Landsberg Am Lech est une petite ville spécialisée dans les promenades dominicales.
- Qu’êtes-vous allés faire à Landsberg? Demande notre propriétaire de Munich. Ah, je vois!
Ce qu’elle voit j’imagine, ce sont les eaux lisses du fleuve qui inondent un vaste bassin puis se déversent par une courte chute avant de poursuivre leur cours en crépitant sur un lit de cailloux. Penchés sur le muret qui ferme le quai, les visiteurs jouissent de ce spectacle. En amont, les soles immobile semblent peints, en aval ils dansent. Nous habitons l’hôtel Goggl. La porte de bois ogivale est surmontée d’un coq. Le réceptionniste a le même âge que l’établissement. Il est affable et nous renseigne dans un allemand incompréhensible. Gala est à la manœuvre. Elle fait répéter.
- A gauche, et encore à gauche.
C’est que nous avons notre grande voiture à garer et que la ville est petite. Je démarre et je constate qu’il n’y a rien à gauche. Si pourtant, une fontaine. Nous passons sous la porte Nord de la cité. Le parking municipal s’enfonce dans la colline. Trois niveaux souterrains. Cela me rappelle Guanajuato: cette merveille de l’architecture mexicaine. Une ville des hauts plateaux, dans la région de Silao: les routes d’accès sont en tunnel, le visiteur n’entre pas dans la ville, il émerge sur la place majeur par des escaliers de métal vissés en terre. D’ailleurs, le réceptionniste bavarois a mentionné un tunnel. J’en fais la remarque à Gala. Elle a entendu (depuis que je m’occupe pour l’essai de mettre de l’ordre dans une fourmilière de concepts, j’ai perdu l’envie de travailler la langue allemande comme je le faisais au cours des voyages précédents). Mai au lieu de descendre (le niveau inférieur du parking est plus haut que la ville qui elle même surplombe le fleuve), nous montons. Et nous voici au sommet d’une ruelle déserte, nos valises à la main. Le soir, dans une auberge adossée à une noria, nous mangeons des chanterelles. Le lendemain, le réceptionniste donne de nouvelles indications: “à droite, et encore à droite”. Nous prenons à gauche. Le tunnel est là qui conduit directement de l’hôtel dans les entrailles de la colline.
Mois : juillet 2016
Landsberg Am Lech
Patriotes
En route pour Landsberg Am Lech dimanche dernier, je manque une sortie et me gare sur un terrain vague le temps de retrouver ma direction. Déboule une voiture. Par la fenêtre, les passagers agitent des drapeaux turcs. Je ne sais pas qu’un coup d’Etat a eu lieu à Istambul dans la nuit et qu’il a été maté par les troupes loyales à Erdogan. Je cherche quelle victoire sportive ces gens peuvent bien célébrer. Maintenant que je sais, je ne décolère pas: comment peut-on imaginer composer dans nos démocraties avec des gens (plus de dix millions de Turcs en Allemagne) assez stupides pour entériner par réflexe patriotique une action de l’Etat simplement parce qu’elle ressort de l’Etat?
Augsburg
Heilige-Kreuz strasse, l’hôtel est complet. Nous logeons sous les toits, dans une chambre de lits simples où l’on verrait des étudiants manger sur le coin du bureau en préparant leurs examens. J’ai choisi Augsburg pour les mêmes motifs que Ravensburg, ce sont des villes anciennes, marquées par le catholicisme, pleines de couvents, de pavés, de ruelles, d’auberges, tout ce que détestent ces nouveaux réactionnaires, partisan d’un individualisme obsessionnel, pour qui l’histoire fait obstacle à l’expression, à la liberté, à la vie. Nous suivons la rue du tram pour gagner le centre ville. Tout d’abord, l’illusion l’emporte: impasse des Jésuites, congrégation du Sacré-coeur, maison Mozart. Mais ce qui se tient derrière les vitrines — le résultat de la tolérance? de la charité? — est moins réjouissant: pile de hamburgers, fumeries Tamoules, montagnes de frites congelées, Turcs en pyjamas, salons de jeux. Et sur la route: cortège de voitures frottées à la cire transportant des prolétaires en parade. Nous engageons les rues commerçantes. Alors, le cauchemar se matérialise: une population du tiers-monde, désorientée, déambulant derrière des téléphones portables. Où que je me tourne, même vision. Et les Allemands? Gala m’en désigne un. Puis un autre. Comme d’habitude:
- Alexandre, tu exagères!
