Mois : octobre 2016

Repsol

Encore six cent kilo­mètres de route. Plutôt que de réserv­er une hôtel à l’é­tape, nous roulons devant nous. Mal nous en prend. Le long de cette N‑635 que j’ai descen­du trois fois à vélo d’Oviedo à Mala­ga, il n’y que de rares vil­lages et les hôtels sont com­plets. Du moins à ce que pré­ten­dent les garçons qui ser­vent aux bars, car avec un peu de recul, il est facile de s’apercevoir que tous les stores des fenêtres en façade sont bais­sés. A la tombée de la nuit, nous nous instal­lons dans une cham­bre au pre­mier étage d’un restau­rant d’au­toroute. Du bal­con, j’as­siste à l’ar­rivée des bus. Ils déchar­gent les voyageurs pour des paus­es de dix min­utes. Alors, le bas de l’im­meu­ble bour­donne comme une ruche. Puis le calme revient. Le lumi­naire de dix mètres qui sur­plombe le toit s’é­claire. Il annonce la sta­tion ser­vice Rep­sol aux auto­mo­bilistes per­dus dans le noir. Plus tard, une famille doit aban­don­ner sa voiture. Le père, un mètre cinquante, vêtu de rose, ouvre les portes latérales, débar­que une pous­sette, deux enfants, sa femme, la mère. Tous mon­tent dans un taxi. Il dit au revoir. Le dépan­neur arrime la voiture et la hisse sur le pont. L’homme en rose monte en cab­ine. Ils ‘en vont. Main­tenant, Gala est douchée. Nous descen­dons. Au-dessus des toi­lettes, il est écrit en qua­tre langues, “les toi­lettes sont impéra­tive­ment réservées aux clients qui con­som­ment”. A l’in­térieur, au-dessus du lavabo: “il est inter­dit de se laver les pieds”. Une Arabe voilée entre, va aux toi­lettes, ressort. Une famille espag­nole prend place sur la véran­da, à notre côté, au plus près de nos assi­ettes de porc et d’œuf, nour­rit un bébé, puis le change sur la table. Le vin est mau­vais. Gala le trou­ve déli­cieux. De retour dans la cham­bre, nous tirons le store. Peu après minu­it, le bar ferme. Je vais m’en­dormir quand un camion­neur prend pos­ses­sion de la cham­bre voi­sine et déplace des meubles. 

Rêve

A l’assem­blée, j’ex­plique que le cap­i­tal­isme est la qua­trième des reli­gions monothéistes, mais qu’elle sera la dernière car elle a réal­isé une syn­thèse des précédentes. 

Côte de boeuf

Au Café Réal, sur la plus belle place majeure d’Es­pagne, nous atten­dons Enabel et Nabu­chodonosor. Mille per­son­nes sont là, debout, assis­es, buvant, chan­tant, qui avec des enfants, qui avec des vieil­lards, en bande, en cou­ple ou entre amis. La place majeure est le lieu unique des ren­dez-vous de Sala­manque. Le café Réal est presque inac­ces­si­ble. Au comp­toir, le clients qui se pressent font  couch­es. Même les plus aguer­ris des Castil­lans renon­cent . Ils jet­tent une œil et se retirent. Gala a attrapé une table ronde sur pied, elle ne la lâche plus. Les amis appel­lent, ils sont en retard. Nous essayons de nous sou­venir de son nom à lui. Quelque chose comme Nabu­chodonosor, ce qui laisse bien des pos­si­bil­ités. Nous avons con­nu le cou­ple il y a deux ans, la nuit de la Saint-Sylvestre, comme dis­ent les Espag­nols, pen­dant le “cotil­lion” et son rite des douze grains de raisin. Les voilà. Bras dessus-dessous, deux fois nous faisons le tour de la place. Gala regrette que les boucheries andalous­es ne pro­posent pas de bœuf. C’est ce qu’elle voudrait, une côte de bœuf. Manger une côte de bœuf. Nous tournons une nou­velle fois autour de la place majeure, dis­cu­tant les mérites du veau et du bœuf, selon la façon dont il est coupé, “chuletón”, “solomil­lo” ou “entrecót”. Nico­dar (tel est son nom) nous mène d’un restau­rant à l’autre. Ensem­ble, nous par­courons les menus de viande et com­men­tons les prix des pièces. Il est près de vingt-trois heures, lorsque nous faisons notre choix. Le maître d’hô­tel nous installe dans une mag­nifique salle au décor rus­tique. Les pla­fonds de pierre sont voûtés, les bouteilles de rouge alignées dans les alcôves. Je porte mon choix sur une côte de bœuf gros sel de 950 grammes d’une épais­seur con­sid­érable.  Gala com­mande des cœurs d’artichauts. 

