Mois : février 2015

Doha

Approche noc­turne de Doha. Au sol, des objets d’usage pub­lic. Fig­ures que délim­i­tent des points de lumière orange. Cours de ten­nis, immeubles, usines, cimetières, piscines. Le noir, c’est le sable.

Passagers

A Coin­trin, enfin, le sac sur une chaise, les mains sur la table du bistrot de la porte 3 où l’on peut con­som­mer de la bière pres­sion en canettes, d’au­then­tiques canettes à anse, cette femme élancée et digne, accom­pa­g­née d’un homme, digne, tassé et beau, qu’elle sert:
- Que veux-tu?
Elle est devant l’as­sor­ti­ment, son com­pagnon doit donc par­ler par-dessus son épaule:
- Un rame­quin.
La femme, rev­enue à leur table.
- Il n’y a que des quich­es.
- Ah.
- Oui, ce sont des quich­es.
- Eh bien, une quiche.
La femme la lui apporte dans une assi­ette, puis lui apporte un café, le sucre et le brasse. Dans la con­ver­sa­tion, elle s’ex­prime en ital­ien, en alle­mand et en français. Mais le choix de la langue n’est pas indif­férent. Il est fonc­tion de ce qu’elle dit. De la nature de ce qu’elle dit. Si elle rép­ri­mande son com­pagnon par exem­ple, elle le fait en ital­ien. Plus tard, lorsque l’homme se lève pour aller, je sup­pose, aux toi­lettes, sans l’om­bre d’un sourire, elle lui dit:
- Tu reviens, hein?

Photos

La veille du départ, alors que je viens de lire le plan de vol, con­statant que le départ a lieu l’après-midi et non, comme je le pen­sais, le soir, alors que j’or­gan­ise dans huit sacs les mil six cent affich­es des­tinées aux tournées qui se fer­ont en mon absence, alors qu’un client exige une liste d’adress­es en com­munes et qu’il faut encore faire répéter à Aplo sa leçon d’his­toire sur la mon­tée du nazisme, Gala me presse de mon­ter en voiture pour aller dîn­er aux Trois tours, restau­rant lux­ueux sur la colline du Bour­guil­lon où elle a réservé une table pour fêter les qua­torze ans de notre ren­con­tre, et, aupar­a­vant, insiste pour pren­dre des pho­tos de notre cou­ple, pas une pho­to, trois, six, douze, répé­tant à Claude à qui elle a mit sa tablette entre les mains:
- Encore, encore! Je veux qu’on nous voie ensem­ble! Alexan­dre ne prend jamais de pho­tos! Qua­torze ans de vie com­mune et nous n’avons rien!

Chine

A Berne, en quête d’un visa pour la Chine. Le temps est glacial. Place de la gare, je m’ef­force de trou­ver ma des­ti­na­tion sur le plan qu’af­fiche les dis­trib­u­teurs de tick­ets du réseau de tram. La ville est belle, grise. Charme mas­sif des pier­res. Pas­sant le pont sur l’Aare, je con­state que je n’ai jamais pris la peine d’ex­plor­er Berne. Sur les berges de la riv­ière, des coureurs cou­verts de ban­delettes à la façon des momies, sous les arcades anci­ennes, attablé à une ter­rasse, deux dames qui pren­nent le café et fument. Scène étrange qui cho­querait un mérid­ion­al. Il fait — 3. Descen­du Brun­ner­strasse, je pars dans la mau­vaise direc­tion et, con­for­mé­ment à mon habi­tude, per­siste. L’aligne­ment des chan­cel­leries d’am­bas­sade m’y engage. Puis je tourne le plan et change de direc­tion. Der­rière une église, la ruelle que je cherche. Une grille de sécu­rité à mi-hau­teur. Elle est ouverte. Aux ham­pes, dans les jardins, des dra­peaux de plusieurs pays. J’aperçois celui de la Chine. En face, dans des locat­ifs, les Suiss­es ont hissé le dra­peau suisse. Dans une cab­ine, un mil­i­taire. Une femme. Je lui souris. Elle me salue. Je la salue. Je suis devant le dra­peau chi­nois au moment où coulisse une bar­riére géante dans un bruit d’huile. Un pas en avant, me voici dans la cour. D’une Mer­cedes luisante, s’ex­trait alors un Chi­nois. Il se pré­cip­ite, demande ce que je veux en Alle­mand. C’est l’am­bas­sadeur, je suis dans sa pro­priété.
- Zuruck und links.
Par une ruelle qui longe un mur de façade. Si je tends le bras, je touche de l’autre côté. Leur con­sulat est enfoui dans un repli de la ville. Une échap­pée entre deux bâti­ments m’amène toute­fois à véri­fi­er une para­doxe: il est immense. Ne doivent y accourir que les plus opiniâtres. Ceux qui vont seuls. A ceux-là le site de la délé­ga­tion singi­fie qu’au­cun papi­er ne sera délivré par la poste. Sinon, qu’ils s’adressent à une agence. Un tourni­quet, une cloi­son de dou­ble vit­rage, une salle, et au fond de la salle, un guichet der­rière son vit­rage.
- Non ce n’est pas pos­si­ble.
Me voici ren­seigné. Or, je n’ai pas posé ma ques­tion. Quan je la pose, la fonc­tion­naire, tout en par­lant à sa voi­sine qui s’esclaffe, con­firme:
- Bil­let d’avion, con­fir­ma­tion de l’hô­tel. Tous les hôtels, tous les jours.

