Mois : janvier 2020

Myanmar 15

Qua­tre cent kilo­mètres à tra­vers une jun­gle entre­coupée de champs de palmes à huile. Pas de ville, pas même de vil­lages ; rien que des hameaux de quelques masures. Les plus cori­aces sont dotées d’un mur latéral en briques, les autres ont leurs parois en osier, leur toit en feuil­lage tressé. La plu­part sont mon­tées sur pilo­tis, tant pour les bêtes j’imagine que pour faire face aux pluies de mous­son. Seules autres con­struc­tions, le tem­ple, l’école, et ça et là une caserne borgne. Le voy­age est inter­minable. Lev­és à huit heures, nous roulons tou­jours au cré­pus­cule. Le chauf­feur mar­que une halte, c’est l’heure de manger : nous sommes à mi-dis­tance. Bien que je n’aie rien avalé depuis la veille, je renonce. Tout est mau­vais, jusqu’au riz à la vapeur. Une bouil­lie de grain cassé. Nous faisons notre entrée dans Kawthaung, à l’extrême sud de la Bir­manie, à vingt-trois heures. La grande roue mul­ti­col­ore d’un luna­park nomade tourne dans la nuit. Les lumières de la fêtes estom­pées, c’est à nou­veau la nuit. Je réveille Aplo. Une moto nous prend en charge, nous con­duit au Pen­guin hotel (con­seil du taxi). Le lende­main matin, il faut vider tous les sacs : une colonie de four­mis naines s’est instal­lée par­mi nos affaires.

Myanmar 14

Une his­toire bir­mane, de Georges Orwell. L’auteur maîtri­sait l’art de la descrip­tion. Je lis peu de romans con­tem­po­rains, mais il me sem­ble que cet art, peut-être en rai­son du déficit de vocab­u­laire (prég­nance de l’image sur notre monde) est en par­tie per­du. Sa con­nais­sance des arbres et des plantes a de quoi ren­dre jaloux. Jamais je n’ai su désign­er un arbre sinon par le nom générique – sans par­ler de la flore…

Myanmar 13

Dans l’archipel des Mer­gui avec seize Chi­nois, mem­bres de la même famille. L’aînée va sur les qua­tre-vingts ans, le puîné tient à peine debout. Entre les deux, surtout des jeunes filles nubiles. Tous les quarts d’heure elles se changent. Dès qu’il a quit­té la forêt de man­groves à laque­lle est adossé un Boud­dha (« C’est une fille, me répète Aplo ») couché de 250 mètres, le hors-bord vole plus qu’il ne nav­igue. Quand il ralen­tit, les Chi­nois­es se pren­nent en pho­togra­phie. Les pos­es rap­pel­lent les cat­a­logues de coif­fure et la télévi­sion. Elles sont char­mantes et fines. D’une extrême gen­til­lesse. L’incommunication est totale. Je les prends en pho­to. Elles nous invi­tent au milieu du groupe, jouis­sant déjà de l’impression qu’elles fer­ont auprès de leurs copines de Taipeh (je le sais par la déc­la­ra­tion de police, qui exige la prove­nance des vis­i­teurs) quand elles mon­treront les « touristes blancs ». Le bateau zigzague entre des forêts ron­des émergées de l’eau. Dans l’après-midi, nous atteignons une île en forme de dragée. Une côte est cou­verte de galets. Les formes sont éton­nantes de rigueur géométrique. En les faisant sauter dans la paume de la main, on imag­ine le tra­vail des siè­cles. Je ramasse des pièces ovales et ron­des. Galets gris, noirs, par­fois d’un roux translu­cide. Un sen­tier con­duit à l’autre ver­sant de l’île. Sable étince­lant, eau trans­par­ente. Beau­coup mieux que les cartes postales trafiquées par les marchands de bon­heur. Et plan­té comme une épine dor­sale tombée du ciel, au milieu de la plage, une rocher noir troué à sa base. On passe par-dessous, à tra­vers une porte naturelle, pur gag­n­er uen sec­onde éten­due de sable, tout aus­si lumineuse.