Certes! Ce sont des Allemands. Mais quelle tête ils tirent! Se seraient-ils donné rendez-vous pour un suicide collectif qu’ils ne paraîtraient pas plus désespérés. Je m’étonne puis je ne m’étonne plus: me voici au diapason, le moral en berne. La faute au spectacle: il est désespérant. Je propose de prendre un taxi, de regagner l’hôtel de monter en voiture et de filer. Regarde ailleurs! Fait Gala. Je veux bien, mais où? En dépliant la carte prise à la réception de l’hôtel, nous trouvons enfin un Biergarten, le Zeughof. Adossé à un bâtiment baroque qui fait école de musique. Heureusement qu’il y a ces enfants qui passent avec des violons sur le dos, car même la bière peine à éteindre la vision de cauchemar qu’offre ce centre-ville bradé aux populations abruties du tiers-monde.
Ravensburg
En BMW sur les rives du lac de Constance. Les vergers plient sous le poids de pommes, les cerises sont odorantes, la nature verte, jaune et riche, proche de la perfection; ainsi des villages: ancrées sur les terrains gras, de solides maisons de maîtres et des granges sur pierre, dans les villages, sous de robustes sapins, des séries de façades en colombages . Ordre, beauté, sérieux. Sous cet aspect, l’Allemagne paraît éternelle. Allemagne-là au moins. En fin d’après-midi nous entrons dans Ravensburg. Cité médiévale flanquée de tours de guet. L’hôtel est au pied de l’Oberertur. De notre chambre, nous apercevons le mur d’enceinte. Dans la rue, Gala arrête un peintre à barbe. Il nous recommande un restaurant de viandes. Même décor de conte classique. Buffets de sapin, plafonnier à caissons, tables de mille kilos, napperons ouvragés, ce luxe paysan qu’apprécie la bourgeoisie nouvelle (je la comprends — l’univers des meubles en poussière coagulée, des tabourets de plastique et du fer blanc chinois me déprime). La bière est délicieuse: profonde, tiède, houblonnée, et servie en verres d’un litre.
Le lendemain, après le petit-déjeuner, nous tombons en plein marché du samedi. Quelques pas dans les ruelles pavées que coupe et recoupe l’eau d’un canal et aussitôt j’ai l’impression que je vais croiser Narcisse et Goldmund, les compagnons du roman moral de Hermann Hesse. Mais c’est encore mieux: parmi les stands d’artichauts sur tige, de groseilles, de framboises et de fromages, un vieillard en bretelles vend des cuillères de bois sculptées au canif, des chaussons de bébé tricotés main et des bas de laine fait maison. Prix unique: 1 euro. J’achète un cuillère. Sur la place, leur marché fait, les couples déposent leur cabas débordant de victuailles et mangent des viennes et de la salade de choux. Midi sonnant, nous faisons de même, mais faute de sectionner avec la maîtrise voulue les mots à rallonge peints à la craie sur les ardoises de menu nous passons une commande aberrante, et nous voici à la tête de six saucisses blanches nageant dans des bols d’eau chaude, de trois pots de moutarde douce et de deux flûtes de bière aqueuse.
