Mois : janvier 2017

Poubelle des genres

Ces pro­fes­sion­nels de la cul­ture artiste qui aiment le mélange, l’am­biguïté physique, le désor­dre des langues, sont d’abord des gens incer­tains de leur iden­tité, de leurs idées et de l’é­tat du monde. Il n’est pas sur­prenant qu’ils offi­cient en cette péri­ode d’illettrisme revendiqué dans le théâtre, sous-domaine artis­tique qui ne devient lui-même qu’en mari­ant des inconciliables.

Ouroboros

L’un des effets, mesuré au quo­ti­di­en, dans les petites choses, de ces mois d’écri­t­ure à for­muler des intu­itions, d’abord en ratio­nal­isant dans un essai puis en illus­trant par la fic­tion, est de se retrou­ver à devoir vivre, le jour où je relève la tête de la copie, dans le monde annon­cé et décrit.

Mer

La mer déroule de longues vagues d’eau grise, le ciel est bas. Les per­ro­quets se sont tus. Près de la jetée, le bar de plage reste ouvert. Seule à la ronde, la famille sirote en com­pag­nie de quelques voisins Comme pour les kiosques à bon­bons : les retraités les tien­nent con­tre vents et marées. Les enfants sont à l’é­cole, les par­ents évi­tent la plage? Ils se calfeu­trent, ils atten­dent. Nous allons dans notre restau­rant préféré. Pour a pre­mière fois depuis mars dernier, nous man­geons en salle. Le patron est con­tent de nous voir. Mais peut-être est-ce seule­ment des clients qu’il retrou­ve. Je désigne l’îlot de sécu­rité de la route côtière: maçon­né de frais, chargé de ter­reau, à ras. Où sont les cac­tus? Car de ma table, j’ad­mi­rais des spéci­mens de deux mètres, ban­dits man­chots dignes de la Mon­u­ment Val­ley. Il ne sait pas. Au fond, je suis con­tre les change­ments. La con­fis­ca­tion des choses, la fonc­tion, le pas­sage effi­cace des voitures, le pas­sage accéléré du temps. La soupe de pois chich­es et de chori­zo me récon­forte. Ce fond de cul­ture authen­tique: manger pour manger plutôt que pour repren­dre le tra­vail. Nous revenons dans l’ap­parte­ment pour dormir, regarder des films, chercher des répons­es. A dix-huit heures, je prends la route, je vais à l’en­traîne­ment. Une par­tie des habitués à renon­cé au cours. Con­di­tions extrêmes, m’ex­pliquent les plus assidus — il fait douze degrés. L’as­sis­tant retire une veste, une deux­ième veste, un et deux pulls. Plus tard, je ren­tre par le port. Sur les ter­rass­es, quelques buveurs en bon­net. Face à la mer, incré­d­ules, ils attendent. 

Lois de la physique

Que dans son for intime cha­cun se veuille libre pour un résul­tat col­lec­tif aus­si con­traire laisse perplexe.

NIF 4

Con­fron­té à cet imbroglio admin­is­tratif, me revient en mémoire l’at­tente devant la douane de Ceu­ta, l’en­clave espag­nol en ter­ri­toire maro­cain, que je quit­tais alors en voiture pour voy­ager en direc­tion du Mali. 1993, ou l’an­née suiv­ante. Garé en file, nous atten­dions avec une ving­taine de véhicules tout moteur éteint. Une heure, deux, peut-être plus, c’é­tait long. Lorsque nous sommes enfin arrivés en vue du poste de con­trôle et de sa bar­rière, le fonc­tion­naire arabe fes­sait à coups de trique un conci­toyen. J’ai racon­té cela dans Ogro­rog, j’y pense suite à l’at­tente dans ce couloir de la police andalouse, ce matin.

Tour de vis

Cela est con­nu, les pro­duits courants disponibles sur le marché sont de qual­ité chaque jour plus médiocre. La Chine, bien sûr. Et le Viet­nam, les Philippes, les maquilado­ras, c’est à dire nous, néo-libéraux, grands pro­mo­teurs du sché­ma pyra­mi­dale: que les mass­es du tiers-monde pro­duisent pour les mass­es d’oc­ci­dent, nous écumerons et boirons du petit lait. Mais jusqu’i­ci, lorsqu’on accep­tait de vider son porte-mon­naie, on en avait encore pour son argent. Désor­mais, la logique du prof­it max­i­mum se généralise. Elle emporte tout. Que j’achète bon marché ou cher, cela se casse. Pour autant qu’il y ait fonc­tion­nement. Par­fois, je jette au débal­lage. La plus grande frus­tra­tion est venue le mois dernier, comme je ren­trais de Lon­dres: enlevés, les capu­chons des tubes de pom­made, den­ti­frice ou pâte d’an­chois étaient impos­si­bles à refer­mer, le pas de vis étant mal gravé.