Myanmar 11

Déam­bu­la­tion sur des avenues pleines de pous­sière, le long des vieilles pro­priétés d’Empire, sous des palmiers gris, jusqu’à la pagode majeure dont nous avons vis­ité en soli­taire la réplique à Naypyi­daw. Puis dans le parc munic­i­pal, par­mi des cen­taines de cou­ples qui se pho­togra­phient sous des ombrelles. Sur les aires de pique-nique, les Indi­ens d’un côté, les Bamars de l’autre, et partout, quand il y a groupe, les femmes séparées des hommes. Sourires, rires, humeur enjouée. Au cen­tre, un dynamisme que je n’ai u nulle part ailleurs dans le pays : les pre­miers indices de la fébril­ité com­mer­ciale pro­pre au nou­veau cap­i­tal­isme asi­a­tique, avec, bien sûr, dans les arrière-cours, les ruelles, les impass­es, une vie grouil­lante et ralen­tie, à demi-nue, un moyen-âge.

Myanmar 12

Atter­ri à huit heures à Myeik, sur la mer d’Andaman. De l’aéroport, nous tra­ver­sons la ville à pied. C’est l’heure de la ren­tée des class­es. Aux abor­ds des écoles — bâti­ments ouverts avec ses class­es en galerie — mille potach­es en uni­formes peignés à l’eau. Un vendeur de crêpes attire tous les regards. Silen­cieux, les enfants atten­dent leur tour. Ce sont les seuls à ne pas se laiss­er dis­traire. Les autres nous fix­ent, à la fois effrayés et curieux. Lorsque nous apercevons un ate­lier mécanique ou une sta­tion d’essence (quelques bouteilles de 2 temps posées sur un car­ton), nous deman­dons à louer une moto, mais ici, on ne par­le pas l’anglais. « Hel­lo » est le seul mot con­nu. J’essaie de traduire sur mon télé­phone. Le résul­tat n’est pas meilleur. Nous atteignons le port. Envasé, jonché d’ordures, puant, il est digne de l’Inde pro­fonde. En retrait, un joli marché cou­vert aux stands de vieux teck. Dans les bou­tiques, assis­es au milieu des casseroles, longyi, man­darines, marteaux et sacs de toile, les vendeuses, en tailleur, impas­si­bles. J’achète un sac de billes pour deux francs. Ce que je vais en faire ? Jouer au pot, dis-je à Aplo (De fait, j’ai joué aux « cani­cas », mot espag­nol pour « billes », presque chaque jour, qua­tre ans d’affilée, à Madrid, autour de 1977).

Myanmar 10

Sen­ti­ment de pénétr­er la cap­i­tale (enfin, celle d’avant 2005) par les bas-fond. Il est passé minu­it. L’air épais et noir freine les mou­ve­ments. Aplo sug­gère de quit­ter la gare de Ran­goun à pied. Les chauf­feurs de taxi guet­tent les derniers clients de ce dimanche. Je fais signe, négo­cie. Instal­lés sur la ban­quette d’un véhicule qui a per­du ses sus­pen­sions, nous cir­cu­lons au-dessous de la ligne des immeubles. Eclairage pau­vre, motos garées, gar­gotes. Arrivés au Sun­shine hol­i­days – un bloc lugubre au per­son­nel endor­mi — nous deman­dons la direc­tion du bar. Sur une ter­rasse cou­verte, une paire de jeunes Améri­caines, fardées et sonores, pre­mières touristes de la semaine.

Myanmar 9

En fin de compte, nous aurons roulé quelque treize heures dans ces wag­ons des années 1930 tirés par une loco­mo­tive qui tangue. Fenêtres et portes ouvertes, dans des fau­teuils mas­sifs mal arrimés au planch­er (upper class), nous sau­tons comme des poupées sur ressort. Roues, moteur, sif­fle­ments et rythme des tra­vers­es, le vacarme est assour­dis­sant. Sur le côté des voies, des maisons famil­iales où jouent des enfants, leur par­ents occupés à séch­er leur récolte, dans la cour­sive des dizaines de paysannes et d’ado­les­cents mon­tés en s’ac­crochant au con­voi: ils vendent à la criée des nouilles au gin­gem­bre, du pain de crevette et des noix, de la mangue verte, des œufs de per­dreau, du cur­ry… l’énuméra­tion serait longue. Dans l’après-midi, Aplo achète deux riz et des épis de maïs. Tan­dis que nous man­geons, une bande de souris net­toie les déchets sous nos pieds. Par­ti de Naypyi­daw comme nous, un moine rieur. Après qua­tre cent kilo­mètres, au soleil décli­nant, il achète deux douzaines de pois­sons secs. A une heure du matin, au milieu des feux de poubelle que des vagabonds allu­ment pour se réchauf­fer, nous entrons dans Rangoun.