Populaires
Repérage des cadres posés sur les armoires électriques de la ville de Fribourg. La pluie est battante, je porte vingt kilos d’affiches. Le temps de les déposer dans le kiosque de la rue du Jura, je suis détrempé. Je décroche un ciré jaune acheté autrefois à l’arsenal militaire de Morges. Comme chacun sait, les mariniers portent en outre des pantalons; à défaut le vêtement rabat les eaux avec plus d’efficacité qu’un bec de rigole. A midi tapante, j’entre ruisselant dans la Pizzeria La Terraza. Le Prisonnier en sort. Sa notion des circuits, des influences et des réseaux est parfaite: je n’ai pas échangé un mot avec lui depuis Noël, mais il savait que je paraîtrai ce jour. La vraie question est: comment fait-il pour sortir au moment précis où j’entre?
- Je t’attendais, dit-il.
De fait, nous venons de nous bousculer dans le vestibule. Pour couper à l’apéritif, je fais valoir que je dois discuter avec mon remplaçant au poste d’affichage. Le Prisonnier insiste. Je lui donne rendez-vous plus tard. Au gérant turc, je demande une table discrète.
- Nous devons parler affaires.
Il s’agit d’éviter le promiscuité (agréable en Espagne car dans les mœurs, gênante en Suisse). La sommelière m’installe entre deux bibliothèque Ikea. Dans les étagères, des livres pris à la déchetterie, une bouteille de vin, une plante artificielle. Au menu, une entrée de riz en salade, en plat principal des pâtes. C. est en retard. Il surgit un quart d’heure plus tard, raide, empestant le cigare, tout de noir habillé. Les cheveux ont repoussé. En avril, il avait la boule à zéro. La première fois de sa vie, avait-il expliqué. Une erreur. Au moment de remonter avec la tondeuse de la nuque vers le haut du crâne, le peigne est tombé.
- Je me suis fait une piste de ski. Il a fallu harmoniser.
Nous discutons travail. Je n’ai qu’un but, m’assurer que tout va bien afin de me dégager de toute obligation. C’est à ce prix que je peux me tenir éloigné du terrain et poursuivre la rédaction de l’essai. C. parle de son autre métier, imprimeur: de ses chefs, malveillants, fous, colériques: de sa fatigue, visible. Il prend le train le lendemain pour Strasbourg où il passe les seules vacances de l’année. Le repas fini, nous retournons sous la pluie. Le Prisonnier nous rejoint au café Populaire. Il évoque ses femmes. Nous faisons le compte. Y en aurait-il une de plus que d’habitude? Oui, et travailleuse. Il se frotte les mains. “La journée, elle est au bureau. Le mois prochain, nous partons en vacances en Patagonie. Voyage d’aventure. Tous frais payés.” Cependant, la serveuse demande ce que nous voulons boire et le voici, fidèle à lui-même, partageant des clins d’œil, plaçant des blagues, définissant un territoire psychologique. Soudain, je saute de ma chaise. Dans la rue, je rattrape Henry Daley, le marchand de biens. Costume gris, imperméable beige, parapluie fin. Après l’embrassade et le mémoire de mes parages, il me demande si je cherche toujours un appartement à Fribourg.
- Je viens d’en faire visiter un, juste là.
Le geste indique la rue Saint-Michel.
- Avec un superbe jardin de 1200 m²…
Peut-il préciser?
- Oh, c’est très joli, mais tout est à refaire. Le propriétaire en veut deux millions et demi.
A peine revenu à la table, je me relève. Gilles vient de passer devant le café.
- Gilles!
Le prénommé poursuit son chemin. Je me répète. En vain. Je le hèle:
- Oh!
Il avait bien entendu et, me reconnaissant, s’exclame:
- Je m’appelle Jean.
Ma faute. Jamais je n’ai su son nom. D’ailleurs, c’est à peine si je sais qui est ce Jean. Je l’ai rencontré dans une cave à livres. Monté sur une échelle, il rangeait des volumes de littérature sur une étagère. Je l’ai revu au restaurant universitaire, puis à la bibliothèque. Fin décembre, avant mon départ pour l’Asie, il a assisté à la présentation d’Ecriture. Bière. Combat. C’est un homme affable, plein de caractère, mais apeuré. L’un de ses amis m’a dit un jour “tu as entendu parler de ses problèmes?” sans rien m’en dire. Pour l’instant, nous buvons de grandes cannettes de bière fribourgeoise puis de la bitter anglaise. Le Prisonnier parle argent, C. parle travail, Jean écoute. Comme nous discutons de la présence massive des immigrés dans Fribourg et que j’assène mon fait, Jean s’écrie:
- Et tu vas publier ça? Mais jamais plus aucun éditeur ne te prendra une manuscrit!
