mier des com­mence­ments qu’est la naïveté.

Augsburg

Heilige-Kreuz strasse, l’hô­tel est com­plet. Nous logeons sous les toits, dans une cham­bre de lits sim­ples où l’on ver­rait des étu­di­ants manger sur le coin du bureau en pré­parant leurs exa­m­ens. J’ai choisi Augs­burg pour les mêmes motifs que Ravens­burg, ce sont des villes anci­ennes, mar­quées par le catholi­cisme, pleines de cou­vents, de pavés, de ruelles, d’auberges, tout ce que détes­tent ces nou­veaux réac­tion­naires, par­ti­san d’un indi­vid­u­al­isme obses­sion­nel, pour qui l’his­toire fait obsta­cle à l’ex­pres­sion, à la lib­erté, à la vie. Nous suiv­ons la rue du tram pour gag­n­er le cen­tre ville. Tout d’abord, l’il­lu­sion l’emporte: impasse des Jésuites, con­gré­ga­tion du Sacré-coeur, mai­son Mozart. Mais ce qui se tient der­rière les vit­rines — le résul­tat de la tolérance? de la char­ité? — est moins réjouis­sant: pile de ham­burg­ers, fumeries Tamoules, mon­tagnes de frites con­gelées, Turcs en pyja­mas, salons de jeux. Et sur la route: cortège de voitures frot­tées à la cire trans­portant des pro­lé­taires en parade. Nous enga­geons les rues com­merçantes. Alors, le cauchemar se matéri­alise: une pop­u­la­tion du tiers-monde, désori­en­tée, déam­bu­lant der­rière des télé­phones porta­bles. Où que je me tourne, même vision. Et les Alle­mands? Gala m’en désigne un. Puis un autre. Comme d’habi­tude:
- Alexan­dre, tu exagères!
Certes! Ce sont des Alle­mands. Mais quelle tête ils tirent! Se seraient-ils don­né ren­dez-vous pour un sui­cide col­lec­tif qu’ils ne paraî­traient pas plus dés­espérés. Je m’é­tonne puis je ne m’é­tonne plus: me voici au dia­pa­son, le moral en berne. La faute au spec­ta­cle: il est dés­espérant. Je pro­pose de pren­dre un taxi, de regag­n­er l’hô­tel de mon­ter en voiture et de fil­er. Regarde ailleurs! Fait Gala. Je veux bien, mais où? En dépli­ant la carte prise à la récep­tion de l’hô­tel, nous trou­vons enfin un Bier­garten, le Zeughof. Adossé à un bâti­ment baroque qui fait école de musique. Heureuse­ment qu’il y a ces enfants qui passent avec des vio­lons sur le dos, car même la bière peine à étein­dre la vision de cauchemar qu’of­fre ce cen­tre-ville bradé aux pop­u­la­tions abru­ties du tiers-monde.

Ravensburg

En BMW sur les rives du lac de Con­stance. Les verg­ers plient sous le poids de pommes, les ceris­es sont odor­antes, la nature verte, jaune et riche, proche de la per­fec­tion; ain­si des vil­lages: ancrées sur les ter­rains gras, de solides maisons de maîtres et des granges sur pierre, dans les vil­lages, sous de robustes sap­ins, des séries de façades en colom­bages . Ordre, beauté, sérieux. Sous cet aspect, l’Alle­magne paraît éter­nelle. Alle­magne-là au moins. En fin d’après-midi nous entrons dans Ravens­burg. Cité médié­vale flan­quée de tours de guet. L’hô­tel est au pied de l’Ober­ertur. De notre cham­bre, nous apercevons le mur d’en­ceinte. Dans la rue, Gala arrête un pein­tre à barbe. Il nous recom­mande un restau­rant de vian­des. Même décor de con­te clas­sique. Buf­fets de sapin, pla­fon­nier à cais­sons, tables de mille kilos, nap­per­ons ouvragés, ce luxe paysan qu’ap­pré­cie la bour­geoisie nou­velle (je la com­prends — l’u­nivers des meubles en pous­sière coag­ulée, des tabourets de plas­tique et du fer blanc chi­nois me déprime). La bière est déli­cieuse: pro­fonde, tiède, hou­blon­née, et servie en ver­res d’un litre.
Le lende­main, après le petit-déje­uner, nous tombons en plein marché du same­di. Quelques pas dans les ruelles pavées que coupe et recoupe l’eau d’un canal et aus­sitôt j’ai l’im­pres­sion que je vais crois­er Nar­cisse et Gold­mund, les com­pagnons du roman moral de Her­mann Hesse. Mais c’est encore mieux: par­mi les stands d’ar­tichauts sur tige, de gro­seilles, de fram­bois­es et de fro­mages, un vieil­lard en bretelles vend des cuil­lères de bois sculp­tées au canif, des chaus­sons de bébé tri­cotés main et des bas de laine fait mai­son. Prix unique: 1 euro. J’achète un cuil­lère. Sur la place, leur marché fait, les cou­ples déposent leur cabas débor­dant de vict­uailles et man­gent des viennes et de la salade de choux. Midi son­nant, nous faisons de même, mais faute de sec­tion­ner avec la maîtrise voulue les mots à ral­longe peints à la craie sur les ardois­es de menu nous pas­sons une com­mande aber­rante, et nous voici à la tête de six sauciss­es blanch­es nageant dans des bols d’eau chaude, de trois pots de moutarde douce et de deux flûtes de bière aqueuse.

