Mois : juillet 2016

Traduction

Tou­jours aus­si sur­pris par l’in­ven­tiv­ité poé­tique de la tra­duc­trice (c’é­tait une femme je crois) des titres des derniers textes de William Bur­roughs, Cities Of The Red Lights et The Place Of Dead Roads: Les cités de la nuit écar­late, Par­age des voies mortes.

Philosophie

Écrire un essai de philoso­phie, c’est un peu comme répar­er le moteur d’un camion dont on décou­vre bien­tôt qu’il a un nom­bre infi­ni de moteurs.

Carte postale

D’Es­pagne, je veux envoy­er une carte postale. Cela me prend trois semaines. Pro­cras­ti­na­tion, mais aus­si dif­fi­cultés matérielles; je cherche un bureau de tabac, il est à l’an­ci­enne: le com­mis me reçoit les mains posées sur le plan de bois. Et me con­naît: je suis venu en avril accom­pa­g­né de mon fils pour acheter du tabac en vrac. Aplo voulait lancer une fab­rique de cig­a­rettes dans son inter­nat. Il me désig­nait une boîte de la mar­que Ben­son & Hendges. Le com­mis me la tend. Mais la légèreté de la boîte est telle que je pense à un exem­plaire de démon­stra­tion, sans con­tenu. Est-il pos­si­ble de véri­fi­er? Le com­mis retire le cou­ver­cle plas­tique, me mon­tre l’op­er­cule d’a­lu­mini­um. Et aujour­d’hui, je veux une carte postale. Il réflé­chit. Ouvre un tiroir. Plutôt: le déco­ince. Une vue de la plage. Pour prix de son effort, j’achète la carte à deux exem­plaires. A‑t-il des tim­bres? Pour cela, il faut aller à la poste. Je crois savoir où elle est. Où elle était, cor­rige le pas­sant auprès de qui je me ren­seigne. Bref, à la fin de la journée, j’y suis, ma carte est rédigée… et je ne trou­ve pas de boîte à let­tres. Réflex­ion faite il doit y avoir dans mon vil­lage autant de rédac­teurs de cartes postale que de Leib­nitziens ou d’a­ma­teurs de Hornüss. Quelques jours plus tard, je repère une boîte. Bien enten­du, je n’ai pas la carte sur moi. Ain­si, trois semaines plus tard, je glisse ma carte dûment rédigée dans la fente. Et aujour­d’hui, un mois plus tard, à Paris, on me dit:
- Non, nous n’avons rien reçu.
 

Eaux

Mag­nifiques jeux d’eau aux abor­ds du jardin anglais, entre les bâti­ments d’u­ni­ver­sité, le con­sulat cubique des Améri­cains et le musée des arts. Le Eis­bach­welle est con­nu parce que, hiv­er comme été, les sur­feurs prof­i­tent de sa vague mécanique pour gliss­er sur l’eau, mais de l’autre côté, vers le cen­tre-ville, jail­lit entre des jam­bages de pierre, à l’aplomb de la route chargée de traf­ic, dans un écrin de végé­ta­tion, l’eau puis­sante du Köglmühlbach qui tombe trois mètres plus bas for­mant, dans la vive lumière, une robe bouf­fante et argentée.

Liquidation et clôture

L’in­di­vid­u­al­isme représente une men­ace pour le pou­voir actuel, ges­tion­naire d’une fausse démoc­ra­tie. A l’échelle de l’Eu­rope, les exé­cu­tifs nationaux visent à l’étab­lisse­ment d’un pou­voir non-représen­tatif, affranchi des con­traintes tra­di­tion­nelles de la démoc­ra­tie et lim­i­tant l’in­di­vid­u­al­isme; or, dans sa forme car­i­cat­u­rale, économique, l’in­di­vid­u­al­isme est néces­saire: il est la con­di­tion du bon fonc­tion­nement du marché. Cet indi­vid­u­al­isme car­i­cat­ur­al étant insé­para­ble de cet autre indi­vid­u­al­isme, com­plet celui-là, et pro­fond, fac­teur his­torique de notre régime de lib­erté poli­tique, les exé­cu­tifs occi­den­taux doivent résoudre un dilemme: com­ment s’as­sur­er que les com­porte­ments indi­vid­u­al­istes de la masse per­me­t­tent à nos sociétés de rester des économies de marché prof­ita­bles pour les élites, sans que ces com­porte­ments ne débouchent sur une dimen­sion cri­tique et poten­tielle­ment hos­tile au sys­tème de gou­verne­ment? L’une des répons­es est: rem­plac­er le cadre sym­bol­ique ouvert de la laïc­ité qui offre toute lat­i­tude à la cri­tique par un champ sym­bol­ique clos, celui de la reli­gion. Dans la mesure où le rechris­tian­i­sa­tion de la masse autochtone est impos­si­ble, les exé­cu­tifs recourent à l’im­por­ta­tion mas­sive d’in­di­vidus fidèles à une reli­gion de la loi, l’is­lam, pour garan­tir la réus­site de l’opéra­tion. L’al­liance objec­tive des hiérar­chies religieuses importées et des servi­teurs de l’E­tat se fait con­tre le peu­ple autochtone.

