Mois : mai 2016

Mangue

- Don­nez-moi trois mangues bien mûres, dis-je au gitan, et il me toise scan­dal­isé. Lui aurais-je dit que j’avais couché avec sa sœur der­rière les cageots qu’il n’au­rait pas réa­gi plus vive­ment.
- Com­ment, s’ex­clame-t-il, que vous voulez-vous dire? Je vais vous expli­quer… Et pour ménag­er son effet, il attend que les autres acheteurs, intrigués par ses vocif­éra­tions, se retour­nent et prê­tent oreille. Je vous explique: j’ai ici des piments, là des avo­cats et devant vous des mangues. Je ne vends rien que ces trois choses et je con­nais par­faite­ment les mangues, les avo­cats et les piments! Il n’y a rien de tel que des “mangues bien mûres” parce que toutes les mangues qui sont ici sont par­faites. Il ne saurait donc y avoir sur ce tas une mangue plus mûre et une mangue moins mûre! Tenez, j’en prends une au hasard, je la découpe, la voici! Regardez-moi cette chair! Prenez! prenez! Je vous la donne pour que vous la goûtiez! Si elle ne con­vient pas, dîtes-le toute de suite! Alors, com­ment est-elle?
Et aus­sitôt qu’il a ensa­cheté mes trois mangues, il recom­mence avec les avo­cats:
- Les avo­cats, c’est une autre affaire. Je vais vous mon­tr­er com­ment on véri­fie leur per­fec­tion. Il attrape un fruit d’une main, de la pointe du pouce dégoupille la queue comme on ferait d’une grenade. Là, si c’est pas noir dehors, sous la queue, c’est pas noir dedans! Alors, quoi, c’est noir? Est-ce que c’est noir?

Entreprise de pauvreté générale

Quel est le but du social­isme… aujour­d’hui?
Détru­ire, dit Mon­a­mi.
Mais encore?
Nivel­er la société, appau­vrir les gens. La pau­vreté pour tous sauf ceux qui sont à l’o­rig­ine de ce programme.

Imprécations

Le livre des plaisirs de Raoul Vaneigem — style superbe, anathèmes, force, grandil­o­quence, mais texte d’im­pré­ca­tion plutôt que pam­phlet. Le pro­fesseur génial règle con compte à un enne­mi imag­i­naire (“enne­mi philosophique” comme Deleuze dit dans Qu’est-ce que la philoso­phie “per­son­nage philosophique”) dont on peine à iden­ti­fi­er la nature der­rière les déguise­ments. Con­cev­able à l’époque des sit­u­a­tion­nistes his­toriques, ce mis­érable héros de la marchan­dise n’est quar­ante ans plus tard qu’une car­i­ca­ture néces­saire à la prise de parole.

Aéroport du sud

Les portes coulis­santes du hall des arrivées s’ou­vrent par inter­mit­tence. De l’ex­térieur, j’aperçois les chauf­feurs, les guides, les loueurs espag­nols qui atten­dent leurs clients une pan­car­te à la main. Tout en guet­tant, ils bavar­dent et plaisan­tent. Ils ont des physique de la région, teint hâlé, cheveux de jais et font leur âge: épaules car­rées et mèch­es au gel pour les jeunes, embon­point et calvi­tie pour les pères de famille. Les voyageurs sur­gis­sent en fonc­tion de la prove­nance des avions, ils sont hol­landais, anglais et sué­dois. La péri­ode n’é­tant pas aux vacances, il s’ag­it de retraités ou de jeunes, la plu­part en groupes ou en voy­ages organ­isés. J’at­tends devant ces portes pen­dant une demi-heure. J’ob­serve les expres­sions, l’al­lure, le désem­pare­ment, la ner­vosité, mais surtout le bon­heur de se trou­ver là dans la lumière et dans la chaleur comme si le Nord était d’abord un lieu de tra­vail et de pri­va­tion. Puis quelque chose me frappe qui n’ex­iste pas en Espagne: la ten­ta­tive d’échap­per à la vieil­lesse. Les femmes sont refaites, et les hommes. Quand ce n’est pas la chirurgie, c’est le sport en salle ou le vête­ment raje­u­nis­sant: mères habil­lées comme leur filles, pères qui por­tent des cos­tumes de lou­veteaux ou de foot­balleur. Une angoisse dif­fuse règne jusque dans leur joie qui est incon­nue des Espag­nols qui les accom­pa­g­nent le pan­neau ser­ré sous le bras.

Fatigue

Dans le métro pour l’aéro­port, une ado­les­cente au crâne rasé. Ce n’est pas un choix, elle est malade. Le galbe de la tête est superbe. Front déli­cate­ment incurvé, haut arron­di mar­qué par l’oc­ciput, belle tombée de nuque. Ayant per­du ses sour­cils, elle les a dess­iné au cray­on noir un peu plus haut que l’or­bite. Aus­sitôt assise au fond du wag­on, elle croise les mains sur ses genoux et s’en­dort: atten­dre sur le quai l’a épuisée.

Camaron

Ce gitan qui chante aux ter­rass­es des bistrots. Recuit de soleil, jeune, mal en point. Il s’a­vance, se devant une table de buveurs et entonne un fla­men­co inspiré. Le pub­lic le prend pour une ivrogne et se détourne. Le verre qu’il tient à la main con­tient quelques sous. Je donne une grosse pièce. Il réflé­chit et se met à chanter. A la fin du pre­mier cou­plet, il hésite, cherche ses mots.
- Tu vois, me dit-il, j’im­pro­vise et quelque fois, ça ne marche pas. Je m’en­traîne dans les bus.
Il sourit l’air navré. Il lui manque deux dents. Comme il ne trou­ve pas la suite, il pro­pose:
- Je vais te faire un petit Camaron de la Isla.