Populaires

Repérage des cadres posés sur les armoires élec­triques de la ville de Fri­bourg. La pluie est bat­tante, je porte vingt kilos d’af­fich­es. Le temps de les dépos­er dans le kiosque de la rue du Jura, je suis détrem­pé. Je décroche un ciré jaune acheté autre­fois à l’arse­nal mil­i­taire de Morges. Comme cha­cun sait, les mariniers por­tent en out­re des pan­talons; à défaut le vête­ment rabat les eaux avec plus d’ef­fi­cac­ité qu’un bec de rigole. A midi tapante, j’en­tre ruis­se­lant dans la Pizze­ria La Ter­raza. Le Pris­on­nier en sort. Sa notion des cir­cuits, des influ­ences et des réseaux est par­faite: je n’ai pas échangé un mot avec lui depuis Noël, mais il savait que je paraî­trai ce jour. La vraie ques­tion est: com­ment fait-il pour sor­tir au moment pré­cis où j’en­tre?
- Je t’at­tendais, dit-il.
De fait, nous venons de nous bous­culer dans le vestibule. Pour couper à l’apéri­tif, je fais val­oir que je dois dis­cuter avec mon rem­plaçant au poste d’af­fichage. Le Pris­on­nier insiste. Je lui donne ren­dez-vous plus tard. Au gérant turc, je demande une table dis­crète.
- Nous devons par­ler affaires.
Il s’ag­it d’éviter le promis­cuité (agréable en Espagne car dans les mœurs, gênante en Suisse). La som­melière m’in­stalle entre deux bib­lio­thèque Ikea. Dans les étagères, des livres pris à la déchet­terie, une bouteille de vin, une plante arti­fi­cielle. Au menu, une entrée de riz en salade, en plat prin­ci­pal des pâtes. C. est en retard. Il sur­git un quart d’heure plus tard, raide, empes­tant le cig­a­re, tout de noir habil­lé. Les cheveux ont repoussé. En avril, il avait la boule à zéro. La pre­mière fois de sa vie, avait-il expliqué. Une erreur. Au moment de remon­ter avec la ton­deuse de la nuque vers le haut du crâne, le peigne est tombé.
- Je me suis fait une piste de ski. Il a fal­lu har­monis­er.
Nous dis­cu­tons tra­vail. Je n’ai qu’un but, m’as­sur­er que tout va bien afin de me dégager de toute oblig­a­tion. C’est à ce prix que je peux me tenir éloigné du ter­rain et pour­suiv­re la rédac­tion de l’es­sai. C. par­le de son autre méti­er, imprimeur: de ses chefs, malveil­lants, fous, colériques: de sa fatigue, vis­i­ble. Il prend le train le lende­main pour Stras­bourg où il passe les seules vacances de l’an­née. Le repas fini, nous retournons sous la pluie. Le Pris­on­nier nous rejoint au café Pop­u­laire. Il évoque ses femmes. Nous faisons le compte. Y en aurait-il une de plus que d’habi­tude? Oui, et tra­vailleuse. Il se frotte les mains. “La journée, elle est au bureau. Le mois prochain, nous  par­tons en vacances en Patag­o­nie. Voy­age d’aven­ture. Tous frais payés.” Cepen­dant, la serveuse demande ce que nous voulons boire et le voici, fidèle à lui-même, partageant des clins d’œil, plaçant des blagues, définis­sant un ter­ri­toire psy­chologique. Soudain, je saute de ma chaise. Dans la rue, je rat­trape Hen­ry Daley, le marc­hand de biens. Cos­tume gris, imper­méable beige, para­pluie fin. Après l’embrassade et le mémoire de mes par­ages, il me demande si je cherche tou­jours un apparte­ment à Fri­bourg.
