Pou

Nous filons au gré du courant. Pou barre à l’ar­rière, je me tiens à l’a­vant du canoë. Les cam­pagnes cul­tivées ou en feu (par endroits, le chauf­feur n’avait plus la vis­i­bil­ité) font place à des berges élevées. Bananiers, banyans, bam­bousiers, plusieurs rangs d’ar­bres grimpent jusqu’au ciel. Il est encore tôt, les nuées mati­nales ne sont pas dis­per­sées. Le tirant d’eau est faible. J’ai les yeux à tout, mais tout a été trop vite: je n’ai pas con­science d’être sur uen bateau. Et dès les pre­miers rapi­des, nous par­tons en embardée. Pou se fâche et me fait la morale:
- Je donne les ordres, tu les exé­cutes!
Bien enten­du, il a rai­son. Se serait-il don­né la peine d’ex­pli­quer, l’embardée ne se serait pas pro­duite. Les ordres sont: en avant! stop! à gauche! à droite! en arrière! Et il s’ag­it de répon­dre. Je ne sais plus ce qu’a dit Pou, ni ce que j’ai fait. Nous voici dans l’eau, à tir­er et pouss­er l’embarcation. Le débit n’est pas fort, mais c’est pré­cisé­ment la dif­fi­culté. En haute sai­son, les rapi­des ava­lent le canoë et le recrachent. Une fausse manoeu­vre, il se retourne. Là, ce ne sont pas seule­ment les rochers qu’il faut con­tourn­er, ce sont les cen­taines de cail­loux qui affleurent: il faut lever les fess­es, bal­ancer et con­tre­bal­ancer pour gliss­er sur cette den­telle de pierre. Le canoë repo­si­tion­né, nous pas­sons. Pou affiche un air sat­is­fait. Je fais le dos rond, j’at­tends ses ordres. Le lit de la riv­ière est large, la forêt amon­celée. Peu de bruit. Quelques chants d’oiseaux. Des pois­sons volants. Survient un autre rapi­de. L’eau s’agite, se pré­cip­ite, le canoë plonge. Je m’ap­plique. Les cail­loux et les troncs giclent dans notre sil­lage. L’ex­er­ci­ce ressem­ble au pas­sage d’une aigu­ille à tra­vers une botte de foin.
- Stop!
Je ramène la pagaie. Attends. Plus rien ne vient. Pou claque la langue con­tre le palet. Il rit. Nous avons manoeu­vré au plus près, il est conent. Je vois alors que ce n’é­tait aucune­ment le dan­ger qui m’a valu la rép­ri­mande (il n’y en a pas), encore moins l’ef­fort pour ratrap­per mon erreur (Pou est fort comme une boeuf), mais la frus­tra­tion. Mon guide est un esthète. Un amoureux des beaux pas­sages. Un pas­sage doit être glis­sé. Le canoë ne fait plus qu’un avec le courant, il épouse son mou­ve­ment. D’ailleurs, pen­dant ces deux jours, je con­stat­erai qu’il ne regarde pas la riv­ière, il la lit. Chaque banc de sable, chaque pierre, chaque écueuil a un sens.