Burgos

Drôle de petite ville ceinte d’une ville plus grande, mod­erne, récente et quel­conque. La ville anci­enne est pleine de qual­ités. Elle revendique son âge. Les pèlerins aiment la cathé­drale, la place majeure, la muraille et sa porte orne­men­tée, mais chaque bâti­ment a son car­ac­tère, ici art déco, là fran­quiste, ou encore goth­ique, paysan, roman, une éton­nante con­caté­na­tion de styles, le tout vivant, car les gens habitent le coeur de leur ville. Puis il y a le río Arlan­zon. Ses berges sont lais­sées à l’é­tat sauvage. Les bam­bous géants flot­tent, les soles traî­nent dans l’eau. Et à tra­vers cette nature vont et devisent les promeneurs tan­dis que d’autres promeneurs se tien­nent sur les ponts de pierre. Mais nous sommes ven­dre­di, c’est l’émeute. Les étu­di­ants courent à tra­vers la ville, chantent et hurlent, les ter­rass­es débor­dent, les voitures klax­on­nent. Je suis sou­vent venu à Bur­gos. En vacances d’é­tudes avec les pro­fesseurs de l’U­ni­ver­sité de Genève à la fin des années 1980, à vélo avec Mon­frère en 1991 lorsque nous roulions en direc­tion de Saint-jacques sur des VTT de super­marché et l’an­née suiv­ante, seul, après avoir marché cinq cent kilo­mètres depuis Hen­daye, les genoux brisés, les pieds en sang, reposant dans une minus­cule cham­bre de pen­sion, au bout d’un couloir et chaque fois c’é­tait la même fête, la même érup­tion noc­turne. Au réveil, le décor change. Devant l’hô­tel défile la garde mon­tée. Por­tant cet étrange képi à dos plat qui a dis­paru dans le reste de l’Es­pagne, les sol­dats de la Guardia Civ­il menés par une fan­fare ren­dent les hon­neurs pour l’ac­cueil d’un min­istre. Comme nous allons récupér­er la voiture dans un park­ing souter­rain, un mil­i­taire armé fouille nos valis­es. Puis nous filons pen­dant des heures à tra­vers le jaune des blés coupés. 

Opus

Étape à Saragosse, grande ville qui, à en juger par le nom­bre de rési­dents étrangers, doit avoir de l’ar­gent en caisse. Le plus intéres­sant est le pas­sage des Pyrénées par le tun­nel de Biel­sa. Ces vil­lages qui ser­pen­tent lour­de­ment au fond des val­lées français­es. L’hiv­er, on les imag­ine dis­parais­sant sous la neige. Et l’hiv­er vient tôt. Sur le col, nous man­geons devant un feu, nous achetons des cannes. A Vil­leneuve, avant de repren­dre la route, nous sommes allés à la Char­treuse pour revoir la cel­lule où j’ai passé en 2002 trois mois de rési­dence pour écrire du théâtre. Avec Gala, main dans la main, nous nous bal­adons du grand cloître au cloître des morts puis dans le transept à ciel ouvert de l’église éton­nés de nous retrou­vé là, qua­torze ans plus tard. Et peut être me suis-je sou­venu de cette canne que le concierge avait fab­riquée pour moi, que j’ai beau­coup aimée, que je n’ai pas eu le temps d’u­tilis­er et qui a dis­paru avec la mai­son et le reste lorsque j’ai quit­té l’Ain il y a cinq ans. L’après-midi, nous tra­ver­sons l’Aragon. Au milieu de cette nature sauvage, sur un mas­sif encer­clé d’eaux, le vil­lage, l’église, la forter­esse, com­ment dire, la navette spir­ituelle et mil­i­taire du Sanc­tu­ario de Tor­reci­u­dad. A la sta­tion ser­vice, au milieu d’un désert de rochers, je demande à la fille qui fait le plein: qu’est-ce que c’est cette chose?
- L’O­pus dei. 