- Je viens d’en faire vis­iter un, juste là.
Le geste indique la rue Saint-Michel.
- Avec un superbe jardin de 1200 m²…
Peut-il pré­cis­er?
- Oh, c’est très joli, mais tout est à refaire. Le pro­prié­taire en veut deux mil­lions et demi.
A peine revenu à la table, je me relève. Gilles vient de pass­er devant le café.
- Gilles!
Le prénom­mé pour­suit son chemin. Je me répète. En vain. Je le hèle:
- Oh!
Il avait bien enten­du et, me recon­nais­sant, s’ex­clame:
- Je m’ap­pelle Jean.
Ma faute. Jamais je n’ai su son nom. D’ailleurs, c’est à peine si je sais qui est ce Jean. Je l’ai ren­con­tré dans une cave à livres. Mon­té sur une échelle, il rangeait des vol­umes de lit­téra­ture sur une étagère. Je l’ai revu au restau­rant uni­ver­si­taire, puis à la bib­lio­thèque. Fin décem­bre, avant mon départ pour l’Asie, il a assisté à la présen­ta­tion d’E­cri­t­ure. Bière. Com­bat. C’est un homme affa­ble, plein de car­ac­tère, mais apeuré. L’un de ses amis m’a dit un jour “tu as enten­du par­ler de ses prob­lèmes?” sans rien m’en dire. Pour l’in­stant, nous buvons de grandes can­nettes de bière fri­bour­geoise puis de la bit­ter anglaise. Le Pris­on­nier par­le argent, C. par­le tra­vail, Jean écoute. Comme nous dis­cu­tons de la présence mas­sive des immi­grés dans Fri­bourg et que j’assène mon fait, Jean s’écrie:
- Et tu vas pub­li­er ça? Mais jamais plus aucun édi­teur ne te pren­dra une man­u­scrit!
Riant aux éclats:
- Je sais.
- Moi, dit-il, je crois qu’il faut leur don­ner leur chance.
- Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne l’ont pas saisie!
Et de renchérir sur mon pro­pos. Jean éber­lué demande des pré­ci­sions. Il hésite à se lever, à par­tir. Il se rassied quand je cite Guy Debord, Mar­cuse et Adorno. Il est à nou­veau sur le départ quand je par­le de Pegi­da, de Smidt et du bloc iden­ti­taire. Selon son habi­tude, C. par­le des Romain et des Égyp­tiens. La mon­di­al­i­sa­tion a tou­jours existé. Tel est son cre­do. Jean, l’air effrayé chaque fois que je fais une phrase, se tourne vers la salle, pour juger de son pos­si­ble impact, comme si une police de la pen­sée allait sur­gir et me coller au mur. L’heure passe. C. ivre de bière annone. Le pris­on­nier salue. Il doit regag­n­er l’ap­parte­ment: c’est l’heure où sa femme ren­tre du bureau et il s’ag­it de lui faire l’amour. Jean saisit l’oc­ca­sion: per­plexe, il me tend la main et me regarde fix­e­ment, comme si j’al­lais être enlevé à la sor­tie du café Pop­u­laire. Nous rejoignons en titubant la gare où C. accueille son amie: il leur reste à pré­par­er les valises. 

Idoles chrétiennes

Comme je déje­une sur un banc du jardin des Bas­tions de Genève, j’as­siste à cette scène. Un homme de quar­ante ans vêtu avec élé­gance, un livre sous le bras, s’age­nouille devant le mur des Réfor­ma­teurs. A moins qu’il s’agisse d’un dadaïste, nous ne sommes pas sor­tis d’auberge.

