Mois : mai 2016

Praia

Javier et Javi, les entraîneurs, sont arrivés de Madrid en fin de mat­inée. A part Mon­frère et moi-même, une Zuri­choise. Nous étions quinze dans les Pyrénées, nous serons trois pour la dis­tance Aveiro-Valen­cia. Des étapes de 125 km, 161 km, 174 km… des dénivelés de 1800 mètres, 2000 mètres, 2900 mètres… Cha­cun con­sulte la météo sur son portable. Prévi­sions innom­brables et con­tra­dic­toires avec un point d’ac­cord, il fait et il fera mau­vais. Nous sor­tons les vélos en fin de journée. Le pavé est glis­sant, l’eau ruis­selle sous les pneus. Dès les pre­miers tours de roue, le ciel nous rince. Javier nous guide à tra­vers les canaux et les plans de sel de la zone por­tu­aire. Après avoir enjam­bé plusieurs ponts sur la mer intérieure, nous atteignons la Pra­ia de Bar­ra et son phare blanc de bande-dess­inée, le troisième plus haut du monde. Je veux pren­dre une pho­to, mon portable se trans­forme en éponge. Chemin de retour, nous coupons à tra­vers des sta­tions bal­néaires inondées et désertes. En cher­chant bien, on aperçoit à l’in­térieur des salles de café des buveurs recro­quevil­lés sous une ampoule faib­lis­sante. Et soudain nous plon­geons dans une flaque qui recou­vrait une vaste ornière. La flotte monte à la cheville, les plateaux sont engloutis, le genou est à fleur d’eau. Chaus­sures, cuis­sards, mail­lot, casque, le pre­mier uni­forme de la semaine est à met­tre en séchoir. J’en ai prévu deux.

Aveiro

Gare des trains de Por­to avec ses hauts pla­fonds peints, ses faïences, ses guichets à reposoir de mar­bre, ses portes engoncées dans une colon­nade de pierre: vous gagne aus­sitôt la nos­tal­gie de ce que fut l’Eu­rope. Comme à Lis­bonne, les con­vois atten­dent con­tre les butoirs; les loco­motri­ces sont arrêtées devant un tun­nel noir de suif; un morceau de ciel recou­vre ce lieu encais­sé entre deux parois de maisons sus­pendues. Il est 11 heures, nous tirons nos cof­fres à vélo sous la pluie. Sur les quais, peu de voyageurs. Une ville endormie ou plutôt, exsangue. Je m’ar­rête sur les pas­sagers; ni heureux ni tristes. Ils sont calmes, peut-être résignés. Un mous­tachu a les deux mains posées sur une servi­ette de cuir. Je le remar­que car les autres voyageurs assis dans ce région­al pour Aveiro n’ont pas de car­ac­tère et sont inde­scriptibles. Leur humil­ité con­fine à l’ef­face­ment. Entre un quadragé­naire à cheveux mi-longs, une coif­fure de musi­cien. Sa jambe droite est raide. Il claudique, tourne sur place, mau­grée, s’as­soit plus loin, nous fixe. Le con­voi s’ébran­le, plonge dans le tun­nel, emprunte un pont fer­rovi­aire sur le Douro, gagne la halte de Cam­pan­ha, repart dans l’autre direc­tion, tra­verse l’av­enue de la République où nous avons, l’an dernier, mon­té nos vélos, puis défile con­tre la mer. Je con­state que nous occupons les places réservées aux hand­i­capés. Que le musi­cien n’aie pas protesté ne me sur­prend pas: l’his­toire du Por­tu­gal est faite de silence. Miguel Tor­ga donne dans son Jour­nal un bon aperçu des rudess­es du pays, de sa mod­estie, de sa pro­fondeur. Des men­tal­ités en ape­san­teur et de la terre rouge. Le long de l’Océan, des vil­las aux porch­es manuélins. A en juger par les lim­ou­sines, un lieu de vil­lé­gia­ture pour gens aisés. Au-delà, des dunes héris­sées de treilles. Le vent fou­ette, nous roulons à petite vitesse à tra­vers l’or­age. Dans le wag­on, per­son­ne ne par­le. Un men­di­ant déam­bule entre les pas­sagers. Il est Alle­mand, Sué­dois, Hol­landais. Il est ivre, crasseux, blessé, venu par Ryanair ou easy­Jet. Il n’a  pas vingt ans, il a un chien. Il mendie de la main gauche, l’autre est cassée. En sens inverse vient le con­trôleur, le men­di­ant recule. Le tick­et que Mon­frère a tiré au dis­trib­u­teur n’est pas val­able. Au lieu de pren­dre deux aller-sim­ple, nous avons pris un aller-retour. J’ex­plique que nous ne revien­drons pas d’Aveiro. Le con­trôleur empoche le bil­let, il s’en va. Sur le bord de la voie, des mou­tons ruis­se­lants, des fer­mettes, des ruines et cette cadence qu’im­prime au con­voi le pas­sage des sec­tions, rythme que tout le monde con­naît et qui a dis­paru. Le con­trôleur revient. Il n’a pas trou­vé le men­di­ant. Il nous rend notre bil­let. Rien de ce qu’il pour­rait dire ou faire ne chang­era sa sit­u­a­tion, n’aug­mentera son salaire, n’amélior­era son quo­ti­di­en. A Aveiro, la pluie redou­ble. Notre cham­bre donne sur le canal. Les marins pour touristes écopent leurs bar­ques col­orées. Les promeneurs se dépla­cent par petits groupes, para­pluies ten­dus. A tra­vers les rues luisantes, ils dérivent par paque­ts, comme des nénuphars, glisse à gauche, à droite, reparais­sent. Le cœur de la ville est étroit, le temps dis­suade de s’aven­tur­er dans les faubourgs ou en direc­tion de la plage. Nous cher­chons où manger. Il y a des Pasta­lar­ia, des Cafés, des bars et des restau­rants, mais ce sont des restau­rants louch­es: un employé se tient à la porte, menu sous le bras et racole. Nous déni­chons une can­tine. Mon­sieur tient le zinc, Madame et sa fille, la cui­sine et le ser­vice. Sept plats au choix: qua­tre pois­sons, trois vian­des. La gar­ni­ture?  A tra­vers tout le pays, riz brisé et patates. A l’écran, le jour­nal puis une télénov­ela. La cuisinière lorgne. Au moment de la rup­ture du cou­ple vedette, elle vient en salle, s’af­fale, sort son mou­choir. Une odeur de brûlé tit­ille nos nar­ines. La dame court en cui­sine, revient, s’ex­cuse: la dau­rade est fichue. Est-ce qu’une pièce de morue ferait l’af­faire? Après la sieste, nous allons au cen­tre com­mer­cial. Pen­dant la sieste, la pluie a redou­blé. Le pro­logue de la course à tra­vers l’Es­pagne prévu pour le lende­main. Nous hési­tons devant les chaus­sons, les imper­méables, les cas­quettes, les cuis­sards longs. 