Saint-Gaudens

Étape à Saint-Gau­dens. Le genre de bour­gade qui donne froid dans le dos. Sen­ti­ment que les habi­tants se bar­ri­ca­dent dès la tombée de la nuit. Ou qu’ils n’ont pas l’ar­gent pour sor­tir. Reste les ombres et autour de bistrots qui ressem­blent à des ver­rues quelques piliers de bars dont les voix réson­nent sur des places vides. Nous mar­chons. Der­rière le chœur de l’église, deux ter­rass­es. Elles sont grandes, elles sont désertes. Dans son bock, la bière a un goût cit­ron­né. A dire vrai, c’est imbuvable. Mais la patronne est gen­tille. Nous nous taisons, nous admirons la vue: une usine énorme  aux dépen­dances galac­tiques. La suite de la soirée remet la France à la place qu’elle mérite d’oc­cu­per. Nous dînons à l’hô­tel du Com­merce. La salle est comble. Le repas déli­cieux. En entrée, Gala com­mande des huîtres, je con­tin­ue avec un cas­soulet. Der­rière, une table de vingt jeunes hommes en cos­tume. Un sémi­naire d’en­tre­prise. Le chef tente de diriger la con­ver­sa­tion sur ces chantiers que sont l’in­no­va­tion, le mar­ket­ing, la prospec­tive et le pro­duit, mais les intéress­es n’ont qu’un sujet, le rug­by: ils par­lent points, tac­tiques, rachat de joueurs et tournois. Arrivé au dessert, un café assor­ti de sept pâtis­series, je cale. Les nuits sous tente dans les Grisons, où je suis par­ti avec un sac pre­mier prix trou­vé dans l’ar­moire du mag­a­sin, me revi­en­nent en plein vis­age: j’ai pris froid. Le vin aidant, j’ai à la place du nez un bou­chon et respire par la bouche.

Départ 2

Som­meil excel­lent, lisse et con­tinu mal­gré la per­spec­tive de devoir par­tir seul, avec le charge­ment, sans papiers. Vieil­lir offre des avan­tages. Puis je récupère Gala, tout éton­né d’y être par­venu en moins de trois heures. Elle était à l’hô­tel. Com­ment elle a fait pour y traîn­er en pleine nuit trois valis­es lour­des comme des sar­cophages, elle qui peine à soulever un sac à main, je l’ig­nore. A Genève, nous char­geons sa qua­trième valise. Est-ce que je vois encore à tra­vers le pare-brise arrière? Dif­fi­cile­ment. Peu importe, nous con­nais­sons la route. Gala con­duit pour sor­tir de Genève. Pas­sage de fron­tière à Val­lard. Énuméra­tion des lieux fam­i­liers: les hôtels où nous pas­sions nos nuits d’a­mants, les prom­e­nades sur le Salève, le squat de Floris­sant, les ren­con­tres philosophiques à Conch­es, chez le pro­prié­taire du vil­lage. Puis l’au­toroute pour franchir cette cam­pagne de l’Ain pour moi odieuse depuis que l’on m’a chas­sé de ma mai­son de Lhôpi­tal. Enfin, en soirée, Avi­gnon ban­lieue, puis le pont sur le Rhône, Les Angles sur sa colline pleine de nuit où je me four­voie et jure quand sur­git, par hasard, le pan­neau qui indique l’hô­tel des Cèdres, cette mai­son de maître au milieu des pins para­sols. Le pro­prié­taire vient à notre ren­con­tre:
- Je savais que c’é­tait vous!
L’homme est petit, chaleureux, ébou­rif­fé et bon com­merçant. Il y a six ans, après une course-pour­suite dans les bas de Vil­leneuve (Gala refu­sait de partager une cham­bre), nous avons abouti ici et sym­pa­thisé avec Christophe. Ce que j’ou­bli­ais, c’est que nous avions par­lé lit­téra­ture et qu’après mon départ, je lui avais envoyé mon livre. Il nous installe dans une cham­bre de la demeure prin­ci­pale avec par­quet de bois et parois safranées et nous descen­dons au restau­rant. Gala instru­it alors le procès de la nuit précé­dente tan­dis qu’une jeune serveuse accorte nous sert une fric­as­sée de ceps, du foie gras, des crus­tacés, une blan­quette de veau et un Vacqueyras. 