Passage des seuils 3

A Lau­sanne, dans l’ar­rière-bou­tique, j’ai retrou­vé mon lit. Il m’a sem­blé que toutes sortes de per­son­nes avaient dor­mi dans mon lit. Il était sale. Il y a une machine, mais elle appar­tient à l’im­meu­ble. L’im­meu­ble appar­tient aux gens de l’im­meu­ble et comme j’ap­par­tiens moins à l’im­meu­ble que les autres gens, j’ai un droit sec­ondaire sur l’usage de la machine. Ce qu’une névrosée à chien s’est d’ailleurs plu à me faire remar­quer en avril alors que je lavais deux chaus­settes, allant jusqu’à dili­gen­ter une plainte auprès de la régie, laque­lle à dépêch­er un jeune loup en cra­vate rose qui m’ayant trou­vé ivre mais non sans esprit à dû admet­tre que: “oui, nous savons elle est folle!”.
Bref, je n’é­tais pas ravi de me retrou­ver au boule­vard de Grancy qu’il con­viendrait d’ap­pel­er Boule­vard de la mon­di­al­i­sa­tion (Mon­frère, moins lyrique, dit “rue de la merde”) et mon lit était sale. J’ai remué quelques livres, con­sulté mes mes­sages, je suis passé devant la vit­rine avec la plus grande dis­cré­tion, pour ne pas être vu mais surtout pour ne pas voir ce qui se pas­sait au dehors et, en atten­dant de me ren­dre à mon ren­dez-vous de dix-neuf heures, j’ai médité quelque dia­tribe rel­e­vant de la suite inti­t­ulée Pour le bom­barde­ment de la ville de Lau­sanne. Le choc vécu dans le train au départ de Genève, par exem­ple. Je monte à bord. Les pas­sagers télé­pho­nent. Ceux qui ne télé­pho­nent pas, jouent sur des télé­phones. Les autres, écoutent de la musique sur leurs télé­phones. Ceux dont le télé­phone est sur le côté, tra­vail­lent sur des ordi­na­teurs porta­bles. Un dame lit. J’é­coute les con­ver­sa­tions. Toutes par­lent de tra­vail. Pro­jet… CVs… “Est-ce que d’après toi nous avons une bonne stratégie de groupe”. Epatant! J’ai dû me tromper de porte: je suis dans un bureau! Mais pour pren­dre une not­er comme celle-ci, il faut quelques min­utes et je n’aime pas être en retard.
Je déver­rouille la porte du mag­a­sin, je ver­rouille der­rière moi (le nez au-dessus de la bouche d’aéra­tion dans laque­lle est coincée un chat mort). Quinze sec­on­des plus tard, je suis sur la ter­rasse du Tor­tillard. Un salon de thé qui évoque l’asile (ce qui me fait penser qu’à Fri­bourg j’ai vu cette autre chose épatante: un femme qui vient de manger un plat du jour tire dis­crète­ment une bouteille d’eau de son sac à main et rem­plit le verre du restau­rant en épi­ant les allées et venues du garçon). Le Tor­tillard, dis­ais-je. La patronne est blanche comme neige. Un air de fan­tôme. Sa robe ressem­ble à une jalousie. Vaporeuse et inquiète, elle trot­tine. Je porte du noir. Dès que j’ar­rive en Suisse, je me change: pan­talons de chantier noirs, T‑shirt noir, cas­quette noire, et quelque out­ils dans les poches, pour le cas où la réal­ité deviendrait glis­sante, ou noire. Je com­mande une chope. Un quart d’heure passe. Autour de moi, trois Français à la con­quête du cap­i­tal­isme: ils par­lent de tra­vail. Deux Améri­cains, ils tra­vail­lent des courbes sur des ordi­na­teurs porta­bles. Des Ital­i­ennes, elles pren­nent des notes pour un pro­jet d’é­cole de danse. Mon télé­phone sonne.  C’est M. Il est en retard. Blo­qué à la hau­teur de Rolle. Il revient de la réu­nion inter­na­tionale des iden­ti­taires. La ter­rasse se rem­plit. Un cou­ple d’Africains. Deux ado­les­cents blonds et car­rés façon avant-garde mor­mone de l’U­tah. Ils deman­dent en anglais à la patronne si elle par­le anglais. M. arrive enfin. Nous par­lons de l’évo­lu­tion des médias indépen­dants et du con­trôle de l’in­ter­net. A vingt-deux heures, il a faim. Rien avalé depuis qu’il a quit­té le château où se tenait sa réu­nion, à huit cent kilo­mètres du Boule­vard de la Mon­di­al­i­sa­tion. Il tente le Café de l’Eu­rope, repris par des Français qui font des roestis. Fer­mé. Un pizze­ria. Chais­es sur les tables. L’an­ci­enne brasserie du quarti­er, avenue Fraisse. Gérée par des Turcs. Le patron, jambes écartées, chemise ouverte, gras comme un poulet de rôtis­serie.
- Vous faites encore à manger? S’en­quiert M.
Pour toute réponse, un bruit de bouche.
- Et on peut manger dans votre quarti­er?
Le Turc fait un bor­bo­rygme.
L’én­er­gumène dans son sabir: mac­ch­don­alsss. M. par provo­ca­tion:
- Qu’est-ce que c’est?
L’autre, fâché de devoir se recaler sur sa chaise pour plac­er le gosier à la ver­ti­cale.
- Ham­burg­ers.
Mais dans l’im­mé­di­at, ce qui me fâche, c’est de ne pas trou­ver de bière. Eh bien qu’il soit dit, nous n’en trou­verons pas. A quand un cou­vre-feu? Pour ce qui est de la nour­ri­t­ure, il y a le pas­sage souter­rain de la gare. Suc­cur­sale du cauchemar cli­ma­tisé. M. achète un sac de nour­ri­t­ure indus­trielle. Seules les éti­quettes ont de l’in­térêt: ceux qui les conçoivent ont du génie! “Shawar­ma de poulet basquaise au gua­camole avec oignons vio­lets”, et autres pol­lu­tions dont sont friands les habi­tants de la rue de la merde. 