Porto

Dans l’ar­rière-bou­tique de Lau­sanne, je démonte et encaisse mon vélo de course. Les enfants me rejoignent à Genève, nous man­geons sur une ter­rasse. Comme je désigne un apparte­ment au dernier étage de l’im­meu­ble qui sur­plombe notre restau­rant en dis­ant, “c’est là que vit B” (mon col­lègue de tra­vail, ou plutôt, celui à qui je cède par­tie de mon salaire pour qu’il tra­vaille à ma place), B. appa­raît sur la ter­rasse. De retour au bureau, Mon­frère règle les fac­tures, nous dis­ons au revoir aux enfants et nous par­tons pour l’aéro­port. A Por­to, comme le taxi qui nous prend en charge admire nos cof­fres à vélo, je l’in­forme que nous faisons par­tie de l’équipe du cham­pi­on suisse Fabi­an Can­cel­lara. Impres­sion­né, il se met à nous pos­er des ques­tions sur les couliss­es du Tour de France. Nous descen­dons au Pala­cio de Por­to, cet hôtel aux tapis pro­fonds, aux alcôves obscures, aux parois ten­dues de peluche rouge qu’é­clairent des lus­tres dorés. Le récep­tion­niste de 17 ans demande avec beau­coup de sérieux si nous avons déjà fréquen­té l’étab­lisse­ment comme s’il s’agis­sait d’un club.
- Oui.
Il nous remer­cie et appelle un groom. Celui-ci monte les vélos, les pose dans la cham­bre et demande des tuyaux pour l’en­traîne­ment. Plus tard, nous buvons de la Sagres tirée au bar­il, man­geons quelques uns de ces plats sans saveur dont raf­fo­lent les Por­tu­gais et regar­dons tomber une pluie de mau­vaise augure.