Billet d’excuse

Assom­mé, je dors six, sept, huit heures. La lumière éclaire le mar­bre du sol, chauffe le lit, illu­mine les parois; sans me réveiller, je cherche com­ment dormir encore et suis embêté: et si j’écrivais une excuse pour le pro­fesseur? si je man­quais les cours du matin? si je man­quais ceux du matin et ceux de l’après-midi? ce serait plus crédi­ble? un refroidisse­ment? ou une indi­ges­tion? Alors, je m’aperçois que c’est Aplo qui a l’é­cole, pas moi, que je suis libre, que je n’ai rien à faire de la journée. Puis, me réveil­lant, que per­son­ne ne doit aller à l’é­cole, que j’ai cinquante ans, que Aplo ne vit pas ici, en Espagne, mais en Suisse.

Modes de vie

Le mode de vie du moine est soli­taire et con­traint. La pra­tique de la foi est déclinée en exer­ci­ces con­stants, les vœux enga­gent l’in­di­vidu dans la répéti­tion sans lim­ite d’un pro­gramme qui favorise la com­mu­nion au quo­ti­di­en.
Le mode de vie de l’in­di­vidu nor­mal est con­traint de façon aléa­toire par des sol­lic­i­ta­tions extérieures dont le principe est impos­si­ble à syn­thé­tis­er et les motifs explicites con­testa­bles, ce d’au­tant plus que ces con­traintes, présen­tées comme des oblig­a­tions, sont changeantes.
Il serait aisé de con­sid­ér­er l’ar­gent dans la société cap­i­tal­iste comme un équiv­a­lent de ce qu’est la foi dans les sociétés monas­tiques, mais la ques­tion du volon­tarisme exclut cette pos­si­bil­ité: le moine veut se don­ner des con­traintes tan­dis que le citoyen subit des con­traintes (est société — société unique donc société de référence — celle qui inclut la majorité de la pop­u­la­tion, ce qui implique des con­traintes garanties par une autorité et non une adhé­sion aux con­traintes).
Le seul cas de libre ges­tion des con­traintes toléré par la société est celui où l’in­di­vidu s’ac­quit­tant de son rôle d’a­gent investi du rôle de faire cir­culer l’ar­gent, peut racheter l’in­té­gral­ité de son temps et le sous­traire aux con­traintes (sinon toutes, la plu­part).
Cela con­cerne deux types de citoyens: le riche, le pau­vre.
Pour racheter le temps dont il a besoin, l’artiste peut se gliss­er dans la peau de l’un ou de l’autre.

Négation de la subjectivité

L’échec de la nat­u­ral­i­sa­tion de la philoso­phie psy­cholin­guis­tique de l’e­sprit ramène les efforts entre­pris par les sci­ences cog­ni­tives au point où se trou­vait Descartes lorsqu’il cher­chait à réduire le dual­isme en créant dans son Traité des Pas­sions le con­cept d’ ”esprits ani­maux”: en résolvant le prob­lème par la répéti­tion du prob­lème, l’ar­gu­men­ta­tion s’en­gage dans une régres­sion à l’in­fi­ni. Mal­gré la néga­tion de l’ex­is­tence de la sub­jec­tiv­ité (qui à mes yeux exclut la démarche du champ de la philoso­phie sans l’in­clure dans celui de la sci­ence), ce courant que sous-tend une idéolo­gie abso­lutiste à voca­tion poli­tique échoue à faire système.

Brume marine

En début de soirée, quand je me mets en route pour la ville, une lumière mag­nifique illu­mine la baie. L’air est chaud, les falais­es bril­lent, un  groupe d’ado­les­cents entre à recu­lons dans la mer en bat­tant des mains. Sur le quai, les restau­ra­teurs achem­i­nent du bois noueux qu’ils entassent dans ces chaloupes en sus­pend qui ser­vent de brasero. Il est 17h30, des clients finis­sent leur repas de midi. A mesure que j’ap­proche du port de plai­sance, les plages se rem­plis­sent. Vers la grande digue, les baigneurs sont Hol­landais, Anglais, Belges, des touristes descen­dus des bateaux de croisière. Passé le secteur douanier et le pont d’embarquement des fer­ries pour l’Afrique, j’emprunte le sec­ond quai, celui des Espag­nols et brusque­ment le soleil dis­paraît, les con­tours de la ville s’estom­pent, je ne vois plus la plage, toute devient gris et vaporeux. Je cherche un foy­er d’in­cendie, je recule, j’ob­serve les gens couchés sur la plage: ils se sont lev­és, ils scru­tent l’hori­zon. J’en­tre dans les quartiers, gare mon vélo dans ne per­pen­dic­u­laire: les rues sont lumineuses et chaudes. Dans un mag­a­sin d’étoffes, je veux acheter des rideaux. Des cou­ples fraîche­ment mar­iés dis­cu­tent fronces, ourlets, jalousies — j’a­ban­donne, regagne les quais, m’in­cor­pore à cette masse d’air flou qui roule sur l’eau et envahit la ville. Je descends de vélo et vais au pas de crainte de heurter un pas­sant. Étrange phénomène. Pour mieux le mesur­er, je recom­mence. Retourne à la hau­teur du mag­a­sin, plonge dans le gris. La tem­péra­ture baisse de 5 degrés quand on fran­chit la lim­ite des deux espaces. En cil­lant des yeux, je vois cet air: il est com­posé de petites larmes qui poudroient.