Dans les années 1970 ma grand-mère m’emmenait à l’In­no­va­tion, mag­a­sin de sept étages au cen­tre de Lau­sanne. Au rez nous buvions un jus de carotte que pres­sait une dame sur une petite machine manuelle, au pre­mier j’é­coutais de la var­iété sur vinyls 45t, dans les étages moyens, ceux des habits, je m’embêtais et enfin nous emprun­tions l’esca­la­tor qui mène sous les toits. La marchan­dise exposée à cet étage était de toutes sortes. D’ailleurs il n’avait pas de nom, c’é­tait le 7ème. Jou­ets tech­niques, vais­selle, pen­deries d’habits et dans un coin, dis­posés à la manière ency­clopédique, à bonne dis­tance afin d’être iden­ti­fiée par les clients, les instru­ments de musique: bat­terie, Marim­bas, trompette. Jusqu’au jour où apparut le pre­mier syn­thé­tiseur (Bon­tem­pi? Korg?) Le gérant d’é­tage, un homme en cos­tume noir, chemise mauve et cra­vate, con­nais­sait ses pro­duits et répondait avec brio aux ques­tions impromptues. Pour la même rai­son il ne manip­u­lait les mer­veilles en vente au 7ème que de façon dis­traite, sauf bien sûr au moment de van­ter leur mérite. Le reste du temps, il arpen­tait les allées et salu­ait les clients que déchargeait à son niveau l’esca­la­tor. L’ap­paru­tion du syn­thé­tiseur changea ses habi­tudes. Pianiste ama­teur il avait l’habi­tude de s’asseoir au clavier. Afin que cha­cun mesure l’am­pleur du saut tech­nologique que sym­bol­i­sait l’in­stru­ment nou­veau il enclen­chait un rythme préen­reg­istré et plaquait une ren­gaine sur les touch­es. Aujour­d’hui encore mon frère et moi gar­dons en mémoire cette musique arti­fi­celle, plate et légére­ment sopori­fique que Bri­an Eno, mon­stre intu­itif, qual­i­fiera plus tard d’air­port music, qui devien­dra ambi­ent, space music, musique d’as­censeur, lounge et que sais-je? Tout à l’heure mon fils pian­ote sur la tablette et me donne à écouter sa com­po­si­tion. Ni plus ni moins que du David Guet­ta ou du Black Swedish Maf­fia. Puis il s’ap­plique et joue le titre répété à l’é­cole en classe de musique. Trois notes, une qua­trième, puis les trois mêmes, la qua­trième, et la mise en boucle. Prenons du recul. La pop est une sché­ma­ti­sa­tion du clas­sique, la dis­co de la pop, la tech­no de la dis­co. Mais la linéar­ité n’est qu’ap­par­ente. Le com­pos­i­teur pop des années 1970 est capa­ble de com­pos­er, pas le DJ tech­no des années 2000. Lorsque le maître de musique prend pour mod­èle une com­po­si­tion faite au hasard et selon les règles de la machine que peut-il s’en­suiv­re, ou plutôt, peut-il encore y avoir musique et pour com­bi­en de temps? Ce que démon­trait déjà sous l’ef­fet du désoeu­vre­ment l’employé de l’In­no­va­tion con­damné le jour durant à lut­ter con­tre son ennui en tirant par­ti des pro­duits en vente dans son sep­tième étage: voyez cette mer­veille qui à défaut de faire de la musique me trans­forme en faux musicien.