Mois : mai 2016

Langue

Si con­cen­tré sur ce que je ne suis pas que je me mords la langue.

Jet

Je n’aime pas jeter du riz ou un fond de pâtes, mais jeter une tomate ou du per­sil me sem­ble beau­coup plus inquiétant. 

Toit

A l’in­stant j’é­tendais le linge sur mon toit. Au quo­ti­di­en, je ne con­nais pas de plus grand plaisir que se tenir sous un ciel limpi­de et d’é­couter les oiseaux.

Ségovie-Andalousie

Nous rangeons les vélos dans les cof­fres, prenons un bus pour Madrid-Atocha. Mon­frère ren­tre à Genève, je regagne le sud à bord d’un train rapi­de. En fin de journée, quand j’at­teins mon vil­lage en Andalousie, la cais­sière du super­marché me demande si je vais bien.
- Parce qu’i­ci, nous sommes tous déprimés, voilà une semaine qu’il pleut.
Dans l’ap­parte­ment, panne d’élec­tric­ité. La pastèque a fon­due. Elle n’est pas plus épaisse qu’une feuille de papier. 

Barco de Ávila

La Zuri­choise renonce  à courir la deux­ième par­tie de l’é­tape de l’après-midi. Nous de même. Javi roule seul. Autant de pluie sur la chaussée que dans l’air. Une tem­péra­ture de trois degrés. Mon­frère a un retour de grippe, j’ai un début de fièvre. Nous aval­ons de la bière au vil­lage en atten­dant l’heure du dîn­er. Autour de la table, comme d’habi­tude, con­sul­ta­tion de la météo. Et comme d’habi­tude, pluie. Mon­frère décide d’a­ban­don­ner et com­mande une bouteille de vin. La Zuri­choise veut con­tin­uer. J’hésite. Je bois un verre de vin. Endor­mi à minu­it, je me réveille à trois heures et ne ferme plus l’œil. Le matin, il pleut.

Océan

En direc­tion du sanc­tu­aire de la vierge noire, à tra­vers le Peña de Fran­cia. Route splen­dide, paysage étale, blocs de gran­it et tau­reaux. L’Es­pagne mil­lé­naire, pas un arbre qui n’évoque son his­toire. Et quels vil­lages! Des forter­ess­es paysannes pro­tégeant leur église. Des mer­veilles! Mais il pleut tant que tout cela est trans­for­mé en un vaste océan de pâturages. Et nous nav­iguons à bord d ‘un uni­forme cycliste qui n’a pas séché depuis trois jours. Je croy­ais avoir emporté assez de vête­ments, j’é­tais opti­misme. Seule la Zuri­choise pos­sède une garde-robe infinie. De plus, elle a prévu des habits d’hiv­er. Nous roulons à qua­tre, pen­dant plusieurs heures, à courte dis­tance les uns des autres et pas­sons un col. Dans la descente, les choses se gâtent: le vent hurle. Par moments, il se pré­cip­ite dans les roues et bous­cule le vélo. Je ralen­tis. En pleine descente, je roule à 5km/h. Les autres vont devant. Lorsque je les rejoins, ils sont arrêtés au milieu d’un vil­lage et dis­cu­tent. Nous tombons d’ac­cord: impos­si­ble de con­tin­uer. Nous allons nous cass­er le nez. Javi démonte les vélos et les charge sur le toit de la camion­nette. Une vieil­lard assiste au tra­vail en curieux. Il porte le béret, il a de grandes oreilles. Jovial, il nous dit qu’il n’a jamais quit­té ce vil­lage. Je prend la mesure de cette révéla­tion: dix maisons de pierre. L’homme a dans les qua­tre-vingt ans.
- Ah, si, cor­rige-t-il, pour mon ser­vice mil­i­taire, je suis allé à Valladolid!

