Départ

Le matin, je suis avec les Azer­baid­janais, au télé­phone puis par mail. A l’autre bout du con­ti­nent, Atta a rem­placé Burak. Il se présente: “I am Atta, your new con­tact, please to deal with you mis­ter Alexan­der”. Nous étab­lis­sons les quan­tités, les prix, les délais. Je pré­cise les codes: la fois précé­dente, j’ai reçu des cadres trop petits, trop gros, trop grands et la fac­ture enfouie dans la palette. Ensuite, je par­cours ma bib­lio­thèque et j’ex­trais les vol­umes dont j’au­rai besoin pour finir la rédac­tion de l’es­sai: L’homme devant la mort, Les racines du libéral­isme, Galilée et les indi­ens, La philoso­phie améri­caine… Je fais des car­tons, j’y ajoute bibelots, habits de sport, GPS, couteaux, mon­tres. Gala est dans le couloir, elle désigne la col­lec­tion d’épices asi­a­tiques, les chopes muni­chois­es, les usten­siles à bar­be­cue, les pro­duits de para­phar­ma­cie du Bade-Wurten­berg. De l’Opel, je sors le vélo arrivé d’En­ga­dine, dans la Dacia je charge le vélo de ville pour l’Es­pagne. Puis je règle des fac­tures et réserve un hôtel dans les hauts de Vil­leneuve-lès-Avi­gnon. Je monte chez l’Afghan chang­er des Euros, avant de retrou­ver Mon­père qui lit et spécule dans son apparte­ment. Sa femme est à Budapest. Ils ren­trent d’Al­i­cante, par­tent la semaine prochaine pour l’I­tal­ie. Il me prie d’at­ten­dre: il a une vente d’op­tions en cours sur inter­net… l’af­faire de quelques min­utes… Quand il me rejoint au salon, nous dis­ser­tons sur le lab­o­ra­toire européen des cat­a­stro­phes et le suiv­isme romand. Et à son habi­tude, Mon­père me donne les dernières nou­velles du fonc­tion­nement admin­is­tratif du régime nation­al-social­iste comme s’il était tou­jours en place, aujour­d’hui, à Berlin. Dix-sept heures son­nent. Je rejoins Gala. La veille déjà, je comp­tais pren­dre l’apéri­tif avec G. Elle s’est offusquée: “Quoi? Avant de rouler deux mille kilo­mètres! Tu trou­ves que nous ne sommes pas assez fatigués?” Ce soir, la voiture chargée, le périple organ­isé, je tente à nou­veau ma chance. Arrive G. Bon enfant, plein d’in­tel­li­gence, ami­gri: “désor­mais, je fais du sport”. Il donne des nou­velles de ces spec­ta­cles, de ses voy­ages en Grèce, en Pologne, s’en­t­hou­si­asme sur cet esprit de l’est, dernier rem­part con­tre les anal­phabètes africains et ensem­ble, ravis de pou­voir s’ex­primer en toute fran­chise, nous con­fon­dons nos idées. L’apéri­tif touche à sa fin. G. sug­gère d’aller dîn­er. Nous sor­tons. C’est dimanche. Fast-food. Rideaux tirés. Demi-errants, allogènes gon­flés à la poudre et agents qui rasent les murs. Il y aurait bien le Café de l’Eu­rope, mais qu’ai-je à faire d’aller manger un rösti servi par des Français qui vien­nent chaque soir en bateau d’E­vian et emploient des Arabes pour me refiler de la 1664? L’al­ter­na­tive est évi­dente: pizze­ria. Dès fois qu’il y ait un restau­rant! Nous buvons et par­lons, par­lons et buvons. Une revue com­plète de ces opin­ions qu’il faut taire pour sat­is­faire au dis­cours de la mon­di­al­i­sa­tion. Au dessert, G. s’ex­cuse. Il doit fumer. Je le prie d’en rouler une pour moi, nous sor­tons sur le trot­toir. A tra­vers la vit­re, j’aperçois Gala. A tra­vers la vit­re, je sens son mécon­tente­ment. Je toque con­tre la vit­re. Elle sur­git sur le trot­toir, excédée, nous dit notre fait, roide et mécanique tend la main à G. comme si elle avait à faire à un pes­tiféré et s’en­v­ole. Nous retournons à la table, renouons la con­ver­sa­tion. Buvons encore. Lorsqu’on nous pousse dehors, je con­state que j’ai remis à Gala la seule clef du mag­a­sin. Je frappe. Il y a de la lumière dans l’ar­rière bou­tique. Il y en a tou­jours.
- Elle ne serait pas par­tie? demande G. inqui­et.
- C’est pos­si­ble.
Je frappe encore. Et si je cri­ais? Le quarti­er dort, je vais le réveiller. J’ap­pelle. Furieuse, Gala répond: “Ta clef est sous un tapis en face du mag­a­sin”. Elle rac­croche. Nous allons de porte en porte, le long de la rue. Sur un seuil de porte, caché sous un mou­choir, je trou­ve la clef du mag­a­sin et la clef de la Dacia. Au mag­a­sin personne.