Quartiers

De sim­ples vis­ites ne peu­vent suf­fire. Les Parisiens eux-mêmes ont peu de chance de con­naître un jour Paris. Trop de facettes, trop de mou­ve­ments. Dans ce quarti­er du VI ème, j’ai habité pen­dant les représen­ta­tions de ma pièce La Suisse est un petit pays situé entre l’Alle­magne, l’I­tal­ie, l’Autriche et une qua­trième pays dont j’ou­blie le nom, passé une nuit ivre et drogué chez une psy­ch­an­a­lyste qui se bal­adait nue sous une cape de bison ou encore ren­du vis­ite en 2004 à Patrick Kéchichi­an dans les bureaux du Monde des livres. J’ai mangé de la langue de bœuf aux câpres (sans me ren­dre compte de ce que c’é­tait) avant de sign­er aux Edi­tions Théâ­trales et vu des expo­si­tions au Palais du Lux­em­bourg accom­pa­g­né d’une dame illu­minée qui par­lait aux anges. Chaque fois que je con­sulte une plaque de rue, je lis un nom con­nu. Chaque fois que je lève la tête, je recon­nais un mon­u­ment que je n’ai  jamais vu. Mais le hasard con­tribue a reli­er les points sur cette carte du temps: comme nous man­geons au café Vavin avec Alex­is Jen­ny et Nathalie Sar­tou, celle-ci m’ap­prend que Patrick Kéchichi­an a bien aimé la texte qu’elle vient de pub­li­er dans la revue Etudes dont elle est une des rédac­tri­ces. Autour d’une petite table de fer, tan­dis que des dizaines d’é­tu­di­ants arpen­tent les trot­toirs ensoleil­lés, j’es­saie d’ex­pli­quer le sujet de mon essai poli­tique à mes nou­veaux amis — en vain. Après tout, c’est à cela que sert l’écri­t­ure: à expli­quer ce que l’o­ral ne suf­fit pas à dire. Puis, après être passé devant l’ate­lier de Zad­kine (je garde en mémoire son jour­nal lu à l’ado­les­cence et con­state que c’est exacte­ment l’im­age que je me fai­sais de son ate­lier), je tra­verse le jardin du Lux­em­bourg et m’ar­rête pour écrire à Gala: “je me trou­ve à l’en­droit pré­cis où nous nous trou­vions il y a quinze ans à la sor­tie de ce ciné­ma quand tu appelais ton mari pour lui dire que tu resterais quelques jours de plus à Cluny”. Me remet­tant en marche, je songe: j’aime cette femme avec la même pas­sion que le pre­mier jour.

Promenade

Prom­e­nade dans Paris avant l’ou­ver­ture des mag­a­sins. Rue Maubeuge et Notre-Dame de Lorette, Chaussée d’An­tin, boule­vard Pois­sion­nière et retour à la Goutte d’or par Bar­bès. Ent­hou­si­as­mante, cette activ­ité qui à chaque coin de rue se déploie dans l’or­dre des habi­tudes! Cette ville majeure appa­raît dans toute sa com­plex­ité. En même temps, elle est frag­ile. En butte à l’his­toire. Men­acée de dis­paraître alors même qu’elle émerge. Chaque marc­hand, ivrogne, concierge, manu­ten­tion­naire, a sa tâche. La géo­gra­phie urbaine tient à l’im­bri­ca­tion stricte des gestes. Nul ne doit aban­don­ner. Ain­si se com­pose le jour. La ville n’a de poids qu’à force de mesure, de con­cer­ta­tion, de répéti­tions vivantes. 

Quai aux fleurs

Ren­dez-vous avec Niko­la, édi­teur hir­sute et jovial. L’ap­parte­ment en attique donne sur la Seine et la cour de l’Hô­tel de Ville. Il me fait le por­trait des habi­tants étage par étage: veuve mil­liar­daire, roi du gaz, noble, arma­teur, il ouvre des livres sur Dubaï, Tsa­hal et les bull­doz­ers, Duchamp, Leary, pose un ordi­na­teur sur ses genoux, me par­le d’un post-pho­tographe (“quelqu’un, dit-il, qui s’ap­pro­prie des clichés plutôt que de pho­togra­phi­er”) et d’ar­chi­tec­ture sans archi­tectes. Son idée est de me faire écrire sur une série de bâti­ments qui exis­tent ici et là à tra­vers le monde, grands, petits, privés, publics, aban­don­nés, des grat­te-ciels comme des huttes, des bâti­ments aber­rants qui ont pour point com­mun d’avoir été con­stru­its sans être conçus, et — c’est là l’im­por­tant, pré­cise-t-il — qu’au­cun touriste jamais ne vis­ite car ils se trou­vent en dehors des grands cir­cuits en Abk­hazie, au Swazi­land, Hokkai­do ou Tegu­ci­gal­pa. Quand il a fini de m’ex­pli­quer le pro­jet (mon­tre en main car j’ai un autre ren­dez-vous), j’avoue n’avoir pas bien com­pris et je m’é­tonne à part moi de ce que l’on veuille me“faire faire”. J’es­saie de me sou­venir quand j’ai voulu, moi-même, “faire faire”. Pour l’ar­gent, cela va de soi: on con­fie une tra­vail à un employé parce que l’on a que deux bras et un nom­bre lim­ité d’heures par jour, cela s’ap­pelle mon­ter une entre­prise, mais pourquoi vouloir faire écrire à un écrivain autre chose que ce qu’il écrit (et peut-être sait écrire)? Ou alors il faut s’adress­er à des écrivains qu’in­téresse l’ar­gent, des écrivains qui tra­vail­lent sur com­mande. La semaine dernière, avant de quit­ter l’Es­pagne, je me trou­vais dans la même sit­u­a­tion. L’édi­teur lau­san­nois me demandait d’écrire une let­tre d’adieu. Elle fig­ur­erait par­mi douze let­tres rédigées par les auteurs d’une col­lec­tion dont le dernier vol­ume serait bien­tôt pub­lié. Que n’ai-je tourné autour du prob­lème! Quand on se met à écrire, on croit que l’on ne peut dire qu’une chose; on ignore laque­lle. Plus tard, si l’on ne s’est dis­per­sé, on a iden­ti­fié cette chose et l’on sait que toute leur vie ne suf­fi­ra pas à la dire. Alors les com­man­des, les travaux obligés…