Riant aux éclats:
- Je sais.
- Moi, dit-il, je crois qu’il faut leur donner leur chance.
- Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne l’ont pas saisie!
Et de renchérir sur mon propos. Jean éberlué demande des précisions. Il hésite à se lever, à partir. Il se rassied quand je cite Guy Debord, Marcuse et Adorno. Il est à nouveau sur le départ quand je parle de Pegida, de Smidt et du bloc identitaire. Selon son habitude, C. parle des Romain et des Égyptiens. La mondialisation a toujours existé. Tel est son credo. Jean, l’air effrayé chaque fois que je fais une phrase, se tourne vers la salle, pour juger de son possible impact, comme si une police de la pensée allait surgir et me coller au mur. L’heure passe. C. ivre de bière annone. Le prisonnier salue. Il doit regagner l’appartement: c’est l’heure où sa femme rentre du bureau et il s’agit de lui faire l’amour. Jean saisit l’occasion: perplexe, il me tend la main et me regarde fixement, comme si j’allais être enlevé à la sortie du café Populaire. Nous rejoignons en titubant la gare où C. accueille son amie: il leur reste à préparer les valises.
Passage des seuils 3
A Lausanne, dans l’arrière-boutique, j’ai retrouvé mon lit. Il m’a semblé que toutes sortes de personnes avaient dormi dans mon lit. Il était sale. Il y a une machine, mais elle appartient à l’immeuble. L’immeuble appartient aux gens de l’immeuble et comme j’appartiens moins à l’immeuble que les autres gens, j’ai un droit secondaire sur l’usage de la machine. Ce qu’une névrosée à chien s’est d’ailleurs plu à me faire remarquer en avril alors que je lavais deux chaussettes, allant jusqu’à diligenter une plainte auprès de la régie, laquelle à dépêcher un jeune loup en cravate rose qui m’ayant trouvé ivre mais non sans esprit à dû admettre que: “oui, nous savons elle est folle!”.
Bref, je n’étais pas ravi de me retrouver au boulevard de Grancy qu’il conviendrait d’appeler Boulevard de la mondialisation (Monfrère, moins lyrique, dit “rue de la merde”) et mon lit était sale. J’ai remué quelques livres, consulté mes messages, je suis passé devant la vitrine avec la plus grande discrétion, pour ne pas être vu mais surtout pour ne pas voir ce qui se passait au dehors et, en attendant de me rendre à mon rendez-vous de dix-neuf heures, j’ai médité quelque diatribe relevant de la suite intitulée Pour le bombardement de la ville de Lausanne. Le choc vécu dans le train au départ de Genève, par exemple. Je monte à bord. Les passagers téléphonent. Ceux qui ne téléphonent pas, jouent sur des téléphones. Les autres, écoutent de la musique sur leurs téléphones. Ceux dont le téléphone est sur le côté, travaillent sur des ordinateurs portables. Un dame lit. J’écoute les conversations. Toutes parlent de travail. Projet… CVs… “Est-ce que d’après toi nous avons une bonne stratégie de groupe”. Epatant! J’ai dû me tromper de porte: je suis dans un bureau! Mais pour prendre une noter comme celle-ci, il faut quelques minutes et je n’aime pas être en retard.
