Mois : janvier 2017

El Palo

Balade de prox­im­ité dans le quarti­er pop­u­laire El Palo. Situé à l’est de Mala­ga, ser­ré entre des maisons bass­es de pêcheurs qui don­nent sur le sable et des mon­tagnes rouges, il date des années 1960, époque dont il garde les traits. La rue com­merçante est som­bre, encadrée de grandes façades qui font rideau. Au pied des immeubles, des rib­am­belles d’ar­cades, cer­taines de métiers anciens, mer­ceries, cor­don­niers, tailleurs. Plus loin un pas­sage, au sens de Wal­ter Ben­jamin; j’en ai vu de sem­blables à Budapest, demi-borgnes, dal­lés de mar­bre et mal éclairé avec, en plus, ici, ces entrées de concierg­eries en bois vit­ré. Puis, à la per­pen­dic­u­laire, dans la rue Vil­la­fuerte, un aligne­ment d’o­r­angers. Chaque arbre porte cent fruits. Cer­tains roulent dans le caniveau. A les suiv­re du regard, on remonte la pente qui forme une per­spec­tive digne de la Renais­sance pour s’achev­er con­tre la mon­tagne, toute de terre et vierge. Dans la par­al­lèle, une baraque peinte à la chaux: vente de char­bon, miel, glaçons. Au super­marché, je cherche du lait de noix de coco. Les Chi­nois ne man­quent pas. Ils sont même plus nom­breux que le reste de la semaine, puisque le same­di après-midi les Espag­nols fer­ment bou­tiques. Mais il n’y a pas cette sorte de lait. Tou­jours à vélo, je redescends vers la mer. Sous la rue com­merçante, qui est en sens unique, des rues plus étroites, hab­it­a­bles. Une sur deux est inter­dite au traf­ic. Au sol, du car­relage, à l’embouchure de gros cail­loux. Les voisins entre­posent leurs affaires devant chez eux, sèchent leur linge, instal­lent des tables. Celui-là a un bateau appuyé à l’en­trée du salon, cet autre des cannes en perch­es de bam­bous. En regag­nant la plage, je roule devant le cré­ma­to­ri­um. Au milieu d’une foule, les croque-morts sor­tent un cer­cueil du cor­bil­lard. En sur­plomb, il y a le stade de foot­ball. Une fête s’y déroule, la musique dis­co résonne au-dessus des familles en deuil. Je pour­su­is le long de la côte. Près de la crique de l’Araignée, une tour de sur­veil­lance comme il y en a sur la Cos­ta del sol. Ronde, pous­siéreuse, sans toit, au-dessus de l’eau. Des pêcheurs à la ligne se tien­nent sur les rochers. Quelques maisons sont regroupées là, sur l’éper­on. Per­son­ne n’y vient, car à cet endroit la mon­tagne est exploitée par une fab­rique de ciment qui rejette des tonnes de pous­sière fine. De la tour, on aperçoit la car­rière supérieure et, sur la route d’Almería, un bar d’un étage, con­stru­it dans le plus mau­vais endroit du pays, sous la fab­rique, con­tre la route, à peu près inac­ces­si­ble. Le bar Mesa, lit­térale­ment “bar table”. Une bar­rière empêche les buveurs de tomber sur la route lorsqu’il sor­tent du local. Pour revenir au groupe de maisons, les deux ruelles, l’une de dix mètres, l’autre plus courte, por­tent des noms d’écrivains: Calle escritor Luis Léon et calle escritor Mc Kin­lay. Prob­a­ble­ment les moins vis­itées de toute la région. 

