Repérage des cadres posés sur les armoires électriques de la ville de Fribourg. La pluie est battante, je porte vingt kilos d’affiches. Le temps de les déposer dans le kiosque de la rue du Jura, je suis détrempé. Je décroche un ciré jaune acheté autrefois à l’arsenal militaire de Morges. Comme chacun sait, les mariniers portent en outre des pantalons; à défaut le vêtement rabat les eaux avec plus d’efficacité qu’un bec de rigole. A midi tapante, j’entre ruisselant dans la Pizzeria La Terraza. Le Prisonnier en sort. Sa notion des circuits, des influences et des réseaux est parfaite: je n’ai pas échangé un mot avec lui depuis Noël, mais il savait que je paraîtrai ce jour. La vraie question est: comment fait-il pour sortir au moment précis où j’entre?
- Je t’attendais, dit-il.
De fait, nous venons de nous bousculer dans le vestibule. Pour couper à l’apéritif, je fais valoir que je dois discuter avec mon remplaçant au poste d’affichage. Le Prisonnier insiste. Je lui donne rendez-vous plus tard. Au gérant turc, je demande une table discrète.
- Nous devons parler affaires.
Il s’agit d’éviter le promiscuité (agréable en Espagne car dans les mœurs, gênante en Suisse). La sommelière m’installe entre deux bibliothèque Ikea. Dans les étagères, des livres pris à la déchetterie, une bouteille de vin, une plante artificielle. Au menu, une entrée de riz en salade, en plat principal des pâtes. C. est en retard. Il surgit un quart d’heure plus tard, raide, empestant le cigare, tout de noir habillé. Les cheveux ont repoussé. En avril, il avait la boule à zéro. La première fois de sa vie, avait-il expliqué. Une erreur. Au moment de remonter avec la tondeuse de la nuque vers le haut du crâne, le peigne est tombé.
- Je me suis fait une piste de ski. Il a fallu harmoniser.
Nous discutons travail. Je n’ai qu’un but, m’assurer que tout va bien afin de me dégager de toute obligation. C’est à ce prix que je peux me tenir éloigné du terrain et poursuivre la rédaction de l’essai. C. parle de son autre métier, imprimeur: de ses chefs, malveillants, fous, colériques: de sa fatigue, visible. Il prend le train le lendemain pour Strasbourg où il passe les seules vacances de l’année. Le repas fini, nous retournons sous la pluie. Le Prisonnier nous rejoint au café Populaire. Il évoque ses femmes. Nous faisons le compte. Y en aurait-il une de plus que d’habitude? Oui, et travailleuse. Il se frotte les mains. “La journée, elle est au bureau. Le mois prochain, nous partons en vacances en Patagonie. Voyage d’aventure. Tous frais payés.” Cependant, la serveuse demande ce que nous voulons boire et le voici, fidèle à lui-même, partageant des clins d’œil, plaçant des blagues, définissant un territoire psychologique. Soudain, je saute de ma chaise. Dans la rue, je rattrape Henry Daley, le marchand de biens. Costume gris, imperméable beige, parapluie fin. Après l’embrassade et le mémoire de mes parages, il me demande si je cherche toujours un appartement à Fribourg.
- Je viens d’en faire visiter un, juste là.
Le geste indique la rue Saint-Michel.
- Avec un superbe jardin de 1200 m²…
Peut-il préciser?
- Oh, c’est très joli, mais tout est à refaire. Le propriétaire en veut deux millions et demi.
A peine revenu à la table, je me relève. Gilles vient de passer devant le café.
- Gilles!
Le prénommé poursuit son chemin. Je me répète. En vain. Je le hèle:
- Oh!
Il avait bien entendu et, me reconnaissant, s’exclame:
- Je m’appelle Jean.
Ma faute. Jamais je n’ai su son nom. D’ailleurs, c’est à peine si je sais qui est ce Jean. Je l’ai rencontré dans une cave à livres. Monté sur une échelle, il rangeait des volumes de littérature sur une étagère. Je l’ai revu au restaurant universitaire, puis à la bibliothèque. Fin décembre, avant mon départ pour l’Asie, il a assisté à la présentation d’Ecriture. Bière. Combat. C’est un homme affable, plein de caractère, mais apeuré. L’un de ses amis m’a dit un jour “tu as entendu parler de ses problèmes?” sans rien m’en dire. Pour l’instant, nous buvons de grandes cannettes de bière fribourgeoise puis de la bitter anglaise. Le Prisonnier parle argent, C. parle travail, Jean écoute. Comme nous discutons de la présence massive des immigrés dans Fribourg et que j’assène mon fait, Jean s’écrie:
- Et tu vas publier ça? Mais jamais plus aucun éditeur ne te prendra une manuscrit!
Riant aux éclats:
- Je sais.
- Moi, dit-il, je crois qu’il faut leur donner leur chance.
- Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne l’ont pas saisie!
Et de renchérir sur mon propos. Jean éberlué demande des précisions. Il hésite à se lever, à partir. Il se rassied quand je cite Guy Debord, Marcuse et Adorno. Il est à nouveau sur le départ quand je parle de Pegida, de Smidt et du bloc identitaire. Selon son habitude, C. parle des Romain et des Égyptiens. La mondialisation a toujours existé. Tel est son credo. Jean, l’air effrayé chaque fois que je fais une phrase, se tourne vers la salle, pour juger de son possible impact, comme si une police de la pensée allait surgir et me coller au mur. L’heure passe. C. ivre de bière annone. Le prisonnier salue. Il doit regagner l’appartement: c’est l’heure où sa femme rentre du bureau et il s’agit de lui faire l’amour. Jean saisit l’occasion: perplexe, il me tend la main et me regarde fixement, comme si j’allais être enlevé à la sortie du café Populaire. Nous rejoignons en titubant la gare où C. accueille son amie: il leur reste à préparer les valises.