Mois : février 2015

Matériaux

Economie au camp. Avant de manger le riz, on boit le lait de riz. Puis le grain est embal­lé dans des feuilles de bananiers et ficelé de tiges sou­ples cueil­lies dans la forêt. Les bam­bous verts ser­vent à la con­struc­tion des cabanes et des embar­ca­tions. Aux inter­sec­tions, de la liane. Les bam­bous à demi-sec, coupés à la hâche puis tail­lés, ser­vent à fab­ri­quer des tass­es. Je bois mon café dans un bam­bou. Les bam­bous secs, ser­vent de bois pour le feu, et, déroulés, de planch­er pour les cabanes. Plus éton­nant, comme Pou me sert un instan­ta­né écoeu­rant que fab­rique Nestlé et que je renonce à boire, il me pro­pose de cuire du vrai café. Or, il n’y a qu’une casse­role et il y a déjà jeté les légumes. Il tranche un bam­bou, le rem­plit d’eau du ruis­seau, perce la join­ture haute et le plante dans les brais­es. Quelques min­utes plus tard, le bam­bou sif­fle, l’eau est bouil­lante. Ceci encore: hier soir, je demande s’il a du piment. Il se lève et diparaît dans la nuit. Avec cette vieille vais­selle, ces bouteilles et ces car­tons qui traî­nent au sol, je me dis qu’il espère déniché un reste. Il revient avec six petits piments, trois verts trois rouges, qu’il a ceuil­li dans le noir.

Rêve

Ma boîte aux let­tres a été rem­placée par une boîte en plomb qui fait dis­trib­u­teur de préser­vat­ifs. Les squat­ters n’ont pas fini l’in­stal­la­tion, ils s’af­fairent. Je les gêne. Où est ma boîte à let­tres? Dans le creux de la main, j’ai mes cartes de crédit et de la mon­naie de dif­férents pays, le tout en miettes. Je m’ex­cuse: pas très alerte, j’ai mal dor­mi. Puis je m’aperçois que j’ai le vis­age cou­vert de mousse à ras­er. C’est un peu gros, me dis-je, mais dans le milieu des squats, tout passe… Et puis cela prou­ve que je ne triche pas: je suis fatigué. Cepen­dant, je me dirige vers les toi­lettes com­munes. En fait, des douch­es. Femmes et hommes sont nus, et beaux. Ma cou­sine s’a­vance:
- Au début, c’est un peu bizarre, mais on s’habitue.
De retour dans la ruelle, je vais aux boîtes à let­tres. Les travaux sont finis. Il y a désor­mais un mur for­més de cent boîtes minus­cules. Le squat­ter qui fait le fac­teur plie chaque let­tre en douze, puis assem­ble plusieurs let­tres ain­si pliées au moyen d’élas­tiques. Je porte une com­bi­nai­son floue qui m’oblige à dandin­er. Un pas­sant que je con­nais m’at­taque. Mes parades échouent. J’aligne de mau­vais con­tre. Il se moque.
- Je n’ai pas à m’ex­cuser, lui dis-je, mais vois-tu, je suis fatigué.
En quit­tant le quarti­er, je croise Krick (notre voisin du bureau de Genève qui tient une cyclomes­sagerie). Il tient son chien en laisse ou plutôt, son chien, petit roquet au poil ras, le traîmne der­rière lui. Pour l’éviter, je change de trot­toir. A ce pas­sant qui s’é­tonne du spec­ta­cle, je déclare:
- Qu’il aille à sa comptabilité!

Pou 3

Nuit dans un camp dressé au-dessus de la riv­ière. Six cabanes de bam­bous. En haute sai­son, les toits sont pourvus de bâch­es, mais plus per­son­ne ne doit pass­er avant juin et l’in­stal­la­tion a été démon­tée. J’oc­cupe une cabane con­tre la pente, Pou déroule son sac prés de l’établi qui sert de cusine. Il allume un feu, récupère une mar­mite qui traîne au sol, la récurre, met du riz à bouil­lir, coupe les légumes. Nous avons cha­cun deux boîtes de bière (en fait, j’ai triché, j’en ai une de plus que lui) stock­ées dans un bidon que Pou a rem­pli de glace et qui sont restées fraîch­es depuis le matin.
- Je fais un peu plus de riz, dit Pou, s’il en reste, on en don­nera à une femme que je con­nais dans la jungle.