Importation

L’im­por­ta­tion mas­sive d’im­mi­grés, jus­ti­fie-t-on, per­met de pour­voir des postes de tra­vail. Baliv­ernes! Le pro­grès con­stant du chô­mage suf­fit à démen­tir. Mais surtout, qui peut imag­in­er que des indi­vidus sans édu­ca­tion qui ne pos­sè­dent pas la langue d’in­scrip­tion sociale et dont la psy­cholo­gie relève de valeurs archaïques opposées à cette notion fon­da­trice du cap­i­tal­isme qu’est le pro­grès puis­sent rivalis­er avec des indi­vidus éduqués dans et pour la société occi­den­tale? L’im­por­ta­tion est bien liée au tra­vail… mais au tra­vail de l’ar­gent. C’est ici la con­som­ma­tion qui est visée. Ces importés, vic­times de la stratégie du “fonds d’écran”(qui con­siste à décrire la réal­ité occi­den­tale sur un mode hol­ly­woo­d­i­en), sont manip­u­la­bles à l’ex­trême quant à leur straté­gies d’achat. Quand on ajoute que les stocks d’ar­gent disponibles n’ont jamais été aus­si impor­tants, la boucle est bouclée. L’im­porté subit le traite­ment que les grands organes de la finance inter­na­tionale ont fait subir à leurs pays d’o­rig­ine dans la deux­ième moitié du XXème, ils sont endet­tés puis rançon­nés. Sur la base de ce mécan­isme, nous autres européens nat­ifs subis­sons le rem­place­ment de nos valeurs, la destruc­tion de notre cul­ture, la liq­ui­da­tion des garanties liées au tra­vail, le ren­force­ment du con­trôle des citoyens, la baisse de la qual­ité de vie et la baisse de la qual­ité des pro­duits. Cette impor­ta­tion mas­sive des immi­grés, avec quelques autres armes des mon­di­al­isa­teurs (à com­mencer par l’ingérence économique et guer­rière dans les pays de la périphérie), nous ramène au jeu de l’avion. Dans le cock­pit, des crim­inels. Ils descen­dent dans des hôtels cinq étoiles, ils ont droit de cuis­sage sur les hôt­esses. Ces dernières, mem­bres du per­son­nel de bord comme on dit, exé­cu­tent les ordres du cap­i­taine. Le peu­ple est pas­sager. Des soutes, remon­tent sans cesse des importés. L’avion va-t-il tomber? Si la porte du cock­pit est assez solide, non; les pas­sagers s’en­tretueront. Le silence revenu, les crim­inels fer­ont atterrir. 

Science-fiction

M’in­ter­ro­geant sue le genre du livre que je viens d’écrire, puisque la clas­si­fi­ca­tion par gen­res fait par­tie des prérog­a­tives des cri­tiques et de leur épigones, les jour­nal­istes lit­téraires, je me dis­ais: y ‑a-t-il encore une sens à par­ler aujour­d’hui de sci­ence-fic­tion? La fic­tion est une autre manière de racon­ter le réel, quant à la sci­ence, sous sa forme tech­nique, elle est présente dans cha­cun des actes de la vie quo­ti­di­enne et sous sa forme abstraite, elle définit notre hori­zon d’at­tente. Reste les batailles galac­tiques, mais il faut remar­quer que rares sont les gens qui peu­vent dire ce qui se passe en géopoli­tique du ciel et que, quoiqu’il en soit, ce sous-genre n’est que la com­bi­nai­son du west­ern et d’une tech­nique imaginaire. 

Courrier

La concierge:
-Il y a du cour­ri­er dans votre boîte aux let­tres. Depuis quinze jours.
-Je vois. En effet, je ne l’ou­vre jamais.
Trois jours plus tard:
-Vous savez relevé votre cour­ri­er? Ce n’est pas bien, il faut lire vos let­tres.
-J’y suis allé.
-Bon.
Et pour­tant, ce n’est que du cour­ri­er ami­cal. En l’oc­cur­rence deux cartes de bons vœux des d’édi­teurs qui sont aus­si des amis. D’ailleurs, nul ne me sachant ici par­mi les désagréables, on ne me met la main ni dans les poches ni dans la tête. Mais eu égard au passé, craig­nant le pire, je ne relève plus.

Au jardin

Au par­adis, il y a de l’eau. Et de la lumière, des arbres, des oiseaux. Rien de plus nor­mal, c’est l’E­den, un jardin: on venait s’y repos­er. Tau­tolo­gie. Un jardin est un lieu où il y a des arbres, de l’eau… Ain­si, il fait bon s’y repos­er. Du grec ancien, “par­adis”, qui sig­ni­fie “enc­los pour les bêtes”, traduit Eden. Par où l’on voit que l’on se rap­proche, du fait de l’indisponi­bil­ité lex­i­cale d’une équiv­a­lent plein, de la ques­tion du tra­vail. Mais c’est juste­ment l’ab­sence de tra­vail qui fait de ce jardin le par­adis, c’est à dire le lieu du repos. Tu en seras chas­sé. Bien. Et que feras-tu? Tu gag­n­eras ton pain à la sueur de ton front. Bref, pour ceux qui atten­dent, n’at­ten­dez pas trop de ce paradis.