Hôtel de Ville

Ce matin je prends le métro pour Hôtel de Ville. Sous mes yeux, cette rue en impasse où j’ai décou­vert un soir d’avril que Lydia était naïve. Je la fixe désolé. Toute envie de la con­quérir vient de s’é­vanouir. Or, je ne songe qu’à cela depuis l’hiv­er. Elle con­tin­ue de ramen­er ses cheveux blonds, de par­ler; elle est légère, blonde, désir­able. Mais cer­taines opin­ions vous démolis­sent. Dans l’après-midi déjà, se mêlant de la con­ver­sa­tion, elle s’é­tait exprimée au moyen d’une phrase ter­ri­ble. L’une de ces phras­es que les jour­nal­istes fab­riquent à la maniv­elle pour per­me­t­tre aux gens sans idée d’éviter de per­dre la face. Dans les milieux frustes, ces phras­es ser­vent d’ar­gu­ment d’au­torité. Juste après, on renoue avec l’essen­tiel: la télévi­sion, le fut­bol, la famille. Ailleurs, dans les milieux où l’on aime réfléchir, ces phras­es sont réd­hibitoires. Je me suis retourné. Lydia plaisan­tait peut-être? J’ai scruté son vis­age. Cette peau blanche, ces yeux bleus, cette inquié­tude inouïe dans les traits. Mais il n’y avait pas moyen, elle avait par­lé sérieuse­ment, elle avait sérieuse­ment exprimé dans la langue de bois des imbé­ciles ce qu’elle con­sid­érait comme une con­vic­tion. J’é­tais aba­sour­di parce que, depuis que je l’avais ren­con­trée, jamais elle ne s’é­tait trahie. J’es­sayais de remon­ter le fil de nos con­ver­sa­tions, de savoir si faute d’oc­ca­sion, faute d’avoir à tranch­er dans un débat que nous auri­ons pu avoir, elle avait réus­si à don­ner le change et puis le soir, dans cette rue, cela s’é­tait repro­duit. Alors, tout en con­tin­u­ant d’ad­mir­er sa beauté, tout en la désir­ant, je vis que c’é­tait impos­si­ble, qu’elle était per­due. Si je lui téléphonais le lende­main, c’é­tait pour me con­va­in­cre que j’avais tort, qu’il y avait un remède, que je m’é­tais trompé. Ou parce que j’e­spérais que nous pour­rions couch­er ensem­ble avant que cette naïveté ne l’en­laidisse, ne la sub­merge, ne me l’en­lève. Il n’y eut pas de ren­dez-vous. L’af­faire s’ar­rê­ta là et je ne la rap­pelais pas, car désor­mais, chaque fois que je pen­sais à elle, j’en­tendais cette phrase et je voy­ais qui elle était.

Travaux d’arasement

Pourquoi ces évi­dences n’en sont pas? Parce que cha­cun les répé­tant à l’en­vi, elles ne déclenchent aucune action.
En pro­duisant au prix de la dette des biens indus­triels dont la majeure par­tie est détru­ite, nous con­fisquons l’én­ergie dont l’homme aura besoin dans le futur pour pro­duire le néces­saire.
En bradant la cul­ture, la langue et l’his­toire pour impos­er un sys­tème fonc­tion­nel, nous con­fisquons les con­nais­sances dont  l’homme aura besoin dans le futur pour recréer une société vivable.

