La Torre

Un heure d’aimables lacets de goudrons noirs, bien dénoués, for­mant ici et là des para­pets d’où l’on devine les maisons hautes de Seia. Plateau moyen, en danseuse. L’eau gicle en cas­cade sur les pentes, mais épargne route. Un mag­a­sin vit­ré pro­pose des peaux de vach­es. Quant on est dans l’ef­fort, il y a une loi: ne jamais s’ar­rêter. Un peau tachetée serait du meilleur effet sous ma table de tra­vail. Je redresse le men­ton, je relance et prends la tête du groupe. La Zuri­choise vient der­rière avec Javier, Mon­frère suit. Il pleut abon­dam­ment. Des bour­rasques de vent froid bal­aient la mon­tagne. J’es­saie de lire le kilo­mé­trage sur les bornes. La route est découpée en sec­tions. Impos­si­ble de con­naître le décompte des 28 kilo­mètres. Après un replat, la route pointe sur un vil­lage. Je suais, main­tenant je gèle. Au bout d’un kilo­mètre, la pente reprend. Une heure plus tard, j’at­teins un bar­rage. Le col que nous visons est le Puer­to de la Torre, ain­si nom­mé parce que l’E­tat a con­stru­it sur ce som­met de 1920 mètres une tour de 80 mètres. La mon­tagne fait désor­mais offi­cielle­ment 2000 mètres. Le tabli­er du bar­rage est mas­sif. Je cherche la tour, puis  la route. Je vois! Je suis encore loin du but. La route  s’en­roule autour du lac de retenue et con­tin­ue. Un gars court sur le plan de couron­nement pour rejoin­dre une voiture. Il a l’air effrayé. Il porte une bon­net et une veste de ski. Il est vrai que l’or­age forçit. A moins qu’il ne craigne les descentes d’eau, car des cen­taines de mil­liers de litres déva­lent  la mon­tagne et inon­dent la route. Une voiture me dépasse. Une main sort de la vit­re, me prend en pho­to, ren­tre. La voiture accélère. Trois kilo­mètres d’une pente dressée con­tre le ciel, puis la grêle se met à tomber. Trois boucles plus loin, elle ne tombe plus, elle fou­ette poussée par un vent rugis­sant. Les yeux clos, je me cram­ponne. Le guidon sec­oue, les roues chas­sent. Je décroche la pédale automa­tique, rééquili­bre en ten­dant la jambe gauche au-dessus du vide, rac­croche, tourne à 7km/h, puis à 5km/h. La camion­nette du rav­i­taille­ment me dou­ble.
- Com­bi­en reste-t-il?
- 6 ou 7, crie Javi.
Le bruit de moteur s’estompe. Un pan­neau indique neuf kilo­mètres pour le som­met. Il se met à neiger. Je veux chang­er de vitesse, je ne peux pas: mes doigts son gelés. Je place ma main devant mes yeux: sa forme est celle d’un crabe. Le gant détrem­pé cou­vre et gon­fle le plat de la main, les doigts nus sont bleus. Tout en péda­lent, je tape une main et l’autre con­tre mes cuiss­es. Recro­quevil­lés, les doigts ne réagis­sent pas. Je crois voir une tour, mais il vient une nou­velle pente. Je n’ai pas atteint le som­met. Je pédale à tra­vers des con­gères de neige mouil­lée en gémis­sant. Quand je repère enfin la camion­nette, je me pré­cip­ite à l’in­térieur. Sec­oué de spasmes, je regarde la tour. Mon corps sec­oue comme un sac à viande que l’on frappe. La Zuri­choise que des Français en car­a­vane ont sec­ou­ru, me tend un verre de thé: je n’ar­rive pas à le saisir.
- Et Mon­frère?
La camion­nette fait demi-tour. Nous scru­tons à tra­vers les vit­res. Nous le trou­vons 4 kilo­mètres plus bas, en perdi­tion et en état d’hy­pother­mie. Même régime, mais avec une vio­lence accrue. Car­rée dans le siège, emmi­tou­flé de deux cou­ver­tures, il sec­oue. Dix min­utes plus tard, prostré, hors de lui, il trem­ble toujours.