Passage des seuils 2

Avenue Louis-Casaï, il y a un restau­rant ital­ien tenu par des Ital­iens. Je n’aime pas les restau­rants ital­iens. Ado­les­cent, quand j’é­tais élève de l’é­cole de com­merce de Lau­sanne, les cama­rades organ­i­saient à la fin de l’an­née un repas à La Non­na. Pour s’é­pa­ter eux-mêmes, ils réfléchis­saient pen­dant des jours au choix d’un restau­rant. Cha­cun y allait de sa propo­si­tion. Puis, l’af­faire trou­vait sa con­clu­sion: ce serait La Non­na. Les années précé­dentes, j’é­tais élève du Berelvédère; il en allait de même: pizze­ria La Non­na. De sorte que je me gavais de corn-flakes avant l’heure du ren­dez-vous. Sur place, je com­mandais des can­nettes de bière. Je n’ai pas changé: quand se forme en moi l’im­age d’un restau­rant ital­ien, je songe. “il n’y aura rien à manger, je com­man­derai des canettes”. Mais pour ce qui est de ce restau­rant ital­ien de l’av­enue Casaï, j’y suis allé la pre­mière fois après que Gala et moi ayons man­qué notre vol pour Kuala Lumpur. J’imag­ine que le fait d’avoir per­du Fr. 2500.- m’avait don­né faim. Bref, arrivé furieux, j’é­tais repar­ti con­tent. Par­ti­c­ulière­ment de voir que ce restau­rant ital­ien n’é­tait pas tenu par de faux Ital­iens qui avaient appris à pass­er la com­mande en ital­ien, des transfuges serbes ou des Turcs, mais par d’au­then­tiques Ital­iens qui pas­saient la com­mande en français et par­laient l’i­tal­ien en cui­sine. Et puis j’avais mes deux enfants avec moi, bien con­tent de les retrou­ver, beaux, gran­dis, joyeux. Ils avaient faim. J’ai cher­ché un pont pour tra­vers­er l’au­toroute. Luv se sou­ve­nait d’avoir dor­mi, à la veille d’un départ pour Mala­ga où nous cou­ri­ons le marathon avec Mon­frère, dans cet hôtel affreux, le Nash. Nous avions emprun­té pour rejoin­dre le restau­rant ital­ien un sys­tème de cours intérieures. Je fis val­oir que le pont menait directe­ment au restau­rant. Sous le pont, Aplo remar­qua un écureuil. Peu après, nous pre­nions place sur le ter­rasse. Il était 11h30. Le serveur à crâne d’œuf — il ressem­ble à un Spoke de Star Trek dont on aurait passé la boule au papi­er de verre avant de la cir­er — nous a dit cette chose étrange:
- Met­tez-vous à l’abri, il va pleu­voir! Tenez, là table, là, sous l’au­vent. Oui, comme vous êtes les pre­miers, je garde la pluie pour les suiv­ants.
Luv a com­mandé un Sprite (depuis qua­tre ans, sa réponse à la ques­tion “que veux-tu boire Luv?”, où que nous soyons dans le monde et quelle que soit le nom­bre de deman­des par jour, est “un Sprite”), Aplo un Coca-Cola, j’ai pris une can­nette. Et puis nous avons com­mandé de la cui­sine ital­i­enne. Cette damnée cui­sine ital­i­enne! Com­ment explique-t-on ce para­doxe? En Suisse — du moins avant l’in­va­sion des Turcs et de leur pains de viande con­gelée à la graisse — il n’y avait que des restau­rants ital­iens et aucun ne ser­vait de la cui­sine ital­i­enne. Enfin, on ne va pas me dire que la cui­sine ital­i­enne ne compte que des piz­zas et de spaghet­tis tout de même? Luv a pris une piz­za. Aplo et moi avons pris des spaghet­tis. Théorique­ment, il eut fal­lu trois can­nettes pour faire pass­er les spaghet­tis. J’en suis resté à deux et j’ai repoussé l’assi­ette. Le serveur de sci­ence-fic­tion a demandé: “je peux vous offrir un limon­cel­lo?”