Lagune noire

Ter­miné cet après-midi Ecri­t­ure. Bière. Com­bat. Grand plaisir à écrire ce texte. Rient de tel que les démarch­es à l’aveu­gle. Pas la moin­dre idée de ce que j’al­lais met­tre sous ce titre. En revanche, un chapitre final rédigé dans une extrême ten­sion des nerfs. Ne pas savoir où l’on va exige une con­cen­tra­tion supérieure. Si celle-ci fait défaut, l’on se perd et le tra­vail finit dans la poubelle. Or, le télé­phone n’ar­rête pas de son­ner. Au bout du fil, des clients qui veu­lent des info­ma­tions sur les réseaux d’af­fichage. Pui le fac­teur qui sonne et dépose des col­is. Ensuite, c’est la poste privée. J’ai à dis­po­si­tion qua­tre heures, à pren­dre en deux fois, car une dis­cothèque a demandé un ren­dez-vous. Je cale une dernière phrase à trois heures. Cinq min­utes plus tard, je suis au café Mon­di­al. Je con­tin­ue de pren­dre des notes, ébauche un dia­logue. Le client ne vient pas. Je retourne dans mon bureau. Le télé­phone recom­mence de son­ner. Sur l’ensem­ble du mois de jan­vi­er, il y a eu moins d’ap­pel que cet après-midi. A dix-sept heures, je dois voir la con­seil­lère aux études d’Ap­lo. Me voici devant l’é­cole, dans les com­muns et au sous-sol, dans son bureau, où je demande que l’on m’ex­plique l’équa­tion qu’il faut maîtris­er pour obtenir la moyenne du dex­ième demi-semes­tre. Les péd­a­gogues ont si bien cryp­té la for­mule que la con­seil­lère elle-même s’y perd. Une fois de plus je remone dans mon bureau, une phrase sur les lèvres. A l’heure du repas, lorsque je mets le point final, je vois que j’ai oublié de pren­dre un visa pour la Chine.

Peur

La nuit, les adultes lais­sent les villes allumées pour ne pas avoir peur.