Myanmar 8

Tou­jours à moto, sans repères (peu de pan­neaux, moins d’une cinquan­taine pour la cap­i­tale) dès lors que les routes et avenues sont conçues sur un mod­èle unique et qu’il n’y a presque aucun immeu­ble sur les côtés, nous roulons trente kilo­mètres pour attein­dre la gare cen­trale, édi­fice couleur alu­mini­um dont le hall est muni d’un lus­tre géant. Un indi­vidu dort con­tre un pili­er, une femme de ménage pousse une ser­pil­lère sur deux cents mètres. Au guichet, l’employé nous dit de venir same­di matin, une heure avant le départ du train pour Ran­goun. Temps de voy­age prévu, 12 heures.

Myanmar 7

A un chauf­feur-livreur qui se tenait au car­refour de l’avenue Thin­ga­ha, nous avons loué sa moto chi­noise : à l’avant, qua­tre vitesses pro­gres­sives, à l’arrière qua­tre vitesses dégres­sives. Les casques en plas­tique sont munis de pare-brise dans le style agents du feu. Avec cet équipage, nous roulons en direc­tion des fontaines géantes aux tulipes de plâtre qui décorent les croise­ments du cen­tre de Naypyi­daw, puis instal­lons la caméra au scotch sur l’avant du caré­nage de la moto avant d’entrer dans la zone mil­i­taire, autour du par­lement. Bien­tôt seuls, ou à peu-près (une voiture à l’horizon, un pié­ton sous les palmiers cubains), je con­duis au milieu des vingt pistes sur plusieurs kilo­mètres. Sur le côté, porte mon­u­men­tale, gradins de parade, postes de guet. Puis l’enceinte noir et or du par­lement, clos de l’extérieur, plus vaste que Lau­sanne, et désert. Nous ressor­tons par l’autre bout. Le mil­i­taire de fac­tion s’incline. Nous con­tournons deux stades. Les por­tails sont fer­més par de gros cade­nas. Der­rière une colline en pente douce, une « zone » d’habitation pop­u­laire : cinquante locat­ifs à l’identique.

Myanmar 6

Mon­tés dans un camion de prox­im­ité à qua­tre heures, puis de la gare routière, dans un bus blanc. Dès que le moteur est démar­ré, l’assistant du chauf­feur prend place sur le marchep­ied. Penché sur la route, il crie : « Naypi­do, Naypi­do, Naypi­dooo ! ». Lorsque qu’un poids-lourd arrive en sens con­traire, il indique l’écart néces­saire à son chauf­feur en mon­trant un doigt pour chaque dizaine de cen­timètres. Lorsqu’un pié­ton cam­pé sur le bord de la route hèle notre bus, il le sig­nale au chauf­feur qui plante sur les freins. Le client monte. S’il est chargé, l’assistant porte et range. Le bus fait aus­si poste. Des paysans appor­tent des sacs de graine, des bidons d’huile, des caiss­es. L’assistant met où il peut, on repart. A huit heures, à la hau­teur d’un hameau, tous les sièges sont occupés, le couloir se rem­plit : ce sont écol­iers, carta­bles au dos, qui vont à l’école. Ils descen­dent deux kilo­mètres plus loin. Et l’assistant, caché der­rière la porte à van­tail dont il se sert comme d’un boucli­er fixe la route et soudain se penche, le bras ten­du, un doigt indi­quant la direction :

-Naypi­dooo ! Naypi­do, Naypido, !