- Pas pour moi, don­nez-en un à mon fils!
Le serveur est par­ti. Il n’est pas revenu. Il a cru que je plaisan­tais. J’ai fait apporté le limon­cel­lo. Aplo l’a bu. Puis l’ad­di­tion: sidérante. Mais le serveur avait rai­son: il a plu sur les autres mangeurs, des Français qui se pre­naient pour des patrons. D’ailleurs, il pleu­vait tou­jours quand nous avons pris la direc­tion de la gare Cor­navin. J’ai chargé la valise molle (un mod­èle ambigu acheté à Munich pour Gala) sur le dos et nous  sommes par­tis à pied de long de l’av­enue Louis-Casaï.
- On va pas marcher! A fait Luv.
Je n’ai pas répon­du.
- On va marcher? A fait Aplo.
Je n’ai pas répon­du. Puis, comme si je n’avais rien enten­du:
- Bon, allons‑y! C’est tout droit, on va à pied.
Mais à la hau­teur du car­refour du Bouchet, le pluie a redou­blé de force. Il a fal­lu s’abrit­er devant une boulan­gerie. De l’in­térieur, la vendeuse nous regar­dait d’un air offusqué. Allions-nous vrai­ment nous servir de son store comme abri sans acheter quelque chose? Même une chose pas chère: un pain ou un bal­lon? C’est alors que nous avons appris qu’Olof­so mon­tait dans le train à Satigny et serait à Cor­navin douze min­utes plus tard. Les enfants m’ont regardé. J’ai regardé le ciel. Un tram est passé. Aplo s’est pré­cip­ité.
- Hé, ais-je  dit, pas de pré­cip­i­ta­tion!
Cepen­dant, nous avions tra­ver­sé la route et le tram était tou­jours à quai. Aplo main­te­nait la porte ouverte en appuyant sur le bou­ton de com­mande. 
- Laisse-le par­tir Aplo, je n’ai pas de bil­let!
- Mais tu t’en fich­es, il n’y a pas de con­trôle!
- Non, moi je prends un bil­let.
Mon fils n’en reve­nait pas. La porte s’est refer­mée. Le tram est par­ti. Nous avions man­qué le tram. Aplo était penaud:
- Mais pourquoi tu prends un bil­let?
- Parce que je ne prends jamais le tram.
Cela com­mençait à l’in­téress­er.
- Si je me fais attrap­er la fois où je le prends, ce n’est pas rentable.
En fin de compte, ma fille m’a offert un bil­let et nous sommes mon­tés dans le tram. Au car­refour de la Servette, Luv a fait allu­sion au Mac­Don­ald’s. J’ai mon­tré la façade grise du bâti­ment. Un pan de mur de vingt mètres car­rés ori­en­té Nord.
- Il y avait là un énorme signe Mac­Don­ald’s. Nous l’avons détru­it une pre­mière fois. La com­pag­nie l’a rem­placé. Nous l’avons détru­it une sec­onde fois. La com­pag­nie l’a rem­placé. Jusqu’à douze fois. Main­tenant, il n’y a plus de signe. Qu ça vous serve de leçon, il faut per­sévér­er dans la vie. 