Pédiatrie

Soirée en cui­sine avec Gala. Les meilleures. Les plus risquées. Trois sortes de bière refroidis­sent dans la neige sur le bal­con. L’heure passe. A par­tir de minu­it, nous sor­tons la vod­ka. Puis nous allons au lit, ne dor­mons pas. Vient le jour. Je monte dans un train pour Genève. C’est le lun­di. Mon texte Ecri­t­ure. Bière. Com­bat. est en cours depuis deux semaines. Je pressens la chute. Or, ven­dre­di je prends l’avion pour l’Asie. Inutil d’e­spér­er retrou­ver l’al­lant après une inter­rup­tion d’un mois. Il me faut donc finir. J’ai prévu de le faire entre lun­di et mar­di. Ce que je n’avais pas prévu, c’est la soirée. Et me voici dans le train, au milieu des neiges. Paysage blanc, épais. Je cherche la suite, ou plutôt, l’amorce: ain­si va ce texte dont l’ac­tion dérisoire a lieu un dimanche d’août en Castille, il est tiré par une idée et pour autant que je ne la perde pas des yeux, peut emprunter tosu les chemins. Seule­ment, la fatigue du corps et l’e­spri brouil­lé font bar­rage. A Palézieux, me dis-je. Jusque là, je regarde par la fenêtre. Mais voici Lau­sann et je n’ai encore rien fait. Quelques notes, des direc­tions, pour se ras­sur­er. Je les utilis­erai le lende­main. Arrivé à Genève, je récupère mon vélo sus­pendu con­tre une paroi du bureau et vais à l’hôpi­tal. Bâti­ment de la Mater­nité puis Pédi­a­trie. Je vis­ite les ascenseurs. Les per­son­nel me con­sid­ère avec éton­nement. Dans un ascenseur, on entre à un étage pour ressor­tir à une autre. J’en­tre, passe la main sur les cadres d’af­fichage fixés aux cloi­sons et ressors. Mais com­ment savoir com­bi­en il y a de cab­ines d’as­censeurs dans le bâti­ment. Et com­ment savoir où com­mence et finit un bâti­ment? Je déam­bule dans des couloirs, emprunte un couloir en sous-sol, passe des sec­tions, logopédie, nour­ris­sons, urgences, tra­verse une passerelle. Les bâti­ments sont dou­ble­ment reliés, par la voie souter­raine et aéri­enne. A la récep­tion, des guichets. Des dames der­rière les vit­res. Alignés der­rière un cor­don, des adultes avec leurs enfants. Le même ordre que dans le reste de la société (il me revient que, la nuit où Olof­so accouchait, le Por­tu­gais qui sur­veil­lait l’en­trée de la Mater­nité me dis­ait: “votre femme n’en­tr­era que si vous déposez Fr. 20’000.-!). Je prends mon tour. Rien ne m’émeut plus qu’un enfant malade. Et je suis là, avec mon car­net et mon prob­lème d’as­censeurs. L’homme qui me précède, chauve, tra­pu, demande Nico­las. La dame exige le nom de famille. Il ne sait pas. Il donne une expli­ca­tion. La dame se penche. Elle a le nez con­tre la vit­re de sépa­ra­tion. D’après son accent, l’homme est espag­nol, mais il est de ces immi­grés de pre­mière gén­er­a­tion qui pra­ti­quaient le dialecte et n’ont jamais pu maîtris­er le français. Main­tenant, l’homme décrit Nico­las. Le dame soupire, tape une recherche sur son clavier.
- Le seul Nico­las que j’aie, c’est un bébé, il est aux urgences…
- Non, pas petit!
La dame s’in­ter­rompt pour deman­der ce que je veux. Cette affaire d’as­censeurs la soulage. Elle explique la dif­férence entre les cab­ines jaunes, réservées au per­son­nel et les cab­ines rouges qui sont des monte-charge.
Je reprends la direc­tion des couloirs, passe devant la cafétéria où déje­unent cinquante infir­mières, monte par l’escalier, passe une crèche, tra­verse un lab­o­ra­toire, descends au stock revient dans les étages. Je sors d’une cab­ine lorsque j’aperçois l’homme qui cherche Nico­las. Il est en con­ver­sa­tion avec un mem­bre du per­son­nel vêtu d’un cos­tume som­bre por­tant une éti­quette sur le torse.
- Tiens, mon­sieur Mor­eiras, com­ment allez-vous? Ça va mieux?
- Non pas… A six heures, j’ai sur le chantier et j’ai tombé ici, dans la tête, il tourne. Depuis, avant, ça va mieux, mais main­tenant, pas.
Et l’autre, avec bien­veil­lance, lui pose une ques­tion où fig­ure le mot “chimio­thérapie”.