Attentat

Quelques min­utes après les pre­mières infor­ma­tions con­cer­nant l’at­ten­tat d’Olympia­park, nous sor­tons sur Her­zogstrasse, à quelques huit cent mètres du super­marché où ont été enten­du les tirs. Gala me par­le de folk­lore et de cou­tume du moyen-âge; je n’en­tends pas, je suis aux aguets, mal à l’aise, sous pres­sion. Lorsque nous prenons place sur une ter­rasse de la Clemen­strasse, je l’in­ter­rompts:
- Je n’é­coute pas ce que tu dis. D’ailleurs, je ne com­prends pas que tu puiss­es penser à cela. Est-ce que tu réalis­es qu’il y a des fous qui tirent sur la foule au bout de cette rue?
Gala min­imise. A la fenêtre d’un immeu­ble, de l’autre côté de la rue, une voi­sine con­sulte son télé­phone. Deux ado­les­centes marchent avec hâte, télé­phones en main. A la patronne, une jeune blonde qui con­sulte son télé­phone, je demande s’il y a de nou­velles infor­ma­tions. Elle explique qu’il s’a­gi­rait d’une opéra­tion con­certée, que plusieurs groupes tirent dans la ville. Sur la Leopold­strasse, ambu­lances et voitures de police filent toute sirènes hurlantes. Un col­lègue de la fille blonde, un asi­a­tique, me tend son portable: une séquence filmée des tirs devant le Mac­Don­ald’s d’Olympia­park.
- Qu’est-ce que tu as? Demande Gala.
De fait, je ne cesse de me retourn­er.
- Tu te rends compte que si les types sur­gis­sent de ce côté là et arrosent à la mitrail­lette nous sommes morts!
Gala pro­pose de ren­tr­er dans la salle de restau­rant. Elle entre pour voir. La musique est poussée au max­i­mum. Nous renonçons. Survient un col­lègue de la fille blonde et de l’asi­a­tique. Il porte un t‑shirt israélien (j’ai le même dans ma col­lec­tion). J’ig­nore si c’est une bonne nou­velle. Soudain, mon télé­phone sonne. Ma mère:
- Les tireurs se sont échap­pés, il faut que vous ren­triez tout de suite!
Je paie. Deux femmes com­men­cent de manger à la table voi­sine. Il n’y a qu’elles dans la rue, et les ten­anciers du restau­rant, la blonde, l’asi­a­tique, l’Is­raélien. Un héli­cop­tère passe. Un rideau de fer tombe. A l’an­gle de notre rue, j’achète de la bière chez le Turc. Il à un sourire de drogué.  on échoppe à piz­za est vide, comme tou­jours. Soit il ne sait rien, soit il sait: pourquoi sourit-il? Pen­dant qu’il encaisse la bière (de la blanche, con­cen­tré sur les mou­ve­ments de la rue, j’ai acheté n’im­porte quoi), je vois que les édi­tions Allia appel­lent. Aus­sitôt la porte de notre immeu­ble refer­mée, je rap­pelle. C’est moi qui ai appuyé par inad­ver­tance sur la touche des Édi­tions, m’ap­prend Gérard. Je branche inter­net: tous les trans­ports urbains sont inter­rom­pus. Les sites de presse annon­cent six morts, puis sept, puis huit.

Osterwaldgarten

L’or­age men­ace. Nous roulons dans le Jardin anglais, à la hau­teur du monop­tère, quand tombent les pre­mières gouttes. Sur la pelouse du lac, les din­dons ressem­blent à de gros flo­cons de ouate. Nous emprun­tons le pont sur le canal où une dame en robe bavaroise vend des paniers de fraise et trou­vons refuge à l’Oster­waldgarten, cette auberge avec ter­rasse que nous fréquen­tons depuis cinq ans. La dis­cus­sion porte sur les apparte­ments: Munich ou l’Es­pagne, L’Es­pagne ou Genève.… mais alors que devient Munich? La ritour­nelle des pos­si­bil­ités, des moyens, des envies, le pesage des qual­ités et des défauts. Résul­tat nul, comme d’habi­tude: je plaide pour le désert, Gala pour la cul­ture, je préfère la langue espag­nole, Gala l’alle­mande. Le vide m’at­tire, Gala aime le plein. Puis vient l’é­clair­cie. Nous deman­dons la carte des mets, enta­mons l’ex­er­ci­ce quo­ti­di­en de tra­duc­tion. A la table voi­sine, un cou­ple âgé, élé­gant. La dame se penche. Dans un français impec­ca­ble, elle entre­prend la tra­duc­tion des spé­cial­ités de la mai­son. Son homme à cet air fatigué du riche à qui la vie n’a rien refusé. Et un côté mâle dom­i­nant. S’in­stal­lent bien­tôt à leur table un jeune, puis un autre jeune. Ils ne se ressem­blent pas, ils ne ressem­blent pas aux par­ents. L’homme lève son bock de bière, nous ren­voyons la politesse. Apprenant que nous sommes Suiss­es (les Alle­mands se plient en qua­tre pour se mon­tr­er aimables quand ils croient devin­er que vous êtes Français), il racon­te qu’il a fait sa pre­mière com­mu­nion dans une église de Mon­treux. Arrive un troisième jeune. Épaules car­rées, coupe de cheveux mar­tiale, il com­mande une bière de cave que le garçon en culottes de peau lui apporte dans une chope de grès. La con­ver­sa­tion roule alors sur l’Es­pagne. La dame m’é­coute grave­ment van­ter les mérites de la côte, puis déclare l’air affec­té :
- Pour les jeunes, c’est ter­ri­ble, il n’y a pas d’avenir!
Peu après, nous apprenons que les trois invités du cou­ple sont des jeunes doués qu’il s’ag­it d’aider à réus­sir dans leur carrière. 

