Passage des seuils 3

A Lau­sanne, dans l’ar­rière-bou­tique, j’ai retrou­vé mon lit. Il m’a sem­blé que toutes sortes de per­son­nes avaient dor­mi dans mon lit. Il était sale. Il y a une machine, mais elle appar­tient à l’im­meu­ble. L’im­meu­ble appar­tient aux gens de l’im­meu­ble et comme j’ap­par­tiens moins à l’im­meu­ble que les autres gens, j’ai un droit sec­ondaire sur l’usage de la machine. Ce qu’une névrosée à chien s’est d’ailleurs plu à me faire remar­quer en avril alors que je lavais deux chaus­settes, allant jusqu’à dili­gen­ter une plainte auprès de la régie, laque­lle à dépêch­er un jeune loup en cra­vate rose qui m’ayant trou­vé ivre mais non sans esprit à dû admet­tre que: “oui, nous savons elle est folle!”.
Bref, je n’é­tais pas ravi de me retrou­ver au boule­vard de Grancy qu’il con­viendrait d’ap­pel­er Boule­vard de la mon­di­al­i­sa­tion (Mon­frère, moins lyrique, dit “rue de la merde”) et mon lit était sale. J’ai remué quelques livres, con­sulté mes mes­sages, je suis passé devant la vit­rine avec la plus grande dis­cré­tion, pour ne pas être vu mais surtout pour ne pas voir ce qui se pas­sait au dehors et, en atten­dant de me ren­dre à mon ren­dez-vous de dix-neuf heures, j’ai médité quelque dia­tribe rel­e­vant de la suite inti­t­ulée Pour le bom­barde­ment de la ville de Lau­sanne. Le choc vécu dans le train au départ de Genève, par exem­ple. Je monte à bord. Les pas­sagers télé­pho­nent. Ceux qui ne télé­pho­nent pas, jouent sur des télé­phones. Les autres, écoutent de la musique sur leurs télé­phones. Ceux dont le télé­phone est sur le côté, tra­vail­lent sur des ordi­na­teurs porta­bles. Un dame lit. J’é­coute les con­ver­sa­tions. Toutes par­lent de tra­vail. Pro­jet… CVs… “Est-ce que d’après toi nous avons une bonne stratégie de groupe”. Epatant! J’ai dû me tromper de porte: je suis dans un bureau! Mais pour pren­dre une not­er comme celle-ci, il faut quelques min­utes et je n’aime pas être en retard.
Je déver­rouille la porte du mag­a­sin, je ver­rouille der­rière moi (le nez au-dessus de la bouche d’aéra­tion dans laque­lle est coincée un chat mort). Quinze sec­on­des plus tard, je suis sur la ter­rasse du Tor­tillard. Un salon de thé qui évoque l’asile (ce qui me fait penser qu’à Fri­bourg j’ai vu cette autre chose épatante: un femme qui vient de manger un plat du jour tire dis­crète­ment une bouteille d’eau de son sac à main et rem­plit le verre du restau­rant en épi­ant les allées et venues du garçon). Le Tor­tillard, dis­ais-je. La patronne est blanche comme neige. Un air de fan­tôme. Sa robe ressem­ble à une jalousie. Vaporeuse et inquiète, elle trot­tine. Je porte du noir. Dès que j’ar­rive en Suisse, je me change: pan­talons de chantier noirs, T‑shirt noir, cas­quette noire, et quelque out­ils dans les poches, pour le cas où la réal­ité deviendrait glis­sante, ou noire. Je com­mande une chope. Un quart d’heure passe. Autour de moi, trois Français à la con­quête du cap­i­tal­isme: ils par­lent de tra­vail. Deux Améri­cains, ils tra­vail­lent des courbes sur des ordi­na­teurs porta­bles. Des Ital­i­ennes, elles pren­nent des notes pour un pro­jet d’é­cole de danse. Mon télé­phone sonne.  C’est M. Il est en retard. Blo­qué à la hau­teur de Rolle. Il revient de la réu­nion inter­na­tionale des iden­ti­taires. La ter­rasse se rem­plit. Un cou­ple d’Africains. Deux ado­les­cents blonds et car­rés façon avant-garde mor­mone de l’U­tah. Ils deman­dent en anglais à la patronne si elle par­le anglais. M. arrive enfin. Nous par­lons de l’évo­lu­tion des médias indépen­dants et du con­trôle de l’in­ter­net. A vingt-deux heures, il a faim. Rien avalé depuis qu’il a quit­té le château où se tenait sa réu­nion, à huit cent kilo­mètres du Boule­vard de la Mon­di­al­i­sa­tion. Il tente le Café de l’Eu­rope, repris par des Français qui font des roestis. Fer­mé. Un pizze­ria. Chais­es sur les tables. L’an­ci­enne brasserie du quarti­er, avenue Fraisse. Gérée par des Turcs. Le patron, jambes écartées, chemise ouverte, gras comme un poulet de rôtis­serie.
- Vous faites encore à manger? S’en­quiert M.
Pour toute réponse, un bruit de bouche.
- Et on peut manger dans votre quarti­er?
Le Turc fait un bor­bo­rygme.
L’én­er­gumène dans son sabir: mac­ch­don­alsss. M. par provo­ca­tion:
- Qu’est-ce que c’est?
L’autre, fâché de devoir se recaler sur sa chaise pour plac­er le gosier à la ver­ti­cale.
- Ham­burg­ers.
Mais dans l’im­mé­di­at, ce qui me fâche, c’est de ne pas trou­ver de bière. Eh bien qu’il soit dit, nous n’en trou­verons pas. A quand un cou­vre-feu? Pour ce qui est de la nour­ri­t­ure, il y a le pas­sage souter­rain de la gare. Suc­cur­sale du cauchemar cli­ma­tisé. M. achète un sac de nour­ri­t­ure indus­trielle. Seules les éti­quettes ont de l’in­térêt: ceux qui les conçoivent ont du génie! “Shawar­ma de poulet basquaise au gua­camole avec oignons vio­lets”, et autres pol­lu­tions dont sont friands les habi­tants de la rue de la merde.