Je déverrouille la porte du magasin, je verrouille derrière moi (le nez au-dessus de la bouche d’aération dans laquelle est coincée un chat mort). Quinze secondes plus tard, je suis sur la terrasse du Tortillard. Un salon de thé qui évoque l’asile (ce qui me fait penser qu’à Fribourg j’ai vu cette autre chose épatante: un femme qui vient de manger un plat du jour tire discrètement une bouteille d’eau de son sac à main et remplit le verre du restaurant en épiant les allées et venues du garçon). Le Tortillard, disais-je. La patronne est blanche comme neige. Un air de fantôme. Sa robe ressemble à une jalousie. Vaporeuse et inquiète, elle trottine. Je porte du noir. Dès que j’arrive en Suisse, je me change: pantalons de chantier noirs, T‑shirt noir, casquette noire, et quelque outils dans les poches, pour le cas où la réalité deviendrait glissante, ou noire. Je commande une chope. Un quart d’heure passe. Autour de moi, trois Français à la conquête du capitalisme: ils parlent de travail. Deux Américains, ils travaillent des courbes sur des ordinateurs portables. Des Italiennes, elles prennent des notes pour un projet d’école de danse. Mon téléphone sonne. C’est M. Il est en retard. Bloqué à la hauteur de Rolle. Il revient de la réunion internationale des identitaires. La terrasse se remplit. Un couple d’Africains. Deux adolescents blonds et carrés façon avant-garde mormone de l’Utah. Ils demandent en anglais à la patronne si elle parle anglais. M. arrive enfin. Nous parlons de l’évolution des médias indépendants et du contrôle de l’internet. A vingt-deux heures, il a faim. Rien avalé depuis qu’il a quitté le château où se tenait sa réunion, à huit cent kilomètres du Boulevard de la Mondialisation. Il tente le Café de l’Europe, repris par des Français qui font des roestis. Fermé. Un pizzeria. Chaises sur les tables. L’ancienne brasserie du quartier, avenue Fraisse. Gérée par des Turcs. Le patron, jambes écartées, chemise ouverte, gras comme un poulet de rôtisserie.
- Vous faites encore à manger? S’enquiert M.
Pour toute réponse, un bruit de bouche.
- Et on peut manger dans votre quartier?
Le Turc fait un borborygme.
L’énergumène dans son sabir: macchdonalsss. M. par provocation:
- Qu’est-ce que c’est?
L’autre, fâché de devoir se recaler sur sa chaise pour placer le gosier à la verticale.
- Hamburgers.
Mais dans l’immédiat, ce qui me fâche, c’est de ne pas trouver de bière. Eh bien qu’il soit dit, nous n’en trouverons pas. A quand un couvre-feu? Pour ce qui est de la nourriture, il y a le passage souterrain de la gare. Succursale du cauchemar climatisé. M. achète un sac de nourriture industrielle. Seules les étiquettes ont de l’intérêt: ceux qui les conçoivent ont du génie! “Shawarma de poulet basquaise au guacamole avec oignons violets”, et autres pollutions dont sont friands les habitants de la rue de la merde.
