Passage des seuils 2

Avenue Louis-Casaï, il y a un restau­rant ital­ien tenu par des Ital­iens. Je n’aime pas les restau­rants ital­iens. Ado­les­cent, quand j’é­tais élève de l’é­cole de com­merce de Lau­sanne, les cama­rades organ­i­saient à la fin de l’an­née un repas à La Non­na. Pour s’é­pa­ter eux-mêmes, ils réfléchis­saient pen­dant des jours au choix d’un restau­rant. Cha­cun y allait de sa propo­si­tion. Puis, l’af­faire trou­vait sa con­clu­sion: ce serait La Non­na. Les années précé­dentes, j’é­tais élève du Berelvédère; il en allait de même: pizze­ria La Non­na. De sorte que je me gavais de corn-flakes avant l’heure du ren­dez-vous. Sur place, je com­mandais des can­nettes de bière. Je n’ai pas changé: quand se forme en moi l’im­age d’un restau­rant ital­ien, je songe. “il n’y aura rien à manger, je com­man­derai des canettes”. Mais pour ce qui est de ce restau­rant ital­ien de l’av­enue Casaï, j’y suis allé la pre­mière fois après que Gala et moi ayons man­qué notre vol pour Kuala Lumpur. J’imag­ine que le fait d’avoir per­du Fr. 2500.- m’avait don­né faim. Bref, arrivé furieux, j’é­tais repar­ti con­tent. Par­ti­c­ulière­ment de voir que ce restau­rant ital­ien n’é­tait pas tenu par de faux Ital­iens qui avaient appris à pass­er la com­mande en ital­ien, des transfuges serbes ou des Turcs, mais par d’au­then­tiques Ital­iens qui pas­saient la com­mande en français et par­laient l’i­tal­ien en cui­sine. Et puis j’avais mes deux enfants avec moi, bien con­tent de les retrou­ver, beaux, gran­dis, joyeux. Ils avaient faim. J’ai cher­ché un pont pour tra­vers­er l’au­toroute. Luv se sou­ve­nait d’avoir dor­mi, à la veille d’un départ pour Mala­ga où nous cou­ri­ons le marathon avec Mon­frère, dans cet hôtel affreux, le Nash. Nous avions emprun­té pour rejoin­dre le restau­rant ital­ien un sys­tème de cours intérieures. Je fis val­oir que le pont menait directe­ment au restau­rant. Sous le pont, Aplo remar­qua un écureuil. Peu après, nous pre­nions place sur le ter­rasse. Il était 11h30. Le serveur à crâne d’œuf — il ressem­ble à un Spoke de Star Trek dont on aurait passé la boule au papi­er de verre avant de la cir­er — nous a dit cette chose étrange:
- Met­tez-vous à l’abri, il va pleu­voir! Tenez, là table, là, sous l’au­vent. Oui, comme vous êtes les pre­miers, je garde la pluie pour les suiv­ants.
Luv a com­mandé un Sprite (depuis qua­tre ans, sa réponse à la ques­tion “que veux-tu boire Luv?”, où que nous soyons dans le monde et quelle que soit le nom­bre de deman­des par jour, est “un Sprite”), Aplo un Coca-Cola, j’ai pris une can­nette. Et puis nous avons com­mandé de la cui­sine ital­i­enne. Cette damnée cui­sine ital­i­enne! Com­ment explique-t-on ce para­doxe? En Suisse — du moins avant l’in­va­sion des Turcs et de leur pains de viande con­gelée à la graisse — il n’y avait que des restau­rants ital­iens et aucun ne ser­vait de la cui­sine ital­i­enne. Enfin, on ne va pas me dire que la cui­sine ital­i­enne ne compte que des piz­zas et de spaghet­tis tout de même? Luv a pris une piz­za. Aplo et moi avons pris des spaghet­tis. Théorique­ment, il eut fal­lu trois can­nettes pour faire pass­er les spaghet­tis. J’en suis resté à deux et j’ai repoussé l’assi­ette. Le serveur de sci­ence-fic­tion a demandé: “je peux vous offrir un limon­cel­lo?”
- Pas pour moi, don­nez-en un à mon fils!
Le serveur est par­ti. Il n’est pas revenu. Il a cru que je plaisan­tais. J’ai fait apporté le limon­cel­lo. Aplo l’a bu. Puis l’ad­di­tion: sidérante. Mais le serveur avait rai­son: il a plu sur les autres mangeurs, des Français qui se pre­naient pour des patrons. D’ailleurs, il pleu­vait tou­jours quand nous avons pris la direc­tion de la gare Cor­navin. J’ai chargé la valise molle (un mod­èle ambigu acheté à Munich pour Gala) sur le dos et nous  sommes par­tis à pied de long de l’av­enue Louis-Casaï.
- On va pas marcher! A fait Luv.
Je n’ai pas répon­du.
- On va marcher? A fait Aplo.
Je n’ai pas répon­du. Puis, comme si je n’avais rien enten­du:
- Bon, allons‑y! C’est tout droit, on va à pied.
Mais à la hau­teur du car­refour du Bouchet, le pluie a redou­blé de force. Il a fal­lu s’abrit­er devant une boulan­gerie. De l’in­térieur, la vendeuse nous regar­dait d’un air offusqué. Allions-nous vrai­ment nous servir de son store comme abri sans acheter quelque chose? Même une chose pas chère: un pain ou un bal­lon? C’est alors que nous avons appris qu’Olof­so mon­tait dans le train à Satigny et serait à Cor­navin douze min­utes plus tard. Les enfants m’ont regardé. J’ai regardé le ciel. Un tram est passé. Aplo s’est pré­cip­ité.
- Hé, ais-je  dit, pas de pré­cip­i­ta­tion!
Cepen­dant, nous avions tra­ver­sé la route et le tram était tou­jours à quai. Aplo main­te­nait la porte ouverte en appuyant sur le bou­ton de com­mande. 
- Laisse-le par­tir Aplo, je n’ai pas de bil­let!
- Mais tu t’en fich­es, il n’y a pas de con­trôle!
- Non, moi je prends un bil­let.
Mon fils n’en reve­nait pas. La porte s’est refer­mée. Le tram est par­ti. Nous avions man­qué le tram. Aplo était penaud:
- Mais pourquoi tu prends un bil­let?
- Parce que je ne prends jamais le tram.
Cela com­mençait à l’in­téress­er.
- Si je me fais attrap­er la fois où je le prends, ce n’est pas rentable.
En fin de compte, ma fille m’a offert un bil­let et nous sommes mon­tés dans le tram. Au car­refour de la Servette, Luv a fait allu­sion au Mac­Don­ald’s. J’ai mon­tré la façade grise du bâti­ment. Un pan de mur de vingt mètres car­rés ori­en­té Nord.
- Il y avait là un énorme signe Mac­Don­ald’s. Nous l’avons détru­it une pre­mière fois. La com­pag­nie l’a rem­placé. Nous l’avons détru­it une sec­onde fois. La com­pag­nie l’a rem­placé. Jusqu’à douze fois. Main­tenant, il n’y a plus de signe. Qu ça vous serve de leçon, il faut per­sévér­er dans la vie.