Rock

Con­cert de Oath­break­er au Nou­veau Monde. Il y a un an, je pre­nais con­tact avec un organ­isa­teur pour faire venir le groupe. La semaine dernière, j’ap­prends sa venue par une affiche. Salle à rideaux, petite et pro­pre qui accueille aus­si pièces de théâtre et marchés de Noël. Elle manque de patine. L’ivresse com­pense. Ou com­penserait; car je ressors désolé de ce con­cert. Un pub­lic roide, de la bière en gob­elet, des titres joués comme ils ont été enreg­istrés pour l’al­bum. Je me pousse con­tre la scène pour voir la chanteuse. J’aime ses hurlements, je la crois jolie. Je ne ver­rai rien. En une heure de scène, jamais elle ne relève sa chevelure qu’elle fait pen­dre devant son vis­age. Et pas un mot à la salle. Le groupe fla­mand s’in­stalle dans le noir, joue, salue et s’en va.

Birmanie-Chine

Mon­père appelle l’ingénieur hon­grois qui tra­vaille dans l’in­dus­trie auto­mo­bile en Mand­chourie.
- Aucun prob­lème, il me dit que tu pour­ras voy­ager libre­ment à tra­vers le pays.
Or, je vois que le con­sulat de Chine me demande un bil­let d’avion aller-retour. Moi qui veux pass­er par la voix ter­restre. Mais encore? Par la Bir­manie. Con­sulat de ce pays: on me demande un bil­let aller-retour, un itinéraire et des réser­va­tions d’hô­tel. Me voilà avancé. Dans dix jours, je suis à Mae Hon Song, dans le nord de la Thaï­lande, devant la Bir­manie et la Chine, et il me fau­dra peut-être reculer. Jusqu’où? Bangkok? J’ap­pelle un ami archéo­logue. Il me con­seille de pass­er par le nord du Laos.
- La route est bonne.
Je me sou­viens de ce bus de nuit que nous avons man­qué il y a trois ans. Ma faute, je m’é­tais trompé de gare. Le lende­main, les gens se félic­i­taient de mon erreur. Ils nous décrivaient la route: ver­tig­ineuse, crevassée, éboulée. Et la durée du voy­age: deux jours.  
Au fond, à part pour les hommes d’af­faire et quelques illu­minés qui par­tent à pied ou à vélo et passent (ou d’ailleurs ne passent pas) entre les mailles du filet, le gros des batail­lons suit un guide por­tant dra­peau et vis­ite Pékin, Schangaï, la Grande muraille et les armées de terre cuite.
Mais ne ven­dons pas la peau de l’ours… La règle est inchangé: il faut allez voir. Le tra­vail des con­sulats est con­nu: décourager.

Circuit

Je suis à Fri­bourg, ou plutôt, Fri­bourg est là devant moi, car depuis un an je ne vais plus nulle part. Lorsque je dois tout de même me ren­dre dans les rues marchan­des, j’ai le sen­ti­ment de par­tir pour l’é­tranger. La corvée finie, je remonte sur ma colline. Dans ces con­di­tions, Fri­bourg est une ville agréable. Et absente des mes des­seins. N’ayant par ailleurs aucune rou­tine, sinon intérieure, j’ai un cir­cuit. Il ne fait pas deux kilo­mètres. Les sta­tions se nom­ment bib­lio­thèque, librairie, club de Krav Maga, club de boxe, super­marché. Je les relie à vélo. A cette vitesse, je suis cer­tain de ne crois­er per­son­ne. Puis je rejoins sur la colline mon immeu­ble, mon apparte­ment, ma pièce. Où je me félicite de ce bon­heur qui est de pou­voir se lever et se couch­er à toute heure, sans con­sid­éra­tion de l’ho­raire et de n’avoir à par­ler à per­son­ne par oblig­a­tion. Quand vien­dra la fragilité du corps, une telle vie sera encore plus agréable. Vivre ain­si per­met de vivre à Fri­bourg et dans à peu près n’im­porte quelle ville de petite taille.