Passage des seuils 2
Avenue Louis-Casaï, il y a un restaurant italien tenu par des Italiens. Je n’aime pas les restaurants italiens. Adolescent, quand j’étais élève de l’école de commerce de Lausanne, les camarades organisaient à la fin de l’année un repas à La Nonna. Pour s’épater eux-mêmes, ils réfléchissaient pendant des jours au choix d’un restaurant. Chacun y allait de sa proposition. Puis, l’affaire trouvait sa conclusion: ce serait La Nonna. Les années précédentes, j’étais élève du Berelvédère; il en allait de même: pizzeria La Nonna. De sorte que je me gavais de corn-flakes avant l’heure du rendez-vous. Sur place, je commandais des cannettes de bière. Je n’ai pas changé: quand se forme en moi l’image d’un restaurant italien, je songe. “il n’y aura rien à manger, je commanderai des canettes”. Mais pour ce qui est de ce restaurant italien de l’avenue Casaï, j’y suis allé la première fois après que Gala et moi ayons manqué notre vol pour Kuala Lumpur. J’imagine que le fait d’avoir perdu Fr. 2500.- m’avait donné faim. Bref, arrivé furieux, j’étais reparti content. Particulièrement de voir que ce restaurant italien n’était pas tenu par de faux Italiens qui avaient appris à passer la commande en italien, des transfuges serbes ou des Turcs, mais par d’authentiques Italiens qui passaient la commande en français et parlaient l’italien en cuisine. Et puis j’avais mes deux enfants avec moi, bien content de les retrouver, beaux, grandis, joyeux. Ils avaient faim. J’ai cherché un pont pour traverser l’autoroute. Luv se souvenait d’avoir dormi, à la veille d’un départ pour Malaga où nous courions le marathon avec Monfrère, dans cet hôtel affreux, le Nash. Nous avions emprunté pour rejoindre le restaurant italien un système de cours intérieures. Je fis valoir que le pont menait directement au restaurant. Sous le pont, Aplo remarqua un écureuil. Peu après, nous prenions place sur le terrasse. Il était 11h30. Le serveur à crâne d’œuf — il ressemble à un Spoke de Star Trek dont on aurait passé la boule au papier de verre avant de la cirer — nous a dit cette chose étrange:
- Mettez-vous à l’abri, il va pleuvoir! Tenez, là table, là, sous l’auvent. Oui, comme vous êtes les premiers, je garde la pluie pour les suivants.
Luv a commandé un Sprite (depuis quatre ans, sa réponse à la question “que veux-tu boire Luv?”, où que nous soyons dans le monde et quelle que soit le nombre de demandes par jour, est “un Sprite”), Aplo un Coca-Cola, j’ai pris une cannette. Et puis nous avons commandé de la cuisine italienne. Cette damnée cuisine italienne! Comment explique-t-on ce paradoxe? En Suisse — du moins avant l’invasion des Turcs et de leur pains de viande congelée à la graisse — il n’y avait que des restaurants italiens et aucun ne servait de la cuisine italienne. Enfin, on ne va pas me dire que la cuisine italienne ne compte que des pizzas et de spaghettis tout de même? Luv a pris une pizza. Aplo et moi avons pris des spaghettis. Théoriquement, il eut fallu trois cannettes pour faire passer les spaghettis. J’en suis resté à deux et j’ai repoussé l’assiette. Le serveur de science-fiction a demandé: “je peux vous offrir un limoncello?”
- Pas pour moi, donnez-en un à mon fils!
Le serveur est parti. Il n’est pas revenu. Il a cru que je plaisantais. J’ai fait apporté le limoncello. Aplo l’a bu. Puis l’addition: sidérante. Mais le serveur avait raison: il a plu sur les autres mangeurs, des Français qui se prenaient pour des patrons. D’ailleurs, il pleuvait toujours quand nous avons pris la direction de la gare Cornavin. J’ai chargé la valise molle (un modèle ambigu acheté à Munich pour Gala) sur le dos et nous sommes partis à pied de long de l’avenue Louis-Casaï.
- On va pas marcher! A fait Luv.
Je n’ai pas répondu.
- On va marcher? A fait Aplo.
Je n’ai pas répondu. Puis, comme si je n’avais rien entendu:
- Bon, allons‑y! C’est tout droit, on va à pied.
Mais à la hauteur du carrefour du Bouchet, le pluie a redoublé de force. Il a fallu s’abriter devant une boulangerie. De l’intérieur, la vendeuse nous regardait d’un air offusqué. Allions-nous vraiment nous servir de son store comme abri sans acheter quelque chose? Même une chose pas chère: un pain ou un ballon? C’est alors que nous avons appris qu’Olofso montait dans le train à Satigny et serait à Cornavin douze minutes plus tard. Les enfants m’ont regardé. J’ai regardé le ciel. Un tram est passé. Aplo s’est précipité.
- Hé, ais-je dit, pas de précipitation!
Cependant, nous avions traversé la route et le tram était toujours à quai. Aplo maintenait la porte ouverte en appuyant sur le bouton de commande.
