A Lausanne, dans l’arrière-boutique, j’ai retrouvé mon lit. Il m’a semblé que toutes sortes de personnes avaient dormi dans mon lit. Il était sale. Il y a une machine, mais elle appartient à l’immeuble. L’immeuble appartient aux gens de l’immeuble et comme j’appartiens moins à l’immeuble que les autres gens, j’ai un droit secondaire sur l’usage de la machine. Ce qu’une névrosée à chien s’est d’ailleurs plu à me faire remarquer en avril alors que je lavais deux chaussettes, allant jusqu’à diligenter une plainte auprès de la régie, laquelle à dépêcher un jeune loup en cravate rose qui m’ayant trouvé ivre mais non sans esprit à dû admettre que: “oui, nous savons elle est folle!”.
Bref, je n’étais pas ravi de me retrouver au boulevard de Grancy qu’il conviendrait d’appeler Boulevard de la mondialisation (Monfrère, moins lyrique, dit “rue de la merde”) et mon lit était sale. J’ai remué quelques livres, consulté mes messages, je suis passé devant la vitrine avec la plus grande discrétion, pour ne pas être vu mais surtout pour ne pas voir ce qui se passait au dehors et, en attendant de me rendre à mon rendez-vous de dix-neuf heures, j’ai médité quelque diatribe relevant de la suite intitulée Pour le bombardement de la ville de Lausanne. Le choc vécu dans le train au départ de Genève, par exemple. Je monte à bord. Les passagers téléphonent. Ceux qui ne téléphonent pas, jouent sur des téléphones. Les autres, écoutent de la musique sur leurs téléphones. Ceux dont le téléphone est sur le côté, travaillent sur des ordinateurs portables. Un dame lit. J’écoute les conversations. Toutes parlent de travail. Projet… CVs… “Est-ce que d’après toi nous avons une bonne stratégie de groupe”. Epatant! J’ai dû me tromper de porte: je suis dans un bureau! Mais pour prendre une noter comme celle-ci, il faut quelques minutes et je n’aime pas être en retard.
Je déverrouille la porte du magasin, je verrouille derrière moi (le nez au-dessus de la bouche d’aération dans laquelle est coincée un chat mort). Quinze secondes plus tard, je suis sur la terrasse du Tortillard. Un salon de thé qui évoque l’asile (ce qui me fait penser qu’à Fribourg j’ai vu cette autre chose épatante: un femme qui vient de manger un plat du jour tire discrètement une bouteille d’eau de son sac à main et remplit le verre du restaurant en épiant les allées et venues du garçon). Le Tortillard, disais-je. La patronne est blanche comme neige. Un air de fantôme. Sa robe ressemble à une jalousie. Vaporeuse et inquiète, elle trottine. Je porte du noir. Dès que j’arrive en Suisse, je me change: pantalons de chantier noirs, T‑shirt noir, casquette noire, et quelque outils dans les poches, pour le cas où la réalité deviendrait glissante, ou noire. Je commande une chope. Un quart d’heure passe. Autour de moi, trois Français à la conquête du capitalisme: ils parlent de travail. Deux Américains, ils travaillent des courbes sur des ordinateurs portables. Des Italiennes, elles prennent des notes pour un projet d’école de danse. Mon téléphone sonne. C’est M. Il est en retard. Bloqué à la hauteur de Rolle. Il revient de la réunion internationale des identitaires. La terrasse se remplit. Un couple d’Africains. Deux adolescents blonds et carrés façon avant-garde mormone de l’Utah. Ils demandent en anglais à la patronne si elle parle anglais. M. arrive enfin. Nous parlons de l’évolution des médias indépendants et du contrôle de l’internet. A vingt-deux heures, il a faim. Rien avalé depuis qu’il a quitté le château où se tenait sa réunion, à huit cent kilomètres du Boulevard de la Mondialisation. Il tente le Café de l’Europe, repris par des Français qui font des roestis. Fermé. Un pizzeria. Chaises sur les tables. L’ancienne brasserie du quartier, avenue Fraisse. Gérée par des Turcs. Le patron, jambes écartées, chemise ouverte, gras comme un poulet de rôtisserie.
- Vous faites encore à manger? S’enquiert M.
Pour toute réponse, un bruit de bouche.
- Et on peut manger dans votre quartier?
Le Turc fait un borborygme.
L’énergumène dans son sabir: macchdonalsss. M. par provocation:
- Qu’est-ce que c’est?
L’autre, fâché de devoir se recaler sur sa chaise pour placer le gosier à la verticale.
- Hamburgers.
Mais dans l’immédiat, ce qui me fâche, c’est de ne pas trouver de bière. Eh bien qu’il soit dit, nous n’en trouverons pas. A quand un couvre-feu? Pour ce qui est de la nourriture, il y a le passage souterrain de la gare. Succursale du cauchemar climatisé. M. achète un sac de nourriture industrielle. Seules les étiquettes ont de l’intérêt: ceux qui les conçoivent ont du génie! “Shawarma de poulet basquaise au guacamole avec oignons violets”, et autres pollutions dont sont friands les habitants de la rue de la merde.