Mois : juin 2013

Un cour­ri­er me con­firme que je ne suis pas un auteur genevois. En con­séquence je ne puis pré­ten­dre obtenir une aide finan­cière. Le pro­jet de Vis­ite des îles suiss­es en radeau est refusé. Mais enfin que suis-je? Un écrivain gri­son, jurassien, vau­dois? J’ap­pelle. Avant de com­pos­er le numéro, je réca­pit­ule. Mes papiers mil­i­taires sont à l’Am­bas­sade de Mex­i­co, mon apparte­ment de la Casa Dondé dans le dis­trict fédéral où je reçois par­tie de mon cour­ri­er, mon adresse fis­cale est à Genève, mais je paie les impôts en tant que rési­dent étranger dans l’Ain où je suis pro­prié­taire. Au télé­phone une amie admin­is­tra­trice. Elle rit. Je ris avec elle mais je suis ennuyé: la Suisse pos­sé­dant quelques 300 îles cette expéri­ence géo­graphique sur bouée de camion ne peut être expédiée en un week-end. Elle demande où je suis né, et con­clut: tu es un écrivain vau­dois. Cette nou­velle m’as­somme. Bien enten­du, ajoute-t-elle, ça n’a aucun sens, mais c’est le règle­ment. L’écrivain genevois est celui qui habite le can­ton. Il ne me reste qu’à remon­ter le Rhône jusqu’à Lausanne.

Lec­ture et con­ver­sa­tion autour de 45–12, retour à Arava­ca à la Librairie Albert-le-Grand de Fri­bourg. Avant l’heure un per­son­nage passe la porte la main ten­due et demande l’au­teur aux caiss­es. La patronne le ren­seigne. Il s’ap­proche et me remet une carte de vis­ite dont une face représente un paysage enneigé des Préalpes gruyéri­ennes. Au ver­so son nom et ses qual­ités: pein­tre, écrivain.  Je con­nais ces crêtes que j’ai admirées pen­dant des années depuis la ferme famil­iale d’Oron, hauts de Saint-Mar­tin, Dent-de-Lys, Molé­son. Le vis­i­teur tient mon livre des deux mains devant son vis­age couper­osé, le passe sous le bras et demande où est l’édi­teur. Il est en retard. Je vais l’at­ten­dre, dit l’homme qui faire comme il dit, par­courant d’un oeil con­cerné les plateaux de livres, atten­tif de fait au seul mou­ve­ment de la porte qu’à son grand désar­roi per­son­ne ne fran­chit pen­dant cinq min­utes. Plus tard vien­nent des amis et nous par­lons. Enfin, au bout de quelques vingt min­utes, je désigne le pein­tre à Alex Loye. L’homme lui remet sa carte et tire d’une sacoche un man­u­scrit ser­ré dans une chemise bleue. Rasséréné, il s’ap­proche alors de moi :
- Je vais tout de même vous acheter un livre.
Sur demande, je le para­phe, il le range dans la sacoche à la place du man­u­scrit bleu et sort. Ce qu’il ignore c’est que l’édi­teur s’est excusé et qu’Alex Loye le remplace.

Effrayé par mon état de cor­rup­tion, pas tant physique — les attaques de l’âge et des adju­vants sont néces­saires — que spir­ituel. M’échap­pent peut-être à jamais tout un reg­istre de la con­nais­sance intérieure. Or sans la prise qu’elle offre en dotant notre monde immé­di­at d’un arrière-monde nous sommes mêlés sans relâche au pugi­lat et repliés sur notre con­di­tion ani­male, Je cherche vers quelle pente ascen­dante organ­is­er mes forces claires.

Chambre sur la plaza mayor de Ségovie

Cham­bre sur la plaza may­or de Ségovie pos­sé­dant son bal­con en catelle et fer forgé. Aus­sitôt descen­du de vélo, cent pom­pes, la douche puis la bière près de l’Aque­duc où la présence des touristes atténue la morosité des Espag­nols. Frère fait révis­er sa potence. Il lui en coûtera le prix d’un café en Suisse et encore, le mécani­cien se jus­ti­fie. Au moment de regag­n­er l’hô­tel, d’autres cyclistes, Muni­chois, venus de San Sebas­t­ian, qui pointent les défauts d’une France en perdi­tion dont l’Alle­mand, une fois de plus, est le bouc-émissaire.