Zombification

Com­mencé à écrire, écrire vrai­ment, pre­mière fois depuis trente ans. Écri­t­ure dont le rythme, la visée, la ten­sion fait de vous un mort-vivant. A preuve le monde — il a dis­paru. Reste à trou­ver où se loger. Tout relève du monde, est ficelé, enchaîné, quadrillé de tech­nolo­gie: nous vivons sous un filet d’é­toiles mortes, ram­pons tel des crabes, étour­dis en caque avant la vente à la criée et la mort. Je ne suis pas ras­suré. Fil­er est une option. Bien d’autres ont pris la diag­o­nale. Ils ont fini ce qu’il avaient en tête, sauf quand la folie les a précédé. Et qu’est-ce que la folie sinon la perte des liens? Ami­tiés pul­vérisées, rela­tions dis­ten­dues, con­ver­sa­tions effacées. Il faudrait être croy­ant. Reli­gion — des liens.

Marches de la faim

“[] lorsque l’on perd son tra­vail on a pas souf­fert assez pour se rebeller; en revanche, lorsque l’on a souf­fert durable­ment, on a per­du la capac­ité de pro­test­er de manière organ­isée”.
“La crise de 1929”, Bernard Gazier.
Ce qui, d’après l’au­teur, expli­querait les échecs des “march­es de la faim” et l’ab­sence de révolte face aux actes de répres­sion des mou­ve­ments ouvriers.

Politiques

Pour la pre­mière fois dans l’his­toire de la prési­den­tielle améri­caine, l’élu défend un pro­gramme métaphorique. Les Etats-Unis sont une entre­prise. La lit­téra­ture insis­terait sur les lim­ites de la métaphore. Mais la sim­pli­fi­ca­tion qu’elle opère sur le réel n’est pas plus arbi­traire qu’un pro­gramme idéologique. De plus, cet usage de la métaphore ren­voie au méti­er de Trump, la ges­tion, à une époque où la poli­tique étant affaire de spé­cial­istes, la majorité des hommes de pou­voir n’ont jamais tra­vail­lé de leur vie. Méti­er de la parole, dit-on: autre métaphore. Aux con­séquences évi­dentes: la com­plai­sance envers celui qui est la source du prof­it. Être riche comme l’est Trump sem­ble a pri­ori moins dom­mage­able que de gou­vern­er sous le con­trôle des rich­es. En revanche, à fil­er la métaphore de l’en­tre­prise, l’on con­state la vic­toire sans con­ces­sion du cap­i­tal­isme. Que l’on cau­tionne l’in­ter­na­tion­al-social­isme du clan Clin­ton ou le nation­al-libéral­isme de Trump, deux courants his­toriques passent aux oubli­ettes: le social­isme pop­u­laire, celui que défend un Jean-Claude Michéa lorsqu’il s’in­spire de la légende syn­di­cale anglaise (mais encore faudrait-il pour faire advenir sem­blable poli­tique de la rai­son que les ouvri­ers représen­tassent aujour­d’hui une force sociale équiv­a­lente à ce qu’elle était jusque dans les années 1950) et le libéral­isme clas­sique, qui val­orise l’e­sprit d’en­tre­prise et la lib­erté indi­vidu­elle. De sorte que la prise de pou­voir du nou­v­el élu améri­cain, n’est que la pour­suite d’un proces­sus de con­cen­tra­tion du cap­i­tal qui a nom néo-libéral­isme et qui, dans la phase actuelle, passe fatale­ment par la néga­tion de l’in­térêt indi­vidu­el. Et pour­tant, il faut préfér­er Trump à ses adver­saires, car tan­dis que le pre­mier défend l’en­tre­prise améri­caine con­tre les autres entre­pris­es nationales, les néo-libéraux dont Clin­ton est la représen­tante, au prix d’une alliance con­tre-nature avec les soci­aux-démoc­rates, défend­ent une mon­di­al­i­sa­tion qui ne vise qu’à repro­duire à l’échelle de l’hu­man­ité le sché­ma de pil­lage out­ranci­er insti­tué par les derniers monar­ques de l’An­cien régime.

Sorties

J’avais rai­son, on ne peut s’en sor­tir que par le haut ou par le bas; j’ai tort, il n’y pas de sous-sol et le pla­fond est à toutes épreuves.

Nowhere

Gala veut retourn­er dans le désert, dormir le jour, danser la nuit, échang­er de la nour­ri­t­ure et des drogues, se mou­voir dans une com­mu­nauté pro­vi­soire par quar­ante degrés, sous tente et dans le sable; bien, mais le fait que l’on soit, deux ou trois cent, autorisés à vivre ain­si, quelques jours, hypothèque mon plaisir. Sor­tir de la cage, respir­er pour remet­tre un peu de con­ver­sa­tion dans ce monde, for­mi­da­ble, mais pourquoi ne pas la dessouder?