Mois : mai 2014

Igloo

L’hiv­er 1972, à Helsin­ki, le concierge de notre immeu­ble entas­sait des paque­ts de neige con­tre un mur du park­ing extérieur. Au fil des semaines, dur­cie par un froid con­stant, la masse devint glace et c’est avec des fourchettes et des couteaux pris dans le tiroir de la cui­sine que Frère et moi creusâmes la sur­face pour fab­ri­quer un igloo. Le tra­vail était si pénible que je me crus, une fois la cav­ité ouverte, que jamais les paque­ts de neige ne fondraient. 

Solidarité

La leçon de boxe comme sub­sti­tut à la classe d’é­cole au moment d’é­clair­cir par la métaphore le fonc­tion­nement des sociétés — vécu hier. Dix per­son­nes batail­lent con­tre elles-mêmes tout en demeu­rant sol­idaires puisque présentes dans la même salle et coopérant pour la bonne réus­site de l’ex­er­ci­ce. L’un donne sa force en partage, l’autre son intel­li­gence, un troisième sa capac­ité de con­cen­tra­tion qui, en dépit de la fatigue, est intacte. Pra­tique­ment, cela veut dire que le pre­mier, durant les quelques sec­on­des de récupéra­tion, réa­juste les obsta­cles, que le sec­ond, doué d’une vision glob­ale, se meut sans entraver les autres, que le dernier, ren­seigne ceux à qui échap­pent soudain la nature d’un exer­ci­ce. Juste dif­fu­sion des moyens à l’in­térieur du groupe qui per­met l’en­tente et la sta­bil­ité sans lesquelles l’ex­er­ci­ce deviendrait impos­si­ble. Mais l’é­gal­ité n’é­tant pas de ce monde, il y a néces­saire­ment par­mi les par­tic­i­pants un boxeur qui réu­nit les trois qual­ités; la force, l’in­tel­li­gence, la con­cen­tra­tion. Que celui-ci, con­va­in­cu de s’en sor­tir mieux que les autres agisse en égoïste et survient un pre­mier trou­ble au bon ordre. Qu’il s’al­lie avec un ou plusieurs autres boxeurs de sa trempe et tout en pré­ten­dant jouer le jeu de la sol­i­dar­ité dupe le groupe pour prof­iter de la sit­u­a­tion à ses dépends et la société est en péril.

Assurance

Ouvrant les dossiers de la vie matérielle, je vois la semaine dernière que la mai­son de Lhôpi­tal n’est plus assurée. Si elle brûle avant la date de vente fixée à la début août, je devrais quelques cen­taines de mil­liers de francs à la banque pour rem­bourse­ment d’un tas de pous­sière. J’ap­pelle et indique mon désir de renou­vel­er séance ten­ante le con­trat. L’as­sureur me donne du “Alexan­dre” et s’en­gage à m’en­voy­er à la minute les coor­don­nées ban­caires de son compte. Le soir, rien, ni le lende­main ni le jour d’après. Je relance. Pas de réponse. Nou­veau mes­sage. Même suc­cès. Je rap­pelle.
- Je suis désolée, je crois que notre mail ne marche pas. Dés qu’il sera réparé, je fais le néces­saire.
Quelques heures plus tard tombe dans ma boîte de récep­tion un mail con­tenant le scan­ner d’un doc­u­ment. Il s’ag­it du devis d’un arti­san pour le rem­place­ment d’une vit­re à l’a­gence de mon assureur. En bas de page, tam­pon­né, un ensem­ble de chiffres inclu­ant un numéro IBAN. Tant bien que mal je déchiffre et intro­duis la référence dans mon sys­tème de paiement en ligne, jugeant un peu cav­al­ière la méth­ode, mais met­tant la chose sur la gabe­gie général­isée des Français. Or, le sys­tème refuse le numéro. Nou­veau mail. Cette fois la dame répond: je ne com­prends pas. Donc je prends le télé­phone et lui par­le de son vit­ri­er. Ele s’ex­cuse:
- C’est de ma faute, je dois m’être trompée de doc­u­ment.
Ain­si tra­vaille la plus grande assur­ance du pays.