Départ

Le matin, je suis avec les Azer­baid­janais, au télé­phone puis par mail. A l’autre bout du con­ti­nent, Atta a rem­placé Burak. Il se présente: “I am Atta, your new con­tact, please to deal with you mis­ter Alexan­der”. Nous étab­lis­sons les quan­tités, les prix, les délais. Je pré­cise les codes: la fois précé­dente, j’ai reçu des cadres trop petits, trop gros, trop grands et la fac­ture enfouie dans la palette. Ensuite, je par­cours ma bib­lio­thèque et j’ex­trais les vol­umes dont j’au­rai besoin pour finir la rédac­tion de l’es­sai: L’homme devant la mort, Les racines du libéral­isme, Galilée et les indi­ens, La philoso­phie améri­caine… Je fais des car­tons, j’y ajoute bibelots, habits de sport, GPS, couteaux, mon­tres. Gala est dans le couloir, elle désigne la col­lec­tion d’épices asi­a­tiques, les chopes muni­chois­es, les usten­siles à bar­be­cue, les pro­duits de para­phar­ma­cie du Bade-Wurten­berg. De l’Opel, je sors le vélo arrivé d’En­ga­dine, dans la Dacia je charge le vélo de ville pour l’Es­pagne. Puis je règle des fac­tures et réserve un hôtel dans les hauts de Vil­leneuve-lès-Avi­gnon. Je monte chez l’Afghan chang­er des Euros, avant de retrou­ver Mon­père qui lit et spécule dans son apparte­ment. Sa femme est à Budapest. Ils ren­trent d’Al­i­cante, par­tent la semaine prochaine pour l’I­tal­ie. Il me prie d’at­ten­dre: il a une vente d’op­tions en cours sur inter­net… l’af­faire de quelques min­utes… Quand il me rejoint au salon, nous dis­ser­tons sur le lab­o­ra­toire européen des cat­a­stro­phes et le suiv­isme romand. Et à son habi­tude, Mon­père me donne les dernières nou­velles du fonc­tion­nement admin­is­tratif du régime nation­al-social­iste comme s’il était tou­jours en place, aujour­d’hui, à Berlin. Dix-sept heures son­nent. Je rejoins Gala. La veille déjà, je comp­tais pren­dre l’apéri­tif avec G. Elle s’est offusquée: “Quoi? Avant de rouler deux mille kilo­mètres! Tu trou­ves que nous ne sommes pas assez fatigués?” Ce soir, la voiture chargée, le périple organ­isé, je tente à nou­veau ma chance. Arrive G. Bon enfant, plein d’in­tel­li­gence, ami­gri: “désor­mais, je fais du sport”. Il donne des nou­velles de ces spec­ta­cles, de ses voy­ages en Grèce, en Pologne, s’en­t­hou­si­asme sur cet esprit de l’est, dernier rem­part con­tre les anal­phabètes africains et ensem­ble, ravis de pou­voir s’ex­primer en toute fran­chise, nous con­fon­dons nos idées. L’apéri­tif touche à sa fin. G. sug­gère d’aller dîn­er. Nous sor­tons. C’est dimanche. Fast-food. Rideaux tirés. Demi-errants, allogènes gon­flés à la poudre et agents qui rasent les murs. Il y aurait bien le Café de l’Eu­rope, mais qu’ai-je à faire d’aller manger un rösti servi par des Français qui vien­nent chaque soir en bateau d’E­vian et emploient des Arabes pour me refiler de la 1664? L’al­ter­na­tive est évi­dente: pizze­ria. Dès fois qu’il y ait un restau­rant! Nous buvons et par­lons, par­lons et buvons. Une revue com­plète de ces opin­ions qu’il faut taire pour sat­is­faire au dis­cours de la mon­di­al­i­sa­tion. Au dessert, G. s’ex­cuse. Il doit fumer. Je le prie d’en rouler une pour moi, nous sor­tons sur le trot­toir. A tra­vers la vit­re, j’aperçois Gala. A tra­vers la vit­re, je sens son mécon­tente­ment. Je toque con­tre la vit­re. Elle sur­git sur le trot­toir, excédée, nous dit notre fait, roide et mécanique tend la main à G. comme si elle avait à faire à un pes­tiféré et s’en­v­ole. Nous retournons à la table, renouons la con­ver­sa­tion. Buvons encore. Lorsqu’on nous pousse dehors, je con­state que j’ai remis à Gala la seule clef du mag­a­sin. Je frappe. Il y a de la lumière dans l’ar­rière bou­tique. Il y en a tou­jours.
- Elle ne serait pas par­tie? demande G. inqui­et.
- C’est pos­si­ble.
Je frappe encore. Et si je cri­ais? Le quarti­er dort, je vais le réveiller. J’ap­pelle. Furieuse, Gala répond: “Ta clef est sous un tapis en face du mag­a­sin”. Elle rac­croche. Nous allons de porte en porte, le long de la rue. Sur un seuil de porte, caché sous un mou­choir, je trou­ve la clef du mag­a­sin et la clef de la Dacia. Au mag­a­sin personne.