Passage des seuils

Il y a vingt ans, un ami de Lau­sanne m’a emmené ski­er en France. Un homme prévoy­ant, organ­isé, son méti­er résume son car­ac­tère: il est directeur d’é­cole. Il chauffe la voiture, nous quit­tons la ville. Lorsque nous grim­pons la route en lacets qui mène à la sta­tion, il fait encore nuit. Sen­ti­ment glo­rieux d’ar­riv­er les pre­miers: sur le park­ing, la croûte de glace est aus­si dure que le béton, au guichet les vit­res sont car­ton­nées de givre. Nos cartes jour­nal­ières en poche, les skis sur l’é­paule, nous grim­pons un talus. Dans la pénom­bre bleue, un bruit cadencé, le remonte-pente. Et là, stu­peur. Vingt per­son­nes dis­tribuées qua­tre par qua­tre. Des por­tiques coif­fés de gyrophares s’ou­vrent et se fer­ment. Les skieurs s’élan­cent, pati­nent, s’assem­blent sur une ligne et se tour­nent vers la rangée des sièges qui arrive à grande vitesse. Je me sou­viens d’avoir dit à mon ami: “ça, je ne peux pas faire!” Seule­ment, il avait affrété la voiture, con­duit, acheté les abon­nements. D’ailleurs, la journée s’an­nonçait radieuse.
Lun­di, quand j’ai pris l’avion en Espagne, mon sen­ti­ment n’é­tait pas très dif­férent: “zut, il faut ren­tr­er dans le rythme!” Donc trou­ver le créneau. A quelle heure est l’avion? Je cal­cule la marge. Avec des largess­es; on ne part pas le ven­tre vide, il faut net­toy­er la machine à café, faire le tour du pro­prié­taire. Pour l’An­dalousie, l’heure est indue: six heures cinquante. Et comme je ne sais pas lire les horaires, je rate le bus. Grand silence dans le ciel. Main­tenant que la pre­mière fournée d’ou­vri­ers est par­tie pour la ville, le vil­lage se ren­dort. Puis, un à un, sur­gis­sent d’autres matutin­aux: une grand-mère qui donne le bon­jour, un jeune à barbe qui apprend dans un livre surligné en flu­o­res­cent, des voireux por­tu­gais qui com­mentent la vic­toire de leur pays la veille à l’Eu­ro de foot­ball; un camion de la munic­i­pal­ité, les ramasse, le bus arrive. Assis à l’ar­rière, je me retourne sur le vil­lage. Drôle d’im­pres­sion: reste-t-il quelqu’un  au vil­lage après notre départ? Presque envie d’y retourn­er. Pour voir. Mais frap­per aux portes, déranger les dormeurs? Un instant, j’imag­ine notre bus vu du ciel. Une car­gai­son de volon­taires va pren­dre le rythme, il rejoint le dis­posi­tif. A l’ar­rêt, celui du port, tout le monde descend. Un peu comme s’ils n’al­laient pas au bout de leur idée. Je descends u ter­mi­nus et rejoins la gare des trains. Puis l’aéro­port et l’avion. Avant d’at­ter­rir, le cap­i­taine, une femme, nous annonce que “Genève est chargée”. Qu’il va fal­loir patien­ter un quart d’heure avant qu’elle ne nous propulse dans ce nou­veau dis­posi­tif. Le moment où je manque dire: “ça, je ne peux pas !”