Jeu de pistes en ville

Jeu de pistes en ville où nous cher­chons des chaus­sures de course haut de gamme ridicules et voy­antes. Un mag­a­sin de sport de la périphérie en pro­pose un paire des­tinée au Triathlon dont le gar­nissage flu­o­res­cent compte cinq couleurs et des motifs imprimés. Hélas la bonne taille manque. Com­merçant, le vendeur envoie son cousin à moto à Ségovie. Le lende­main, nous sommes de retour. La taille cor­re­spond, pas le mod­èle. Le vendeur dépité nous regarde par­tir. Plus tard nous buvons de petites bières dans un bar où l’on nous offre cala­mars, salpi­con de mariscos, tor­tilla, champignons à l’ail — un de ces endroits hors du temps où le cal­cul n’en­tre pas — puis pour­suiv­ons la recherche. En basse-ville, autre mag­a­sin de sport et autre atti­tude: les vendeurs sont incré­d­ules. Nous essayons des chaus­sures, posons des ques­tions, leur flegme indique qu’ils ne pren­nent plus les clients au sérieux, que d’i­ci quelques jours ou quelques heures, ils fer­meront. Nous achetons les chaus­sures et des paires de san­dales à prix bradés mais ils ne se dépar­tis­sent pas de cette atti­tude. Lorsque nous sor­tons, ils se tien­nent debout der­rière le comp­toir, occupés à se con­va­in­cre qu’ils ont fait une vente.

Avilà sous la pluie.

Avilà sous la pluie. Rues mornes, bars dépe­u­plés, arcades borgnes. Le mau­vais temps ajouté aux dif­fi­cultés économiques trans­forme la ville. Jamais vu l’Es­pagne ain­si. Au Parador Nacional, hôtel de caté­gorie aux prix en baisse, récep­tion­niste frus­tré qui fait la moue lorsque vous sortez vos bil­lets, atti­tude désor­mais com­mune en France et qui finit de ruin­er le sys­tème. Con­tre les annonces de salut des gou­ver­nants, il me sem­ble évi­dent que la richesse ne revien­dra pas.

Basilique du Valle de los Caidos

Basilique du Valle de los Cai­dos près d’El Esco­r­i­al. Le tombeau de Pri­mo de Rivera entre deux chapelles, celui de Fran­co côté choeur. Le funic­u­laire qui monte à la croix est arrêté, le ciel orageux. Depuis le por­tail de fer qui clôt le site à la hau­teur de la nationale six kilo­mètres d’une route sin­ueuse en forêt. A mi-dis­tance un pont. Des légion­naires débar­qués d’une camion­nette de loca­tion nous deman­dent une pho­to. Nous échangeons nos appareils. Frère et moi vélos devant, mail­lots suiss­es et casques, eux groupés façon classe d’é­cole. Paysage austère et sauvage, mon­u­ment laid, creusé dans la mon­tagne par les pris­on­niers de guerre répub­li­cains, que les social­istes du gou­verne­ment Zap­a­tero menaçaient il y a quelque années de démolir. Sur la vis­ite, un jeune tatoué accom­pa­g­né d’un chien et de vieilles dames dont les maris ont servi au front. J’avais 12 ans la fois précé­dente, nous habi­tions Madrid, le Général venait de mourir. Aujour­d’hui, à l’époque du marché général, gar­di­ens et vendeuses de la bou­tique des sou­venirs sud-améri­cains. Mon­u­ment à la gloire d’une Espagne dis­parue, fas­ciste et vic­to­rieuse, dont l’His­toire est seule juge. Cri­ti­quable en revanche la présence sur les lieux d’un monastère fran­cis­cain en activ­ité. Que des moines choi­sis­sent de prier Dieu et de divis­er les hommes est incompréhensible.