Pou 2

Pou ne prononce pas un mot en trois heures. Nous descen­dons la riv­ière. Il donne les ordres. Des fumées mon­tent de la forêt. Un mar­tin-pêcheur vole de rocher en rocher. Nous traçons des voies à tra­vers trente rapi­des. Sur les par­ties calmes, par­fois immo­biles, nous ramons. Soudain, Pou racon­te sa vie. Il com­mence, racon­te, finit. Le soir et le lende­main, lorsque je le plaisan­terai sur ce qu’il m’a dit, pas trace d’é­mo­tion sur son vis­age. Comme s’il ne com­pre­nait pas. Ou que je par­le d’un autre. L’his­toire racon­tée, il n’y a rien à ajouter. Donc le voici qui se con­fie. Il me mon­tre la pho­togra­phie d’une femme sur un portable. Une chi­noise.
Je l’ai amenée sur la riv­ière en décem­bre, me dit-il. Nous avons eu le coup de foudre. Elle est ren­trée à Guangzhou. Elle m’a envoyé ce télé­phone pour que je lui par­le. J’ai écrit un mes­sage en me ser­vant du tra­duc­teur. Je crois que ça n’a pas marché. Elle ne veut plus enten­dre par­ler de moi.
- Regarde, elle bloque tous mes appels. Ensuite, ma femme m’a mise à la porte. Main­tenant, le mieux est d’at­ten­dre. Moi, je préfère être ici, sur la riv­ière.
- Et quand il n’y a plus d’eau?
- Je ren­tre dans mon vil­lage.
- Et tu fais quoi là-bas?
- Je brûle la forêt, je sur­veille les plantes et je m’oc­cupe de notre grotte.
Je le fais répéter.
- Oui, nous vivons dans un vil­lage de grottes.

Pou

Nous filons au gré du courant. Pou barre à l’ar­rière, je me tiens à l’a­vant du canoë. Les cam­pagnes cul­tivées ou en feu (par endroits, le chauf­feur n’avait plus la vis­i­bil­ité) font place à des berges élevées. Bananiers, banyans, bam­bousiers, plusieurs rangs d’ar­bres grimpent jusqu’au ciel. Il est encore tôt, les nuées mati­nales ne sont pas dis­per­sées. Le tirant d’eau est faible. J’ai les yeux à tout, mais tout a été trop vite: je n’ai pas con­science d’être sur uen bateau. Et dès les pre­miers rapi­des, nous par­tons en embardée. Pou se fâche et me fait la morale:
- Je donne les ordres, tu les exé­cutes!
Bien enten­du, il a rai­son. Se serait-il don­né la peine d’ex­pli­quer, l’embardée ne se serait pas pro­duite. Les ordres sont: en avant! stop! à gauche! à droite! en arrière! Et il s’ag­it de répon­dre. Je ne sais plus ce qu’a dit Pou, ni ce que j’ai fait. Nous voici dans l’eau, à tir­er et pouss­er l’embarcation. Le débit n’est pas fort, mais c’est pré­cisé­ment la dif­fi­culté. En haute sai­son, les rapi­des ava­lent le canoë et le recrachent. Une fausse manoeu­vre, il se retourne. Là, ce ne sont pas seule­ment les rochers qu’il faut con­tourn­er, ce sont les cen­taines de cail­loux qui affleurent: il faut lever les fess­es, bal­ancer et con­tre­bal­ancer pour gliss­er sur cette den­telle de pierre. Le canoë repo­si­tion­né, nous pas­sons. Pou affiche un air sat­is­fait. Je fais le dos rond, j’at­tends ses ordres. Le lit de la riv­ière est large, la forêt amon­celée. Peu de bruit. Quelques chants d’oiseaux. Des pois­sons volants. Survient un autre rapi­de. L’eau s’agite, se pré­cip­ite, le canoë plonge. Je m’ap­plique. Les cail­loux et les troncs giclent dans notre sil­lage. L’ex­er­ci­ce ressem­ble au pas­sage d’une aigu­ille à tra­vers une botte de foin.
- Stop!
Je ramène la pagaie. Attends. Plus rien ne vient. Pou claque la langue con­tre le palet. Il rit. Nous avons manoeu­vré au plus près, il est conent. Je vois alors que ce n’é­tait aucune­ment le dan­ger qui m’a valu la rép­ri­mande (il n’y en a pas), encore moins l’ef­fort pour ratrap­per mon erreur (Pou est fort comme une boeuf), mais la frus­tra­tion. Mon guide est un esthète. Un amoureux des beaux pas­sages. Un pas­sage doit être glis­sé. Le canoë ne fait plus qu’un avec le courant, il épouse son mou­ve­ment. D’ailleurs, pen­dant ces deux jours, je con­stat­erai qu’il ne regarde pas la riv­ière, il la lit. Chaque banc de sable, chaque pierre, chaque écueuil a un sens.

Rivière

Pas fer­mé l’oeil de la nuit. A dix heures, je passe un sec­ond T‑shirt, puis j’en­file des chaus­settes. Ensuite, je mets ma four­rure polaire (elle n’a de polaire que le nom). Je m’en­roule dans une servi­ette de bain. Quand il ne reste plus rien d’u­tile dans le bun­ga­low, par exem­ple une paire de rideaux, je gèle jusqu’à l’aube. Pré­cisons: la tem­péra­ture est de trente degrés le jour, de neuf la nuit. Avant l’aube, je rejoins la colline. Guy m’at­tend. Il trie les gilets de sauve­tage, lea casques, les rames, scelle les sceaux étanch­es. Un feu de bois brûle dans le sable. Le chien som­nole à la lim­ite des brais­es. Une Thaïe se réchauffe les paumes ten­dues vers les flammes.
- Tu vois, elle va atten­dre que les dernières branch­es se con­sument, puis elle s’en ira. Il ne lui viendrait pas à l’idée d’a­jouter une bûche.
Vient le petit-déje­uner. En six fois. Café. Puis des oeufs au plat. Plus tard les toasts. A nou­veau un café. Des fruits.
Cepen­dant, j’ai tou­jours aus­si froid et je vois dou­ble. Guy est en pleine forme. Arrive la Jeep. Nous la char­geons, je prends place à côté de Pou, nous roulons une heure sur route et sur chemin pour rejoin­dre un point de départ sur la riv­ière Pai.