Derniers beaux jours

La pre­mière planche de l’al­bum de Tintin Les 7 boules de cristal mon­tre le reporter instal­lé dans une Miche­line à des­ti­na­tion de Moulin­sart. Son voisin à cha­peau mel­on, penché sur le jour­nal annonçant l’ex­pédi­tion des archéo­logues pilleurs de momie en Amérique du Sud, déclare:
-  Cette his­toire, ça fini­ra mal, vous ver­rez…
Et Tintin:
- Qu’est-ce qui fini­ra mal?
- Eh bien, cette his­toire…
Dia­logue qui a l’a­van­tage d’in­staller immé­di­ate­ment au cen­tre du dis­posi­tif une ten­sion nar­ra­tive: dès lors, page après page, le lecteur se pré­pare à la cat­a­stro­phe. Mais c’est bien la fic­tion qui singe ici le réel. Et sans trac­er des par­al­lèles faciles qui voulant établir la con­cor­dance minu­tieuse entre la réal­ité et son dou­ble ne feraient qu’in­stiller le doute, un titre tel que celui don­né par Julien Green à son jour­nal 1939–1945, Derniers beaux jours, évoque sans détour ce cli­mat de ten­sion qui précède les érup­tions de l’his­toire et, mécanique­ment, se traduit dans toutes les activ­ités de l’homme: sa parole, ses gestes, ses expres­sions, ses quêtes, ses amours. Un exem­ple notoire m’en fut don­né hier comme je cotôyais pen­dant une quart d’heure, dans une pièce petite et close, une Africain et un Arabe dont je ques­tion­nais en silence la mine basse et le regard en voie d’in­téri­or­i­sa­tion. L’un d’eux lança bien­tôt la con­ver­sa­tion sur les résul­tats des élec­tions européennes. Des banal­ités furent échangées qui n’ap­parte­naient ni à l’un ni à l’autre mais aux fab­ri­cants d’opin­ions qui rem­plis­sent les colonnes de la presse. Quoiqu’il en soit, comme Tintin s’abreuvant naïve­ment dans cette Miche­line aux nou­velles don­nées par le quo­ti­di­en du jour, les deux inter­locu­teurs mar­quèrent soudain un silence, puis l’un dit:
- Vous savez, ça va explos­er
Et l’autre.
- Vous croyez?
- Oui, oui.
Alors le pre­mier.
- Oui, je sais.

Tatlin

Tatlin, pas­sion­née par le com­men­taire embrouil­lé que je tente de mon pro­jet de livre sur le post-human­isme et le dépasse­ment du sché­ma vivant, alors que nous nous éloignons dans la nuit pour regag­n­er, elle son foy­er d’é­tu­di­ants, moi la mai­son sur la colline:
- Tu as ce livre sur le sui­cide dont tu m’as par­lé? Avec les recettes? Si tu veux bien me le prêter dès que tu le rap­a­tri­eras de France. J’ai tou­jours été fascinée par le suicide!

Comédie

A la bib­lio­thèque, où j’ar­rive une demi-heure avant fer­me­ture, désireux de renou­vel­er mon choix de films, je tombe sur l’ac­trice et dans un mou­ve­ment de générosité aus­si dés­in­ter­essé que dis­trait, l’ayant saluée de son nom, vais pour l’embrasser. Elle se retire, place ses mains haut devant son vis­age et s’écrie:
- Non, oh non, je suis pleine de microbes!
- Tu es malade? La grippe?
- Malade? Pense-tu! Si seule­ment j’é­tais malade! 

Cheveux

Après un entraîne­ment au com­bat qui nous trou­ve érein­tés et tout de bleus mar­qués, un cama­rade reti­rant ses pro­tec­tions, dit:
- C’est aus­si dur que se faire couper les cheveux!
Etant désor­mais acquis que je suis dur de la feuille, je le fais répéter.
- Oui, m’ex­plique-t-il, j’ai fait venir une coif­feuse à domi­cile cette semaine. Deux heures! Tu imag­ines ça! Et elle n’a cessé de par­ler! Avant, après, pen­dant. Même quand je l’ai poussé vers la porte, elle con­tin­u­ait de par­ler. Et en plus, il a fal­lu que je ramasse tous les cheveux. Jamais plus! Je préfère encaiss­er des coups.

