Mois : mai 2016

Le Monde

Rêvé que je lisais le jour­nal Le Monde et que j’y décou­vrais des arti­cles de qual­ité, m’en voulant d’avoir aban­don­né depuis des années la lec­ture de ce quotidien.

Paris

Pour attein­dre l’air libre, il faut tra­vers­er des foules, mais à l’air libre, il y a d’autres foules, clairsemées certes, mais rapi­des et nerveuses, atten­tives à ce que vous pour­riez être. Tel est le régime des villes pour celui qui vient de l’ex­térieur. Puis cette notion d’ex­térieur s’estompe et inscrit dans le régime de la ville et de ses foules, on oublie que l’on peut être autre chose que la divi­sion d’une foule par un nom­bre d’in­di­vidus. J’aime le silence et l’e­space. Me voici à coudoy­er, pouss­er, con­tourn­er. Plutôt que de m’en­gouf­fr­er dans le souter­rain du métro, je sors sur l’e­s­planade des égarés côté boule­vard Diderot. Au moment où les pas­sants vont emprunter le pas­sage pié­tons, une Mer­cedes noire con­duite par un chauf­feur noir pile sur les freins. Elle est longue et close. Cer­tains la con­tour­nent, d’autres atten­dent. Une femme en sort. Laide, jeune, tra­vailleuse. L’im­age de la réus­site. La Mer­cedes s’en va; le feu passe au vert, le traf­ic s’é­coule. Les pas­sants retour­nent sur le trot­toir. L’oc­cu­pa­tion noc­turne de la la place de la République dure depuis plusieurs semaines. Des man­i­fes­ta­tions sil­lon­nent le quarti­er. Démon­stra­tion d’im­puis­sance. Les caus­es de cet échauf­fe­ment sont poli­tiques: il fait beau et chaud, c’est le print­emps, ils sont des garçons, elles sont des filles, mieux vaut boire une bière ensem­ble, dehors, que seul dans sa turne. Les plus hardis cassent une vit­rine. Les vit­rines sont dif­fi­ciles à cass­er. La police ne réag­it pas. Le gou­verne­ment prou­ve sa tolérance. Pour ce qui est du débat, le pou­voir décide, impose, applique un pro­gramme qui n’est ni le sien ni celui de la rue. Le détail et les gens, peu importe: il laisse faire et par­ler. Les jeunes font, les vieux par­lent. Ces vieux et demi-vieux, dépos­sédés d’eux-mêmes comme nous tous, mais qui faute de regarder la réal­ité en face, imag­i­nent qu’il peu­vent encore chang­er le monde avec les recettes des années hip­pies. Ceux qui tra­vail­lent effi­cace­ment con­tre le pou­voir sont ceux qui ont étudié. Ils ne descen­dent pas dans la rue. Ils ne brisent pas un auto­mate à bil­let. Ils allu­ment leur ordi­na­teur et attaque­nt les serveurs du pou­voirs. Ils réfléchissent. Ils appren­nent des tech­niques de com­bat. Ils sauve­g­ar­dent des com­pé­tences et les thésaurisent. Ils s’en­traî­nent. Pour l’in­stant, je marche en direc­tion de la place des Nations. Drôle de rue ce Boule­vard Diderot! Per­son­ne n’imag­in­erait s’y promen­er. Prêt de l’Opéra, il y a une librairie. Je ne pense jamais à cette librairie. Je ne suis jamais entré dans cette librairie. Comme si une librairie sur le boule­vard Diderot n’é­tait pas faite pour qu’on y entre. En revanche, je ne manque jamais d’en­tr­er dans l’Ar­murerie. Aujour­d’hui, elle est bar­ri­cadée. Je pour­su­is en métro. A Château-Rouge, le cirque cou­tu­mi­er: africain, chaud, vocif­érant, dérisoire. Les vendeurs de cac­a­houètes tamouls sont tou­jours sta­tion­nés entre la boucherie halal et la bou­tique de bas­kets pirates. Que vendent-ils ? Je dresse mon télé­phone portable et pho­togra­phie en vue aéri­enne ces raisons défaites. Un jeune s’ex­cite, me prend pour un flic. Je lui souris. Les flics ne souri­ent pas. Il renonce. Près du square, je décou­vre Gérard à sa fenêtre; il est entouré de fleurs. Cos­tume som­bre, pos­ture gail­larde, lumineux, on croirait une com­po­si­tion de Jeff Koons. 

