Aveiro

Gare des trains de Por­to avec ses hauts pla­fonds peints, ses faïences, ses guichets à reposoir de mar­bre, ses portes engoncées dans une colon­nade de pierre: vous gagne aus­sitôt la nos­tal­gie de ce que fut l’Eu­rope. Comme à Lis­bonne, les con­vois atten­dent con­tre les butoirs; les loco­motri­ces sont arrêtées devant un tun­nel noir de suif; un morceau de ciel recou­vre ce lieu encais­sé entre deux parois de maisons sus­pendues. Il est 11 heures, nous tirons nos cof­fres à vélo sous la pluie. Sur les quais, peu de voyageurs. Une ville endormie ou plutôt, exsangue. Je m’ar­rête sur les pas­sagers; ni heureux ni tristes. Ils sont calmes, peut-être résignés. Un mous­tachu a les deux mains posées sur une servi­ette de cuir. Je le remar­que car les autres voyageurs assis dans ce région­al pour Aveiro n’ont pas de car­ac­tère et sont inde­scriptibles. Leur humil­ité con­fine à l’ef­face­ment. Entre un quadragé­naire à cheveux mi-longs, une coif­fure de musi­cien. Sa jambe droite est raide. Il claudique, tourne sur place, mau­grée, s’as­soit plus loin, nous fixe. Le con­voi s’ébran­le, plonge dans le tun­nel, emprunte un pont fer­rovi­aire sur le Douro, gagne la halte de Cam­pan­ha, repart dans l’autre direc­tion, tra­verse l’av­enue de la République où nous avons, l’an dernier, mon­té nos vélos, puis défile con­tre la mer. Je con­state que nous occupons les places réservées aux hand­i­capés. Que le musi­cien n’aie pas protesté ne me sur­prend pas: l’his­toire du Por­tu­gal est faite de silence. Miguel Tor­ga donne dans son Jour­nal un bon aperçu des rudess­es du pays, de sa mod­estie, de sa pro­fondeur. Des men­tal­ités en ape­san­teur et de la terre rouge. Le long de l’Océan, des vil­las aux porch­es manuélins. A en juger par les lim­ou­sines, un lieu de vil­lé­gia­ture pour gens aisés. Au-delà, des dunes héris­sées de treilles. Le vent fou­ette, nous roulons à petite vitesse à tra­vers l’or­age. Dans le wag­on, per­son­ne ne par­le. Un men­di­ant déam­bule entre les pas­sagers. Il est Alle­mand, Sué­dois, Hol­landais. Il est ivre, crasseux, blessé, venu par Ryanair ou easy­Jet. Il n’a  pas vingt ans, il a un chien. Il mendie de la main gauche, l’autre est cassée. En sens inverse vient le con­trôleur, le men­di­ant recule. Le tick­et que Mon­frère a tiré au dis­trib­u­teur n’est pas val­able. Au lieu de pren­dre deux aller-sim­ple, nous avons pris un aller-retour. J’ex­plique que nous ne revien­drons pas d’Aveiro. Le con­trôleur empoche le bil­let, il s’en va. Sur le bord de la voie, des mou­tons ruis­se­lants, des fer­mettes, des ruines et cette cadence qu’im­prime au con­voi le pas­sage des sec­tions, rythme que tout le monde con­naît et qui a dis­paru. Le con­trôleur revient. Il n’a pas trou­vé le men­di­ant. Il nous rend notre bil­let. Rien de ce qu’il pour­rait dire ou faire ne chang­era sa sit­u­a­tion, n’aug­mentera son salaire, n’amélior­era son quo­ti­di­en. A Aveiro, la pluie redou­ble. Notre cham­bre donne sur le canal. Les marins pour touristes écopent leurs bar­ques col­orées. Les promeneurs se dépla­cent par petits groupes, para­pluies ten­dus. A tra­vers les rues luisantes, ils dérivent par paque­ts, comme des nénuphars, glisse à gauche, à droite, reparais­sent. Le cœur de la ville est étroit, le temps dis­suade de s’aven­tur­er dans les faubourgs ou en direc­tion de la plage. Nous cher­chons où manger. Il y a des Pasta­lar­ia, des Cafés, des bars et des restau­rants, mais ce sont des restau­rants louch­es: un employé se tient à la porte, menu sous le bras et racole. Nous déni­chons une can­tine. Mon­sieur tient le zinc, Madame et sa fille, la cui­sine et le ser­vice. Sept plats au choix: qua­tre pois­sons, trois vian­des. La gar­ni­ture?  A tra­vers tout le pays, riz brisé et patates. A l’écran, le jour­nal puis une télénov­ela. La cuisinière lorgne. Au moment de la rup­ture du cou­ple vedette, elle vient en salle, s’af­fale, sort son mou­choir. Une odeur de brûlé tit­ille nos nar­ines. La dame court en cui­sine, revient, s’ex­cuse: la dau­rade est fichue. Est-ce qu’une pièce de morue ferait l’af­faire? Après la sieste, nous allons au cen­tre com­mer­cial. Pen­dant la sieste, la pluie a redou­blé. Le pro­logue de la course à tra­vers l’Es­pagne prévu pour le lende­main. Nous hési­tons devant les chaus­sons, les imper­méables, les cas­quettes, les cuis­sards longs.