La Torre 2

Au lieu de redescen­dre par l’autre ver­sant, nous regagnons Seia en camion­nette. Le con­stat est unanime: sans véhicule au som­met du col, avec trente kilo­mètres sup­plé­men­taires à par­courir pour sor­tir de la tour­mente, nous risquions de mourir. Nous man­geons à la Guardia dans une salle sans chauffage. Le patron nous fait la pub­lic­ité pour ses spé­cial­ités: morue, soupe d’algues tiède, riz cassé et patates. Nous réar­mons les vélos sous une pluie bat­tante. Javi nous guide à tra­vers la ville et se perd. Je me trou­ve en sens inter­dit, dans la descente, sur une route pavée qui grav­it la colline, dérape, pose pied et con­tin­ue sur ma tra­jec­toire évi­tant de justesse une auto­mo­bile. Quand nous atteignons le fond du trou, Javi annonce qu’il faut remon­ter. A sa décharge, cette ville de Guar­da est entourée d’un tel nom­bre de gira­toires qu’elle sem­ble vérolée. Et aucun pan­neau indi­quant l’Es­pagne. Quand nous quit­tons enfin le périmètre urbain, la route s’élar­git et nous roulons 70 kilo­mètres à bon rythme jusqu’à la fron­tière. Le soir, à Ciu­dad Rodri­go, nous sor­tons boire. Mon­frère qui est resté à bord de la camion­nette pour la sec­onde moitié de l’étape con­sid­ère la pluie avec découragement.

La Torre

Un heure d’aimables lacets de goudrons noirs, bien dénoués, for­mant ici et là des para­pets d’où l’on devine les maisons hautes de Seia. Plateau moyen, en danseuse. L’eau gicle en cas­cade sur les pentes, mais épargne route. Un mag­a­sin vit­ré pro­pose des peaux de vach­es. Quant on est dans l’ef­fort, il y a une loi: ne jamais s’ar­rêter. Un peau tachetée serait du meilleur effet sous ma table de tra­vail. Je redresse le men­ton, je relance et prends la tête du groupe. La Zuri­choise vient der­rière avec Javier, Mon­frère suit. Il pleut abon­dam­ment. Des bour­rasques de vent froid bal­aient la mon­tagne. J’es­saie de lire le kilo­mé­trage sur les bornes. La route est découpée en sec­tions. Impos­si­ble de con­naître le décompte des 28 kilo­mètres. Après un replat, la route pointe sur un vil­lage. Je suais, main­tenant je gèle. Au bout d’un kilo­mètre, la pente reprend. Une heure plus tard, j’at­teins un bar­rage. Le col que nous visons est le Puer­to de la Torre, ain­si nom­mé parce que l’E­tat a con­stru­it sur ce som­met de 1920 mètres une tour de 80 mètres. La mon­tagne fait désor­mais offi­cielle­ment 2000 mètres. Le tabli­er du bar­rage est mas­sif. Je cherche la tour, puis  la route. Je vois! Je suis encore loin du but. La route  s’en­roule autour du lac de retenue et con­tin­ue. Un gars court sur le plan de couron­nement pour rejoin­dre une voiture. Il a l’air effrayé. Il porte une bon­net et une veste de ski. Il est vrai que l’or­age forçit. A moins qu’il ne craigne les descentes d’eau, car des cen­taines de mil­liers de litres déva­lent  la mon­tagne et inon­dent la route. Une voiture me dépasse. Une main sort de la vit­re, me prend en pho­to, ren­tre. La voiture accélère. Trois kilo­mètres d’une pente dressée con­tre le ciel, puis la grêle se met à tomber. Trois boucles plus loin, elle ne tombe plus, elle fou­ette poussée par un vent rugis­sant. Les yeux clos, je me cram­ponne. Le guidon sec­oue, les roues chas­sent. Je décroche la pédale automa­tique, rééquili­bre en ten­dant la jambe gauche au-dessus du vide, rac­croche, tourne à 7km/h, puis à 5km/h. La camion­nette du rav­i­taille­ment me dou­ble.
- Com­bi­en reste-t-il?
- 6 ou 7, crie Javi.
Le bruit de moteur s’estompe. Un pan­neau indique neuf kilo­mètres pour le som­met. Il se met à neiger. Je veux chang­er de vitesse, je ne peux pas: mes doigts son gelés. Je place ma main devant mes yeux: sa forme est celle d’un crabe. Le gant détrem­pé cou­vre et gon­fle le plat de la main, les doigts nus sont bleus. Tout en péda­lent, je tape une main et l’autre con­tre mes cuiss­es. Recro­quevil­lés, les doigts ne réagis­sent pas. Je crois voir une tour, mais il vient une nou­velle pente. Je n’ai pas atteint le som­met. Je pédale à tra­vers des con­gères de neige mouil­lée en gémis­sant. Quand je repère enfin la camion­nette, je me pré­cip­ite à l’in­térieur. Sec­oué de spasmes, je regarde la tour. Mon corps sec­oue comme un sac à viande que l’on frappe. La Zuri­choise que des Français en car­a­vane ont sec­ou­ru, me tend un verre de thé: je n’ar­rive pas à le saisir.
- Et Mon­frère?
La camion­nette fait demi-tour. Nous scru­tons à tra­vers les vit­res. Nous le trou­vons 4 kilo­mètres plus bas, en perdi­tion et en état d’hy­pother­mie. Même régime, mais avec une vio­lence accrue. Car­rée dans le siège, emmi­tou­flé de deux cou­ver­tures, il sec­oue. Dix min­utes plus tard, prostré, hors de lui, il trem­ble toujours.