Id

Une gare du sud de la France un jour férié. Il pleut. La salle de café n’est pas chauf­fée. Deux mil­i­taires boivent au comp­toir. Dehors, des Arabes. Si l’on excepte les néons et les pub­lic­ités tour­nantes, une tristesse de cimetière. Mon bil­let de train est imprimé sur une page A4. Il est jaune, vio­let, rouge, il pro­pose un rabais de 25 % sur les “Cook­ies détente” et le “sand­wich Maxi-giant”. Une demi-heure avant l’en­trée du train en gare, l’ac­cès au quai est fer­mé par des bar­rières sou­ples. Bras croisés, des mem­bres d’une police privée fix­ent les voyageurs qui font la file. Une hôtesse vise les bil­lets. Le mien n’est pas val­able.
- Il fal­lait mon­ter à la gare précé­dente.
- J’ai réservé ma place de puis la gare précé­dente et je prends le train ici.
- C’est ce que je vous dis, c’est inter­dit.
- Mais j’ai payé pour le tra­jet com­plet.
- Je sais, c’est absurde, mais ce sont les règles. Votre bil­let n’est pas un bil­let TGV.
Je jette un œil au train qui vient de s’ar­rêter devant nous: un TGV.
-  Oui, c’est le même train, mais vous êtes dans la par­tie idT­GV.
- Si vous le dites… Quoiqu’il en soit, j’ai acheté ce bil­let sur le site de la SNCF.
- C’est le même site, mais pas le même bil­let. Vous voulez repay­er?
- Qu’est-ce que je peux faire… d’autre?
- Rien! Je vous sig­nale au respon­s­able du train.
A bord, je prends place à côté d’un homme qui lit Muraka­mi. Ses cheveux blancs sen­tent le pastis. Le con­voi démarre. Faubourgs délabrés, villes entassées dans des val­lons, maisons de plâtre et de car­ton enduit. Paysages de la vie indus­trielle, mis­érable, finis­sante. Il faut atten­dre cent kilo­mètre pour que le vert des pâturages mette du baume à l’e­sprit. Un peu de cette France qui n’a pas encore été détru­ite, avec ses vach­es, ses fer­mes de pierre, son clocher cen­tral. Survient le con­trôleur. A l’en­trée du wag­on, il appelle:
- Alexan­dre!
Il tape sur une machine à touch­es, indique la somme, prend ma carte de crédit, me rend une quit­tance. Le voisin qui sent le pastis lit Le canard enchaîné. Il s’ex­cuse, se rend au restau­rant, revient avec une bouteille d’eau. Il rem­plit le fond d’un verre de plas­tique, attrape la bouteille qu’il a coincé der­rière l’ac­coudoir, brise le scel­lé, pré­pare un mélange. C’é­tait donc ça l’odeur, de la Vod­ka. Nous roulons pen­dant trois heures. Il lit et boit l’en­tier de la bouteille pen­dant ce temps. Quand le TGV sur­plombe la Seine à la hau­teur de Rueil-Mal­mai­son, il avale les dernières gouttes. Il lit tou­jours Muraka­mi et Le canard enchaîné. Peu après, le train s’ar­rête.
- Mes­dames et messieurs, notre train est arrêté en pleine voie suite au cail­las­sage des wag­ons de tête. Nous atten­dons la police.
Mon voisin com­pose un numéro sur son portable et par­le à son inter­locu­teur dans une langue étrange: De l’Ar­ménien, du Géorgien, du Roumain? Puis il prononce le mot “cail­loux” en français et il éclate de rire. Quand il rac­croche, il se tourne vers moi.
- Incroy­able! Police, ça ne sert à rien!
Le TGV entre en gare de Lyon avec une heure de retard. L’homme se lève, ouvre sa mal­lette, s’asperge de par­fum Givenchy, se recoiffe et sort. Il porte une grande croix chré­ti­enne sur la poitrine.

Fin de partie

“Rien lu” égale “il a tout a écrit”, dis­ais-je, “voilà un exem­ple type d’équa­tion”. Accélérant le pas pour échap­per à mon inter­locu­teur, je me représente alors l’œuvre com­plète de l’au­teur et le fait que j’ig­nore tout de lui à part son nom, quand mon pour­suiv­ant me con­traint à pénétr­er dans un apparte­ment. Il m’in­stalle dans un salon, m’an­nonce la venue d’un spé­cial­iste d’archéolo­gie, de lit­téra­ture et de crim­i­nal­is­tique.  Or, ce pro­fesseur émi­nent n’est autre que l’élève pédant qui, en 1986, pour le pas­sage des exa­m­ens de philoso­phie m’a recom­mandé la lec­ture des Hypo­ty­pos­es pyroni­ennes de Sex­tus Empir­i­cus. “Ce type est une far­felu!”, fais-je val­oir. Aus­sitôt, l’on me recon­duit dans la rue où je décou­vre mes meubles et objets per­son­nels. Je lève les yeux  en direc­tion de la façade de l’im­meu­ble. Au deux­ième étage, ma femme s’ac­tive dans notre apparte­ment. Entouré de mes amis et de la famille mon inter­locu­teur déclare:
- Tu es fou!
- Je sais.
- Ce n’est pas tout, tu es alcoolique!
Je réfléchis. Me rends compte que c’est vrai. Cherche à com­pren­dre les con­séquences. Les amis répé­tent l’ac­cu­sa­tion.
-  Fou et alcoolique!
- D’abord, dis-je pour me défendre, tout le monde boit. Ensuite, je ne bois pas plus qu’un autre… Et troisième­ment…
- Troisième­ment?
- Je ne sais plus.
- Tu vois! C’est l’al­cool!
- Tout le monde peut avoir une perte de mémoire, non?