Femme

Jésus de Paris, que je ren­con­trais il y a quelques années dans un apparte­ment du faubourg Pois­son­nière, était maître-expert en dyna­mite. Arti­fici­er à la sol­de des com­pag­nies de ciné­ma il voy­ageait d’un plateau à l’autre en métro avec ses pains et ses sys­tèmes de mise à feu, piégeait les décors et selon les jours fai­sait vol­er en éclats une mai­son, une rue ou une voiture. Son fils jouait de la bat­terie dans une petite pièce attenante à la cui­sine tan­dis que nous dînions adossés à un poêle d’une tonne dont il ne ces­sait de van­ter les mérites. Sa femme, ten­dre, mater­nelle, pythoni­enne, avait autant de bras que la déesse hin­doue: elle jouait la comédie, miton­nait des plats, éle­vait les enfants, était rieuse et allè­gre. Puis un après-midi, comme je débar­quais gare de Lyon, je la trou­ve hagarde, étrange­ment silen­cieuse. Elle n’a pas dor­mi de trois jours me sif­fle une amie qui la sur­veille de crainte qu’elle ne s’ef­fon­dre. Nous man­geons cepen­dant et dans le fond de la brasserie où nous sommes instal­lés défi­lent trois, qua­tre, cinq enfants, de dif­férents maris et de dif­férents âges, les plus grands déjà musi­ciens, acteurs de série télévi­sion, les petits, la bavette autour du cou, tous venus ras­sur­er leur maman. L’an­née suiv­ante, j’ap­prends comme il se doit que le mari a pris la poudre d’escam­pette et que l’ex­cel­lente femme a filé vers le sud où, pleine de vigueur et de soleil, elle va épouser un homme dont elle attend des enfants.

Décors

Nou­veau décor pour mes rêves, fri­bour­geois. Molasse, églis­es, pavés. Le tout sug­géré à la manière des arrières-plans chez De Chiri­co. Me voilà loin de Genève. Le même proces­sus se répète. Autre­fois c’é­tait Lau­sanne. Quand je me rends encore à Genève, en général le matin et par le train, je n’ai plus que des objec­tifs: le bureau, une librairie, l’ap­parte­ment d’un ami et je les rejoins sans tenir compte de la ville. Forme poussée de nos­tal­gie? C’est pos­si­ble. Le lot com­mun: ce que nous avons con­nu  n’est pas dévis­agé, mais peu­plé de sou­venirs qui se super­posent mal aux nou­velles ambiances, aux nou­veaux sons, aux habi­tants fraîche­ment débar­qués. Et après Fribourg?

Fribourg le samedi

Course dans les gorges du Got­téron à l’heure de l’apéri­tif. Etrange et belle atmo­sphère dans ce val­lon que partageait le dernier soleil. Des fêtes pop­u­laires à plusieurs endroits, sous les tentes du petit train puis le long de la pis­ci­cul­ture, mais aus­si dans les jardins privés, des réu­nions de famille, des plaisan­ter­ies qui fusent, des lar­rons ivres qui me taquinent, des rires. Puis la route finit, rem­placé par un sen­tier  qui sin­ue entre les arbres, emprunte un sys­tème de ponts et d’escalier pour gravir les falais­es de la riv­ière et rejoin­dre enfin, qua­tre kilo­mètres plus haut une ferme nichée dans un repli de la  colline du Schön­berg. Je craig­nais la fatigue mais n’ai eu aucune peine à courir le retour au sprint, puis faire quelques exer­ci­ces dans l’herbe avant de remon­ter le Salden à vélo craig­nant par la même occa­sion — sim­ple phan­tasme- de dévaler la pente raide si je venais à lâch­er mon pédalier, ce qui eut pu se pro­duire sur le coup du sen­ti­ment de ridicule qui m’en­vahis­sait et plom­bait mes forces, moi mon­té sur ce vélo neuf aux airs de tank par­mi des badauds, des ado­les­centes embrassées et des mères retenant leurs pous­settes. Peu aupar­a­vant, je venais de faire la con­nais­sance d’un bat­teur rock, m’ex­cla­mant:
- Ah, c’est donc vous qu’on entend bat­tre dans la mai­son à mi-dis­tance! Vous êtes assidu! Chaque fois que je viens me promen­er avec mes enfants, je vous trou­ve à l’ex­er­ci­ce.
Et lui de me féliciter de mon effort, de me prévenir que je dois veiller su mon vélo et de me sig­naler qu’il y a des Alle­mands au fond de la val­lée qui, d’ailleurs, abrite un drôle de monde. De retour au Guintzet, Gala se pré­pare et nous rejoignons Gas­pard sur la ter­rasse du Marce­lo, fer­mée pour cause de cagnotte, ce que sig­nale une ardoise posée au milieu des tables qui, en effet, sont toutes disponibles. Mai voici que la patronne (dont Gala pré­tend qu’elle serait la sœur de Jodie Fos­ter) qui nous explique le sens de la cagnotte, son thème, le cirque, l’ar­gent récolté, plus de 17’000 francs pour quelques 70 coti­sants et nous voyons bien­tôt arriv­er des jeunes et des moins jeunes déguisés en clown, en chef de piste et en domp­teur de tigres, tan­dis que la serveuse nous apporte de la Cardinal.