Seia

Belle fin d’é­tape sur des routes cham­pêtres bor­dées de pier­res sèch­es. Il a même arrêté de pleu­voir (pen­dant une heure). Seia se dresse à flanc de mon­tagne. La seule sta­tion de ski du Por­tu­gal, dit Javier. On devine du rocher sur les hau­teurs, mais les bancs de brouil­lard empêchent d’en dire plus. Soudain un petit train touris­tique sur­git d’un nuage de pluie. Il est plein. N’est-ce pas extra­or­di­naire? On annonce à des touristes qu’ils peu­vent se réjouir: là où on les emmène, il n’y a rien à voir. Et ils se réjouis­sent. Il y a tou­jours quelque chose à racon­ter, n’est-ce pas? Heureuse­ment, les cloches son­nent. Javier a bien fait les choses. Quant on est détrem­pé, refroi­di, quant on roule depuis des heures, on se racon­te des blagues pour se don­ner du courage, pour avancer, pour finir l’é­tape. Nous abor­dons le dernier kilo­mètre du jour sur le petit plateau. Javi manque l’hô­tel, il faut redescen­dre. Un groupe de Français occupe la récep­tion de l’hô­tel. Les touristes du petit train. Quelle agence de ban­lieue a bien pu leur ven­dre Seia? Des immeubles de 1970 empilés en ter­rasse, des mag­a­sins de sport qui vendent des luges chi­nois­es, du riz cassé et des patates, de la morue et de l’eau sous toute les formes: soupe, pluie, ruis­seau, flaques. Je cor­rige: nous dînons dans un bon restau­rant. Les morceaux de viande sont ras­sis, les patates braisées, la salade verte. Qua­tre serveurs dis­cu­tent les résul­tats du foot­ball, le maître d’hô­tel fait l’ar­ti­cle en trois langues et il y a deux femmes en cui­sine. Or, nous sommes les seuls clients. Com­bi­en ces gens peu­vent-ils gag­n­er? Pour demain, Javier annonce l’é­tape la plus dure de la course. Elle com­mence par 28 kilo­mètres de mon­tée.
- Pour com­mencer, il y a 500 mètres de descente, plaisante Javi.

En direction de Seia

Mon­tée dans les pinèdes de la Ser­ra de Cara­mu­lo sur des routes noires de pluie. Les vil­lages n’ont pas de forme. Leur dis­per­sion est éton­nante. Comme si Dieu avait éter­nué. D’ailleurs, l’église à été emportée. Je la cherche. Puis je reviens à mes efforts. Javier a pris la tête de l’é­tape et roule à 19km/h. Après deux heures de course, il s’in­ter­rompt pour pren­dre une pho­to dans une clair­ière. Javi qui con­duit la camion­nette pro­pose un rav­i­taille­ment de tartines au fro­mage blanc et à la pâte de coing. L’eau ruis­selle à tra­vers les fentes du casque, inonde le vis­age, goutte sur le nez, se répand sur le mail­lot, mouille le torse, s’ac­cu­mule à la cein­ture. Mes pieds sont des soupes. A midi, pause dans un bar de vil­lage. Nous sommes gelés. Il n’y a pas de chauffage, parce qu’il n’y a pas d’ar­gent. D’ailleurs, il n’y a pas grande-chose. Ni dans les assi­ettes ni ailleurs. Riz brisé et patates. Bouil­lon d’algues. Ce sont des berzas. Une spé­cial­ité, insiste Javier. Grand bien leur fasse. Le genre de flotte que l’on obtient en esso­rant ses habits à mi-étape. Et tiède. Une calamité: les Por­tu­gais man­gent tiède et mou. Je me gave de pain et descends aux toi­lettes. Elles sont dix mètres sous terre. Un bidet ances­tral vis­sé dans la terre battue. Lorsque nous repar­tons, les client du bar nous regar­dent. En Espagne, les gens par­lent, rient, chantent, cri­ent. Ici, ils regar­dent. Je me demande ce qu’ils voient.