Paris 3

Pen­dant que nous buvons G. et moi sur une ter­rasse, vingt pan­dours se bat­tent devant l’Eglise Saint-Bernard. Ou plutôt, ils se bat­tent comme ils vivent: sans rien com­pren­dre à la vie, à son sérieux, à son trag­ique, à la place qu’il faut don­ner à la volon­té dans un monde sans Dieu. Ils se bat­tent comme on se bat au théâtre, ges­tic­u­lant, hurlant, menaçant, se gar­dant des coups, du sang et du choc. Bref, ils sont ridicules. Ils n’ont ni idée ni corps. Oui, c’est bien cela: de pau­vres hères qui n’ont porté à per­fec­tion aucun des élé­ments qui com­posent une vie adulte: ils vocif­èrent, car ils ne savent pas faire de phras­es; ils pari­ent sur l’esbroufe, parce qu’ils doutent de leur force; ils tapent dans le vide, parce qu’ils n’ont pas de tech­nique. Atti­tude cohérente: ils n’ont vraisem­blable­ment ni argent, ni pro­priété, ni famille, ni femme, ni croy­ance réfléchie. Quand ensuite, par la voie offi­cielle, on nous dit que ces pan­dours sont extrême­ment organ­isés et du fait de leur capac­ité tech­nique ter­ri­ble­ment dan­gereux, la ques­tion qui me vient à l’e­sprit est de savoir si ces qual­ités ne seraient pas plutôt celles du pouvoir.

Paris 2

Cette fréquen­ta­tion de quartiers, de lieux, de cafés dans des villes éloignées, par­fois très éloignées, sur une longue péri­ode, parce que les ami­tiés changent, les travaux changent, les jours passent, les ren­con­tres impliquent d’autres rap­ports, donne, plus que toute autre chose, une dimen­sion au temps. A Trat, Madrid, Paris, Bangkok, Mala­ga, Munich, je con­nais des serveurs, des cuisinières, des cireurs de chaus­sures, des cap­i­taines de bateaux, des ama­teurs de musique, des policiers, des bouch­ers et des pein­tres par leur prénoms. Si j’en­tre chez eux, ils me salu­ent et deman­dent où j’é­tais passé. Pour Fri­bourg, Genève et Lau­sanne, je con­nais l’ar­chi­tec­ture, la matière et le détail des rues. Lorsqu’une une enseigne neuve est apposée sur un com­merce, je sais quels sont les anciens locataires et devant un ter­rains vague je peux dire qui habitait l’im­meu­ble dis­paru. Sen­sa­tion ver­tig­ineuse: on s’aperçoit que l’on a vécu. Je m’ar­rête devant l’é­choppe d’un épici­er de la Porte Saint-Mar­tin. Il me suf­fit de marcher dix mètres, pour rejoin­dre en me glis­sant à tra­vers une porte cochère la rue rue privée où je venais boire en 2004 avec G. A six mille kilo­mètres de là, rue Ram­but­tri, je me tiens devant un bâti­ment blanc gar­ni de vit­res fumées. La pen­sion Parko­r­b’s où je suis descen­du pour la pre­mière fois il y a vingt-six ans a été démolie l’an dernier. Si je pou­vais me fau­fil­er jusqu’aux toi­lettes, ressor­tir par la lucarne, je trou­verais peut-être la mai­son de bois tra­di­tion­nelle con­stru­ite en sec­onde ligne où nous dormions Olof­so et moi séparés des autres clients (il n’y avait que trois cham­bres) par des cloi­sons de teck ouvragé. Mais en com­para­nt des points pré­cis de la géo­gra­phie à ces mêmes points tels qu’il exis­tent dans le sou­venir ce qui échappe c’est la trans­for­ma­tion générale des choses. En quoi, par exem­ple, le cen­tre de Bangkok entre Lumphi­ni et Sukumvhit est dif­férent de ce qu’il était à l’époque où je l’ai arpen­té pour le pre­mière fois, en 1983. Le désor­dre a changé. Et puis ces lieux ren­voient aux per­son­nes avec qui nous les fréquen­tions. Et pour celles qui ne sont plus de nos rela­tions, il sem­ble incroy­able qu’elles puis­sent être tou­jours. D’ailleurs, si elles venaient à pass­er, à l’in­stant où l’on fixe une façade, une table, un étal de légumes, peut-être ne les recon­naî­trait-t-on pas; ou alors, les recon­nais­sant, on se dirait : c’est bien cette même per­son­ne, mais ce n’est pas elle.