Gens

Ces gens qui dis­ent, “je suis hon­nête”. Ils envis­agent donc de ne pas l’être.

Hilton

Change­ment d’hô­tel, le prix de mon anci­enne cham­bre ayant soudain dou­blé. Des paysans louent de petites baraques en joncs avec pail­lasse au sol, ce qui me con­vient, mais au moment d’ac­cepter, j’en­tends de la musique tech­no. La dame m’ex­plique que cela vient de la piscine. Je lorgne au-dessus de la clô­ture. Ne vois ni piscine ni touristes. J’aperçois en revanche les hauts-par­leurs acrochés aux palmiers. A quelle heure cela finit-il? Dix-sept heures, dit la dame. Je lui rends la clef. Ele me fait ècrire une let­tre de plainte. Un peu plus loin, un hôtel avec bun­ga­lows. D’après l’am­biance, pro­priété chi­noise. Dif­fi­cile de savoir à quoi cela tient. De prime abord, le style est dif­férent. Le Chi­nois n’a pas l’amour des courbes, pas le goût du détail, de la nuance. Et puis, dans un com­merce tenu par des Chi­nois, il y a tou­jours une dame qui est assise devant des bil­lets de banque et tient une machine à cal­culer comme si le naufrage menaçait. Cepen­dant, mag­nifique hôtel. Je m’in­stalle dans une bun­ga­low, prof­ite de la piscine, me sert de bière dans le frigidaire. La seule autre cliente, une Anglaise, lorsque je la salue et lui demande ce qu’elle pense de l’en­droit, se jus­ti­fie:
- Oh, d’habi­tude, je ne prends pas aus­si lux­ueux, mais je suis un peu fatiguée.
Nous échangeons quelques pro­pos sans intérêt, puis elle s’ex­cuse encore:
- C’est vrai­ment la pre­mière fois que je descends dans un endroit comme celui-ci…
- Moi aus­si, lui dis-je, mais nous sommes dans une val­lée pau­vre, s’il exis­tait des hôtels dignes de ce nom, j’y serai descen­du. D’ailleurs j’ai réservé au Hilton de Chang Mai pour demain, cette jun­gle est trop inconfortable.

Repas

Sur la colline de Pai où Guy range son matériel de nav­i­ga­tion. Il cui­sine un porc sauce cit­ron­nelle et lait de coco. D’autres Français sont invités. Un cou­ple qui vit dans la val­lée six mois par an. Jacques est sobre et réservé. Quand il par­le, les autres l’é­coutent. Sa femme par exem­ple. Un car­ac­tère. Vis­age bur­iné, épaules devant, coudes devant, et une gouaille! D’ailleurs, toute nuance de lan­gage sem­ble la gên­er. Si vous dites, “ils sor­taient ensem­ble”, elle traduit: “il bai­sait cette bom­basse”. Elle dans son élé­ment — n’y serait-elle pas que cela ne la gên­erait aucune­ment — puisque la con­ver­sa­tion porte sur le sexe et la nour­ri­t­ure. A croire que c’est là ce qui manque aux expa­triés. L’autre invité est un ancien ten­ancier de bar de Ménil­montant, qui tra­vaille, ce sont ses mots, “dans une obscure officine de l’E­tat à Paris”, et attend pour s’in­staller dans cette jun­gle que sa vieille maman meurt. Plus tard, le cou­ple racon­te son voy­age au Cam­bodge, tenu qu’il est, comme tous les touristes (Guy est à ce régime depuis trente ans) de quit­ter le ter­ri­toire nation­al tous les trois mois: une hor­reur! Pays dan­gereux, dis­ent-ils, peu­plé de voleurs, de chauf­fards et de cor­rom­pus.
- C’est sim­ple, déclare France, nous ne nagions jamais ensem­ble. L’un des deux gar­dait les affaires tan­dis que l’autre prof­i­tait de la mer… et encore, en sur­veil­lant ses arrières.
L’a­mu­sant est que ces qua­tre per­son­nes se sont con­nues sur les bancs de l’é­cole, dans une com­mune mon­tag­neuse de Cor­rèze. Et soudain, les voici qui partage les derniers ragots sur leur vil­lage des Pyrénées.

Vérité

Au-dessus des cam­pagnes, chant d’un Muezzin. La Vérité. Chercher la vérité est impor­tant, ne pas la trou­ver est essentiel.