- Laisse-le partir Aplo, je n’ai pas de billet!
- Mais tu t’en fiches, il n’y a pas de contrôle!
- Non, moi je prends un billet.
Mon fils n’en revenait pas. La porte s’est refermée. Le tram est parti. Nous avions manqué le tram. Aplo était penaud:
- Mais pourquoi tu prends un billet?
- Parce que je ne prends jamais le tram.
Cela commençait à l’intéresser.
- Si je me fais attraper la fois où je le prends, ce n’est pas rentable.
En fin de compte, ma fille m’a offert un billet et nous sommes montés dans le tram. Au carrefour de la Servette, Luv a fait allusion au MacDonald’s. J’ai montré la façade grise du bâtiment. Un pan de mur de vingt mètres carrés orienté Nord.
- Il y avait là un énorme signe MacDonald’s. Nous l’avons détruit une première fois. La compagnie l’a remplacé. Nous l’avons détruit une seconde fois. La compagnie l’a remplacé. Jusqu’à douze fois. Maintenant, il n’y a plus de signe. Qu ça vous serve de leçon, il faut persévérer dans la vie.
Passage des seuils
Il y a vingt ans, un ami de Lausanne m’a emmené skier en France. Un homme prévoyant, organisé, son métier résume son caractère: il est directeur d’école. Il chauffe la voiture, nous quittons la ville. Lorsque nous grimpons la route en lacets qui mène à la station, il fait encore nuit. Sentiment glorieux d’arriver les premiers: sur le parking, la croûte de glace est aussi dure que le béton, au guichet les vitres sont cartonnées de givre. Nos cartes journalières en poche, les skis sur l’épaule, nous grimpons un talus. Dans la pénombre bleue, un bruit cadencé, le remonte-pente. Et là, stupeur. Vingt personnes distribuées quatre par quatre. Des portiques coiffés de gyrophares s’ouvrent et se ferment. Les skieurs s’élancent, patinent, s’assemblent sur une ligne et se tournent vers la rangée des sièges qui arrive à grande vitesse. Je me souviens d’avoir dit à mon ami: “ça, je ne peux pas faire!” Seulement, il avait affrété la voiture, conduit, acheté les abonnements. D’ailleurs, la journée s’annonçait radieuse.
Lundi, quand j’ai pris l’avion en Espagne, mon sentiment n’était pas très différent: “zut, il faut rentrer dans le rythme!” Donc trouver le créneau. A quelle heure est l’avion? Je calcule la marge. Avec des largesses; on ne part pas le ventre vide, il faut nettoyer la machine à café, faire le tour du propriétaire. Pour l’Andalousie, l’heure est indue: six heures cinquante. Et comme je ne sais pas lire les horaires, je rate le bus. Grand silence dans le ciel. Maintenant que la première fournée d’ouvriers est partie pour la ville, le village se rendort. Puis, un à un, surgissent d’autres matutinaux: une grand-mère qui donne le bonjour, un jeune à barbe qui apprend dans un livre surligné en fluorescent, des voireux portugais qui commentent la victoire de leur pays la veille à l’Euro de football; un camion de la municipalité, les ramasse, le bus arrive. Assis à l’arrière, je me retourne sur le village. Drôle d’impression: reste-t-il quelqu’un au village après notre départ? Presque envie d’y retourner. Pour voir. Mais frapper aux portes, déranger les dormeurs? Un instant, j’imagine notre bus vu du ciel. Une cargaison de volontaires va prendre le rythme, il rejoint le dispositif. A l’arrêt, celui du port, tout le monde descend. Un peu comme s’ils n’allaient pas au bout de leur idée. Je descends u terminus et rejoins la gare des trains. Puis l’aéroport et l’avion. Avant d’atterrir, le capitaine, une femme, nous annonce que “Genève est chargée”. Qu’il va falloir patienter un quart d’heure avant qu’elle ne nous propulse dans ce nouveau dispositif. Le moment où je manque dire: “ça, je ne peux pas !”