Etat suisse 4

Et main­tenant, il faut un tam­pon. Nous sommes dimanche, je marche dans la cam­pagne, le télé­phone sonne. “Alexan­dre, me dit le garag­iste, les doc­u­ments sont prêts, mais pour établir la carte grise, il faut le tam­pon de votre entre­prise. Quand prenez-vous la route? Ah, je vois! Non, ça n’i­ra pas. Même si vous postiez les ce soir, avec le tam­pon s’en­tend…” Ais-je cette chose, un tam­pon? Peut-être. A Genève, sur le bureau, à droite de l’en­trée. A 100 kilo­mètres. En fin de journée, nous sommes au garage, à Oron, avec l’Opel de ser­vice, le vélo, nos valis­es. Le garag­iste a trou­vé la solu­tion: “je vous ai fait une feuille, là, tenez! Quand vous aurez le tam­pon en main, vous tam­pon­nez ici, ici et là!”
- Et après?
- Zut, c’est vrai, vous partez en Espagne! Enfin, vous pou­vez tou­jours essay­er de rouler sans carte grise.
J’ou­blie de lui dire qu’avec ce que je compte cacher dans la voiture, sans per­mis, au volant d’une voiture qui n’est pas à mon nom, tra­vers­er un pays, la France, où j’ai une statut de per­son­ne recher­chée, com­porte quelques risques.
- Pour le reste, fait la garag­iste, il n’y a rien à savoir. C’est une voiture toute sim­ple. Là, il y a un témoin lumineux vert, ne vous inquiétez pas, ce n’est rien!
Et nous prenons la route, moi devant, au volant de la four­gonnette Opel, Gala der­rière, dans la Dacia. Au mag­a­sin, dans cette rue bour­geoise, mon­di­al­isée, lau­san­noise, cette affreux boule­vard de Babel sous gare, il n’y a rien à faire que boire — je finis la caisse de Hacker-Pschorr. 

A Fribourg

Épou­van­té par la fréquen­ta­tion des rues du cen­tre-ville. A tous point de vue, un zoo mon­di­al­isé. Est-ce de vivre dans un vil­lage d’Es­pagne habité par des Espag­nols, gens calmes, agréables, sans imag­i­na­tion peut-être, mais bien­veil­lants et hum­bles? De la fenêtre de ma cham­bre d’hô­tel, au sep­tième étage du NH, j’ob­serve le bal­let des voitures sur les grandes places. Des immi­grés décorés comme des sap­ins de Noël don­nent de l’ac­céléra­teur devant des femmes engoncées dans des bas de pyja­mas. Chaque bouf­fée de gaz, chaque pneu arraché ren­voie à la frus­tra­tion, à la bêtise, à la néga­tion de la qual­ité de vie. Et sur le boule­vard Pérolles? Trente échoppes de fast-foods où une pop­u­la­tion accul­turée mange avec les mains l’air ravi. Plus tard, j’ai ren­dez-vous au Café de la Presse. Un Brésili­enne noire comme le choco­lat écoute la com­mande, n’y com­prend rien, apporte petit quand c’est grand et chaud quand c’est froid. A notre arrivée, la table est crasseuse. Je débar­rasse un cen­dri­er débor­dant de mégots. Pour caler le tick­et de la com­mande, elle récupère le cen­dri­er, le place sous mon nez.
- Elle est serveuse depuis un quart d’heure, dis-je aux enfants.
Deux­ième ser­vice: cette fois, je pré­cise ce que je veux, une chope. Et j’ex­plique ce que le mot veut dire en français. Elle apporte un litre de bière.
- Je suis désolé, fait-elle, je viens de com­mencer.
De toute évi­dence, Fri­bourg, comme les autres villes de Suisse, com­mence une expéri­ence avec une pop­u­la­tion toute neuve: je préfère ne pas en être.