Finir

De grands aplats de mémoire fauchée sous le nez, voilà mon paysage; plat, vide, blanc. L’én­ergie passée dans l’écri­t­ure de l’es­sai, six mois d’at­ten­tion soutenue, puis dans le roman, qua­tre mois sup­plé­men­taires, ne peut peut être renou­velée en quelques jours. Ce qui me rap­pelle les angoiss­es de Calaferte devant le manque d’in­spi­ra­tion qui suc­cé­dait aux péri­odes de créa­tiv­ité. A la lec­ture de son jour­nal, on l’imag­ine qui tourne dans sa ferme de cam­pagne, sai­sis­sant un sty­lo ici, le déposant là, le sai­sis­sant encore pour not­er “Rien. Péri­ode infé­conde. Quand cela va-t-il finir?”

NIF 3

La cen­trale de Police ressem­ble au vais­seau galac­tique du film Prométheus. Chi­canes, hublots, plate­forme pour héli­cop­tères, créneaux, forêt d’an­tennes. Elle occupe un quart du plus gros des car­refours de la plus longue des avenues de la ville.
- Vous avez ren­dez-vous ou vous venez chercher un tick­et pour pren­dre ren­dez-vous? De toute façon, c’est le même chose… Là, à gauche, dans le couloir.
Deux cent per­son­nes en paque­ts, harassées, nerveuses, dés­espérées. Pas de chaise, pas de lumière. Un comp­teur affiche le numéro 42.
- Où prend-t-on les tick­ets?, fais-je à un Maghrébin.
-Vous n’avez pas de ren­dez-vous? Dans ce cas, c’est l’autre file. Si vous avez de la chance, vous obtien­drez un numéro.
-Et j’en fais quoi?
-Vous revenez dans un mois.
Je me cale entre une Séné­galaise et deux Chi­nois. A bonne dis­tance, un cagibi. Un employé espag­nol passe la tête à l’ex­térieur, vin­di­catif,  débrail­lé.
-Reculez! Tous der­rière la ligne!
La Séné­galaise s’ex­cuse. Elle fait de petits pas, à recu­lons. Et désigne les Sud-Améri­cains lesquels ont reculé pour éviter que les Russ­es ne leur tombent dessus.
“Alexan­dre, me dis-je, tu as roulé une heure, tu as mis du temps à trou­ver l’aire d’at­ter­ris­sage de la navette, tu as passé au détecteur à métaux, ne craque pas!“
Ceci dit, je me tourne vers le Maghrébin.
“Jamais ça, jamais!“
Et je débar­que. Retour sur la terre ferme, la colère m’en­vahit. Brux­elles con­stru­it des palais de verre pour loger ses grands inutiles et côté du peu­ple, c’est le sché­ma d’hu­mil­i­a­tion.
Mais il faut nuancer: ces gens qui arrivent avec des gilets de sauve­tage sur la poitrine et ten­dent la main n’ont jamais con­nu que l’hu­mil­i­a­tion. D’ailleurs ils sont sur­pris, nul ne les frappe. 

Whey

Bou­tique de nour­ri­t­ure pour sportifs à Mala­ga. Bidons empilés, boîtes flu­o­res­centes, sachets de poudre, la présen­ta­tion habituelle, ses promess­es de gain et un vendeur jeune, beau, gon­flé, géli­fié.
-Tu as une merde dans ta vit­rine, lui dis-je.
-La dame a de nou­veau fait des siennes, me répond-t-il. Il appelle un nom. Un cabot sort de coulisse. Pelucheux, avachi, saucis­son­né. Et le beau vendeur, une servi­ette à la main, ramasse sa merde au pied des bidons de fortifiant.

Course

Une course, ou plutôt une accéléra­tion. Dans la nuit, j’écris la dernière page de Noria, puis le matin, en trois heures, l’a­vant-dernier chapitre, un dia­logue qui éclaire le lecteur sur les enjeux exposé sur les cent pre­mière pages. Ensuite, vélo, vis­ite aux admin­is­tra­tion, repas sur le coin de la table et retour au man­u­scrit. Qua­tre heures à taper les pages écrites à la plage la semaine dernière. Il me reste encore une dizaine de feuil­lets, mais j’ai un ren­dez-vous dans un vil­lage voisin pour la loca­tion d’un nou­v­el apparte­ment. Quinze min­utes, avant le départ, dix, cinq… J’ap­pelle l’a­gence pour annon­cer un retard d’une demi-heure, ce qu’il me faudrait pour met­tre un point final au texte. L’a­gent pro­pose de reporter. A dix-neuf heures, je descends acheter de la bière. Noria est terminé.