Sur le vol Genève-Madrid, une femme à peau diaphane, aux yeux couronnés de longs cils. Port raide, gestes rares et mesurés. Habillement soigné, coûteux et modeste. Aucun snobisme. Ce qui frappe, c’est son détachement. Elle est assise à deux sièges et semble habiter un autre monde. Quand l’hôtesse propose une boisson, elle tourne son visage, mais le regard est intérieur et si elle nous voit, c’est avec la discrétion précieuse qu’imposaient aux femmes les moeurs du grand siècle. Plus tard, elle lit en russe un volume enchâssé dans une reliure de cuir décoré, fixe les pages où l’on devine en vignettes, entre les lignes du texte, des portraits d’aristocrates. Frère me signale qu’il l’a remarquée avant même l’embarquement. Elle est remarquable. Que dans cette société tonitruante il soit encore possible de se mouvoir avec tant de grâce laisse perplexe.
Mois : juin 2013
Liberté rassurante
Liberté rassurante de l’hôtesse de terre au départ de Genève qui admettant que le site de réservation en ligne de Swiss ne précise pas que le transport des vélos est payant nous recommande de les placer sur le tapis des bagages spéciaux en comptant que personne ne s’avisera de les facturer, et ainsi, nous les retrouvons à l’arrivée à Barajas, celui de Frère dans un sac de toile, le mien dans un carton que je découpe au cutter, avant de remiser le tout dans une consigne automatique et de prendre un train de banlieue pour Colmenar el viejo où vers 10 heures nous commençons de rouler.
Dans les années 1970 ma grand-mère m’emmenait à l’Innovation, magasin de sept étages au centre de Lausanne. Au rez nous buvions un jus de carotte que pressait une dame sur une petite machine manuelle, au premier j’écoutais de la variété sur vinyls 45t, dans les étages moyens, ceux des habits, je m’embêtais et enfin nous empruntions l’escalator qui mène sous les toits. La marchandise exposée à cet étage était de toutes sortes. D’ailleurs il n’avait pas de nom, c’était le 7ème. Jouets techniques, vaisselle, penderies d’habits et dans un coin, disposés à la manière encyclopédique, à bonne distance afin d’être identifiée par les clients, les instruments de musique: batterie, Marimbas, trompette. Jusqu’au jour où apparut le premier synthétiseur (Bontempi? Korg?) Le gérant d’étage, un homme en costume noir, chemise mauve et cravate, connaissait ses produits et répondait avec brio aux questions impromptues. Pour la même raison il ne manipulait les merveilles en vente au 7ème que de façon distraite, sauf bien sûr au moment de vanter leur mérite. Le reste du temps, il arpentait les allées et saluait les clients que déchargeait à son niveau l’escalator. L’apparution du synthétiseur changea ses habitudes. Pianiste amateur il avait l’habitude de s’asseoir au clavier. Afin que chacun mesure l’ampleur du saut technologique que symbolisait l’instrument nouveau il enclenchait un rythme préenregistré et plaquait une rengaine sur les touches. Aujourd’hui encore mon frère et moi gardons en mémoire cette musique artificelle, plate et légérement soporifique que Brian Eno, monstre intuitif, qualifiera plus tard d’airport music, qui deviendra ambient, space music, musique d’ascenseur, lounge et que sais-je? Tout à l’heure mon fils pianote sur la tablette et me donne à écouter sa composition. Ni plus ni moins que du David Guetta ou du Black Swedish Maffia. Puis il s’applique et joue le titre répété à l’école en classe de musique. Trois notes, une quatrième, puis les trois mêmes, la quatrième, et la mise en boucle. Prenons du recul. La pop est une schématisation du classique, la disco de la pop, la techno de la disco. Mais la linéarité n’est qu’apparente. Le compositeur pop des années 1970 est capable de composer, pas le DJ techno des années 2000. Lorsque le maître de musique prend pour modèle une composition faite au hasard et selon les règles de la machine que peut-il s’ensuivre, ou plutôt, peut-il encore y avoir musique et pour combien de temps? Ce que démontrait déjà sous l’effet du désoeuvrement l’employé de l’Innovation condamné le jour durant à lutter contre son ennui en tirant parti des produits en vente dans son septième étage: voyez cette merveille qui à défaut de faire de la musique me transforme en faux musicien.
Il tira les volets et baissa les stores, occulta les fenêtres, tapissa l’intérieur des porte. Il traîna le fauteuil face au frigidaire, vérifia son stock, ferma le frigidaire, recula de cinq pas jusqu’au fauteuil, s’assit. Il répéta plusieurs fois l’exercice afin de s’assurer qu’il aurait accès aux vivres puis retira son pantalon et s’installa dans le fauteuil. Il passa alors une cagoule sur la tête et ferma les yeux. Lorsqu’on le retrouva il avait écrit au crayon gras sur sa cuisse droite: il n’y a toujours rien à voir.