Passage des seuils

Il y a vingt ans, un ami de Lau­sanne m’a emmené ski­er en France. Un homme prévoy­ant, organ­isé, son méti­er résume son car­ac­tère: il est directeur d’é­cole. Il chauffe la voiture, nous quit­tons la ville. Lorsque nous grim­pons la route en lacets qui mène à la sta­tion, il fait encore nuit. Sen­ti­ment glo­rieux d’ar­riv­er les pre­miers: sur le park­ing, la croûte de glace est aus­si dure que le béton, au guichet les vit­res sont car­ton­nées de givre. Nos cartes jour­nal­ières en poche, les skis sur l’é­paule, nous grim­pons un talus. Dans la pénom­bre bleue, un bruit cadencé, le remonte-pente. Et là, stu­peur. Vingt per­son­nes dis­tribuées qua­tre par qua­tre. Des por­tiques coif­fés de gyrophares s’ou­vrent et se fer­ment. Les skieurs s’élan­cent, pati­nent, s’assem­blent sur une ligne et se tour­nent vers la rangée des sièges qui arrive à grande vitesse. Je me sou­viens d’avoir dit à mon ami: “ça, je ne peux pas faire!” Seule­ment, il avait affrété la voiture, con­duit, acheté les abon­nements. D’ailleurs, la journée s’an­nonçait radieuse.
Lun­di, quand j’ai pris l’avion en Espagne, mon sen­ti­ment n’é­tait pas très dif­férent: “zut, il faut ren­tr­er dans le rythme!” Donc trou­ver le créneau. A quelle heure est l’avion? Je cal­cule la marge. Avec des largess­es; on ne part pas le ven­tre vide, il faut net­toy­er la machine à café, faire le tour du pro­prié­taire. Pour l’An­dalousie, l’heure est indue: six heures cinquante. Et comme je ne sais pas lire les horaires, je rate le bus. Grand silence dans le ciel. Main­tenant que la pre­mière fournée d’ou­vri­ers est par­tie pour la ville, le vil­lage se ren­dort. Puis, un à un, sur­gis­sent d’autres matutin­aux: une grand-mère qui donne le bon­jour, un jeune à barbe qui apprend dans un livre surligné en flu­o­res­cent, des voireux por­tu­gais qui com­mentent la vic­toire de leur pays la veille à l’Eu­ro de foot­ball; un camion de la munic­i­pal­ité, les ramasse, le bus arrive. Assis à l’ar­rière, je me retourne sur le vil­lage. Drôle d’im­pres­sion: reste-t-il quelqu’un  au vil­lage après notre départ? Presque envie d’y retourn­er. Pour voir. Mais frap­per aux portes, déranger les dormeurs? Un instant, j’imag­ine notre bus vu du ciel. Une car­gai­son de volon­taires va pren­dre le rythme, il rejoint le dis­posi­tif. A l’ar­rêt, celui du port, tout le monde descend. Un peu comme s’ils n’al­laient pas au bout de leur idée. Je descends u ter­mi­nus et rejoins la gare des trains. Puis l’aéro­port et l’avion. Avant d’at­ter­rir, le cap­i­taine, une femme, nous annonce que “Genève est chargée”. Qu’il va fal­loir patien­ter un quart d’heure avant qu’elle ne nous propulse dans ce nou­veau dis­posi­tif. Le moment où je manque dire: “ça, je ne peux pas !”