Paris

Pour attein­dre l’air libre, il faut tra­vers­er des foules, mais à l’air libre, il y a d’autres foules, clairsemées certes, mais rapi­des et nerveuses, atten­tives à ce que vous pour­riez être. Tel est le régime des villes pour celui qui vient de l’ex­térieur. Puis cette notion d’ex­térieur s’estompe et inscrit dans le régime de la ville et de ses foules, on oublie que l’on peut être autre chose que la divi­sion d’une foule par un nom­bre d’in­di­vidus. J’aime le silence et l’e­space. Me voici à coudoy­er, pouss­er, con­tourn­er. Plutôt que de m’en­gouf­fr­er dans le souter­rain du métro, je sors sur l’e­s­planade des égarés côté boule­vard Diderot. Au moment où les pas­sants vont emprunter le pas­sage pié­tons, une Mer­cedes noire con­duite par un chauf­feur noir pile sur les freins. Elle est longue et close. Cer­tains la con­tour­nent, d’autres atten­dent. Une femme en sort. Laide, jeune, tra­vailleuse. L’im­age de la réus­site. La Mer­cedes s’en va; le feu passe au vert, le traf­ic s’é­coule. Les pas­sants retour­nent sur le trot­toir. L’oc­cu­pa­tion noc­turne de la la place de la République dure depuis plusieurs semaines. Des man­i­fes­ta­tions sil­lon­nent le quarti­er. Démon­stra­tion d’im­puis­sance. Les caus­es de cet échauf­fe­ment sont poli­tiques: il fait beau et chaud, c’est le print­emps, ils sont des garçons, elles sont des filles, mieux vaut boire une bière ensem­ble, dehors, que seul dans sa turne. Les plus hardis cassent une vit­rine. Les vit­rines sont dif­fi­ciles à cass­er. La police ne réag­it pas. Le gou­verne­ment prou­ve sa tolérance. Pour ce qui est du débat, le pou­voir décide, impose, applique un pro­gramme qui n’est ni le sien ni celui de la rue. Le détail et les gens, peu importe: il laisse faire et par­ler. Les jeunes font, les vieux par­lent. Ces vieux et demi-vieux, dépos­sédés d’eux-mêmes comme nous tous, mais qui faute de regarder la réal­ité en face, imag­i­nent qu’il peu­vent encore chang­er le monde avec les recettes des années hip­pies. Ceux qui tra­vail­lent effi­cace­ment con­tre le pou­voir sont ceux qui ont étudié. Ils ne descen­dent pas dans la rue. Ils ne brisent pas un auto­mate à bil­let. Ils allu­ment leur ordi­na­teur et attaque­nt les serveurs du pou­voirs. Ils réfléchissent. Ils appren­nent des tech­niques de com­bat. Ils sauve­g­ar­dent des com­pé­tences et les thésaurisent. Ils s’en­traî­nent. Pour l’in­stant, je marche en direc­tion de la place des Nations. Drôle de rue ce Boule­vard Diderot! Per­son­ne n’imag­in­erait s’y promen­er. Prêt de l’Opéra, il y a une librairie. Je ne pense jamais à cette librairie. Je ne suis jamais entré dans cette librairie. Comme si une librairie sur le boule­vard Diderot n’é­tait pas faite pour qu’on y entre. En revanche, je ne manque jamais d’en­tr­er dans l’Ar­murerie. Aujour­d’hui, elle est bar­ri­cadée. Je pour­su­is en métro. A Château-Rouge, le cirque cou­tu­mi­er: africain, chaud, vocif­érant, dérisoire. Les vendeurs de cac­a­houètes tamouls sont tou­jours sta­tion­nés entre la boucherie halal et la bou­tique de bas­kets pirates. Que vendent-ils ? Je dresse mon télé­phone portable et pho­togra­phie en vue aéri­enne ces raisons défaites. Un jeune s’ex­cite, me prend pour un flic. Je lui souris. Les flics ne souri­ent pas. Il renonce. Près du square, je décou­vre Gérard à sa fenêtre; il est entouré de fleurs. Cos­tume som­bre, pos­ture gail­larde, lumineux, on croirait une com­po­si­tion de Jeff Koons.