Glyptothèque

Les Romains des pre­miers siè­cles vénéraient leurs ancêtres. De leurs morts, ils réal­i­saient des masques de cire ou d’argile qu’ils con­ser­vaient dans un cab­i­net spé­cial de la mai­son. Les jours de mémoire, ils prom­e­naient ces empreintes en pro­ces­sion pour rap­pel­er la lignée de leur famille.

Korfu

L’ap­parte­ment de Munich, un rez de chaussée, donne sur une cour d’im­meu­ble de la Bis­mar­ck­strasse. Il est enfoui dans la végé­ta­tion: sap­ins, buis et lier­res, men­the, aza­lées, grim­pants, ram­pants ou tombants, des vélos aus­si, une cinquan­taine bien tassée, con­cours étrange dans la mesure où nous ne voyons per­son­ne. Trois étu­di­ants potassent leurs livres sous un éclairage élec­trique, une dame arrose cette petite forêt. Sous la voûte végé­tale, dif­fi­cile de savoir quel temps il fait. Nous sor­tons dans Schwabing. Ciel nuageux, mais soleil, air chaud, ter­rass­es, et des goss­es qui s’a­chem­i­nent vers l’Eng­lish­er Garten la planche de surf sous le bras (des vagues arti­fi­cielles ani­ment le canal de l’Is­ar). Nous roulons en direc­tion d’Olympia­park. Il faut dîn­er, mais il n’y a pas une table de disponible. Tout est grec, thaï, napoli­tain, sushi et bio. Et les sauciss­es? Le choux? Les patates? Je com­prends que les Alle­mands se lassent, mais, les amis, un peu de tolérance pour les ama­teurs de plats de base. Bref, l’an­ti-Espagne. Au cen­tre du vil­lage, près de Mala­ga, il y a un restau­rant chi­nois. Il est ouvert 12 heures par jour. Jamais je ne lui ai vu un client. Un Espag­nol authen­tique est un Espag­nol qui mange Espag­nol. Drôle de peu­ple! Pré­cisons que Schwabing est un quarti­er hors-sol: ordi­na­teurs ultra-plats, stu­dios-kitch­enettes, con­science holis­tique. Avec ça, agréable. Que je mar­que le pas au coin de la rue, aus­sitôt un voisin me demande si j’ai besoin de son aide. Donc nous roulons sans arrêt, tournons sur plusieurs kilo­mètres. Gala per­chée sur son vélo à l’an­ci­enne, moi recour­bé sur mon VTT dont la roue arrière a per­du un ray­on et qui voile. Mais non, décidé­ment, pas de restau­rant qui puisse nous accueil­lir. Nous aboutis­sons à Olympia­park, sur la ter­rasse du Kor­fu. Une matrone en habit de veu­vage et aux bras de lavandière nous sert des litres de Hack­en-Pschorr, de la feta, des poivrons et du pain plat. Elle se campe devant notre table et nous par­lons de tout: des enfants qui n’ont pas de tra­vail, du coût des loge­ments, des Baléares, de l’Adri­a­tique et des olives noires.

Pensée sous contrôle

Le jour­nal Le Monde pub­lie un “Petit manuel pour lut­ter con­tre les idées sim­plistes après les atten­tats”. Inspiré du Triv­ial Pur­suit, ce jeu qui réduit la cul­ture à un automa­tisme d’ap­pren­tis­sage, l’ar­ti­cle pro­pose une série de ques­tions. La ques­tion com­prise, le lecteur retourne une carte et prend con­nais­sance des répons­es sug­gérées par le jour­nal. Par­mi les sug­ges­tions, une bonne réponse, trois mau­vais­es répons­es. Si la réponse du lecteur est la bonne réponse, il est invité à pass­er à la ques­tion suiv­ante; si ce n’est pas la bonne réponse, le jour­nal lui explique pourquoi il a tort de penser ce qu’il pense.