Afin de satisfaire les lobbys industriels

Afin de sat­is­faire les lob­bys indus­triels les bureau­crates brux­el­lois ont imposé un change­ment de plaques minéralogiques aux véhicules européens. Jus­ti­fi­ca­tion: l’u­ni­for­mité. Enten­dre: la destruc­tion du sen­ti­ment d’ap­par­te­nance. Un Andalou doit ignor­er que les occu­pants du véhicule voisin sont Basques, un Bre­ton que tel véhicule vient d’Al­sace. En France, devant les protes­ta­tions de quelques députés en mal de dis­cours, une direc­tive autorise les déten­teurs de plaques à indi­quer le départe­ment de leur choix. Ce qui prou­ve que seul importe la créa­tion arti­fi­cielle d’un marché.

Traversée d’une sierra aux contreforts poussiéreux.

Tra­ver­sée d’une sier­ra aux con­tre­forts pous­siéreux. Sur le plateau les murs de pier­res sèch­es ouvrent sur des prés à tau­reaux. Nous pous­sons les vélos pour ne pas effray­er les bêtes et enfour­chons à la lim­ite de la pinède. Sur l’as­cen­sion du col deux hard­es de san­gliers. Nous empor­tons un matériel de guidage sophis­tiqué mais faute d’avoir con­sacré du temps au mode d’emploi sommes inca­pables de l’u­tilis­er. Frère mon­tre une direc­tion générale, si j’ac­qui­esce, nous roulons. Pour la pre­mière fois depuis des années, nous allons sans but. Cinq jours au départ de Madrid, l’idée de séjourn­er à Ségovie, Avi­la, peut-être El Esco­r­i­al, voilà l’in­ten­tion. Vers Car­cones, seuls au milieu de la lande, nous abor­dons un par­adis: tapis de fleurs sauvages, glou­glous des ruis­seaux, cail­loux blancs semés en flo­cons. A Brao­jos, dans le fond de la val­lée, après une descente par les sen­tiers à plus de 50 km/h, une vil­lage arc­que­bouté autour de sa place. Le soleil vient de percer et darde un banc que se parta­gent un cou­ple et leur fils, tous trois en béret, appuyés sur des cannes de berg­er, le regard tran­quille. Nous cher­chons notre direc­tion quand survient une vielle femme habil­lée d’un fichu noir. Ses tons délavés, sa trame usée, indiquent qu’elle doit le porter depuis son veu­vage il y a trente ans ou plus. Elle marche avec lenteur dans des espadrilles loque­teuses, son vis­age évoque les sculp­tures de sucre de la fête mex­i­caine des morts. J’ai le temps d’apercevoir ses dents, fichées au hasard, ses yeux tournés vers l’au-delà. Arrivée devant le banc, elle fait demi-tour. Le fils mar­que un silence, puis nous détaille notre itinéraire.
-… et après l’abreuvoir vous tirez tout droit. Vous ne pou­vez pas vous tromper, il y a une chaîne tombée au sol.
Un heure d’une ascen­sion exigeante par un vent léger et frais, puis la descente sur Acebeda.

Après trois heures à pédaler

Après trois heures à pédaler dans les cail­loux d’un chemin qui longe l’an­ci­enne voie de chemin de fer nous atteignons le col de Valde­man­co. L’auberge tient des salles de fête pour noces de mariage. Pas de menu affiché, le garçon le récite à notre table. Nous buvons le vin et la limon­ade lorsqu’un cou­ple de vieil­lards s’in­stalle à la table voi­sine. Ils sor­tent d’un cab­i­net de médecin. La femme san­glote, l’homme par­le fort pour don­ner de la vie à la vie. Paraît le serveur, ils l’en­tre­ti­en­nent. Il part, la femme pleur­niche.
- Je n’en peux plus…
- Tu ne vas pas pleur­er!
- Je te dis que ça ne sert plus à rien.
- Ce morceau de cochon est excel­lent, prof­ite!
Le garçon reparaît. La femme lui demande des nou­velles de sa mère, de son fils. Sitôt par­ti, elle repousse couteau et fourchette, trem­ble et gémit. Lui mâche et hausse le ton. Plus tard, ils par­lent vite, au ras des assi­ettes, comme un cou­ple qui au fil des ans et de l’in­tim­ité, a inven­té sa pro­pre langue. Tan­dis que la femme se bat con­tre un diag­nos­tique, lui est venu manger et ne veut pas gâch­er son repas.