Rendez-vous avec Nikola, éditeur hirsute et jovial. L’appartement en attique donne sur la Seine et la cour de l’Hôtel de Ville. Il me fait le portrait des habitants étage par étage: veuve milliardaire, roi du gaz, noble, armateur, il ouvre des livres sur Dubaï, Tsahal et les bulldozers, Duchamp, Leary, pose un ordinateur sur ses genoux, me parle d’un post-photographe (“quelqu’un, dit-il, qui s’approprie des clichés plutôt que de photographier”) et d’architecture sans architectes. Son idée est de me faire écrire sur une série de bâtiments qui existent ici et là à travers le monde, grands, petits, privés, publics, abandonnés, des gratte-ciels comme des huttes, des bâtiments aberrants qui ont pour point commun d’avoir été construits sans être conçus, et — c’est là l’important, précise-t-il — qu’aucun touriste jamais ne visite car ils se trouvent en dehors des grands circuits en Abkhazie, au Swaziland, Hokkaido ou Tegucigalpa. Quand il a fini de m’expliquer le projet (montre en main car j’ai un autre rendez-vous), j’avoue n’avoir pas bien compris et je m’étonne à part moi de ce que l’on veuille me“faire faire”. J’essaie de me souvenir quand j’ai voulu, moi-même, “faire faire”. Pour l’argent, cela va de soi: on confie une travail à un employé parce que l’on a que deux bras et un nombre limité d’heures par jour, cela s’appelle monter une entreprise, mais pourquoi vouloir faire écrire à un écrivain autre chose que ce qu’il écrit (et peut-être sait écrire)? Ou alors il faut s’adresser à des écrivains qu’intéresse l’argent, des écrivains qui travaillent sur commande. La semaine dernière, avant de quitter l’Espagne, je me trouvais dans la même situation. L’éditeur lausannois me demandait d’écrire une lettre d’adieu. Elle figurerait parmi douze lettres rédigées par les auteurs d’une collection dont le dernier volume serait bientôt publié. Que n’ai-je tourné autour du problème! Quand on se met à écrire, on croit que l’on ne peut dire qu’une chose; on ignore laquelle. Plus tard, si l’on ne s’est dispersé, on a identifié cette chose et l’on sait que toute leur vie ne suffira pas à la dire. Alors les commandes, les travaux obligés…