Mois : mai 2014

Armurier

L’an dernier, je marche trois kilo­mètres accom­pa­g­né d’un ami pour me ren­dre chez l’ar­muri­er. Nous pous­sons la porte du mag­a­sin. A l’é­ta­lage, fusils-mitrailleurs, fusils de biathlon, armes de poings, stock de muni­tions, couteaux. Je salue. Aucune réponse. Au bout d’un moment, un homme qui graisse la culasse d’un fusil me toise:
- Vous êtes Suisse? Parce qu’avec toux ces gens qui rôdent par ici. Surtout des Serbes.
Puis il reprend son tra­vail. Alors que nous achetons du matériel auprès de son col­lègue, un homme proche de la retraite, celui-ci, la mine grise, nous con­fie:
- Nous sommes tous sous le coup. Nous allons fer­mer cet après-midi pou aller à un enter­re­ment. Quelqu’un est mort.

Changement

Ce cama­rade du club de sport qui, à l’heure de la douche, apprenant qu’un autre garçon habite Mon­treux:
- Ah, toi tu habites au bord du Lac? Tu con­nais le restau­rant le Nau­tile?
Et il lui explique le décor de la salle, la ter­rasse, la vue, le lac. L’autre ne con­naît pas, mais donne des détails sur sa ville.
- Eh bien j’y suis allé! C’est incroy­able, ça change. Ici, à Fri­bourg, on est au bord de la Sarine, et là c’est le lac: ça change!

Dire

Tout ce que je peux racon­ter. Bien sûr, je pour­rais met­tre sur papi­er, enfer­mer ces papiers dans un car­ton. Mais à quoi bon? Pour mémoire? Peut-être. Quoiqu’il en soit, je m’in­quiète. Est-ce une affaire d’âge ou une affaire d’âge de la société, d’évo­lu­tion de sa nature? Mes opin­ions les plus cer­taines, ne peu­vent plus pren­dre place ici pour des raisons d’op­pro­bre, de désta­bil­i­sa­tion finan­cière, voire de loi; pour le même motif, une par­tie de mes actes doivent être tus; enfin, et c’est l’écueil cen­tral, je ne puis dire mes avis sur les gens de mon entourage sans que cela provoque des réper­cus­sions, bonnes ou mau­vais­es d’ailleurs. Inter­vient dans cette affaire, dont je ne sais com­ment traiter, toutes sortes d’ex­em­ples illus­tres et pro­pres à aider la réflex­ion: la pub­li­ca­tion à quelques exem­plaires de l’apolo­gie de homo­sex­u­al­ité de Gide, l’aut­ofic­tion de Serge Doubrovs­ki provo­quant la mort de sa femme (Le livre brisé), le prob­lème de la cap­ta­tion fic­tive d’une per­son­ne proche dans le cas du livre d’Hen­ry Miller, Un dia­ble au par­adis, la ques­tion de la mise pro­gram­mée à l’in­dex de Jules Renard du fait de ses por­traits au vit­ri­ol égrenés dans son Jour­nal… le tra­vail psy­ch­an­a­ly­tique de Duras dans La vie matérielle

Désordre

Ren­tré tard, je me couche. Inca­pable de trou­ver le som­meil, je fais selon mon habi­tude, je com­pose des textes. D’une phrase arbi­traire, je tire une brève fic­tion. Lorsque j’ai la chose en main, j’hésite: vais-je en pren­dre note? Il en va comme des rêves, on croit se sou­venir et la nuit emporte tout. Je répète mon texte phrase à phrase, puis cède — du moins en par­tie: je n’al­lume pas. J’écris dans la nuit. Et bien enten­du, ce qui devait arriv­er arrive; aus­sitôt noté le pre­mier texte, l’e­sprit libre, j’en invente un sec­ond que je note à son tour, puis un troisième. Cela me rav­it car ce sont des textes de pure inspi­ra­tion et au con­tenu aus­si dif­férent qu’il est pos­si­ble de mes automa­tismes d’écri­t­ure. Passe une semaine. Je me promets de les met­tre au pro­pre, n’en fais rien. A l’oc­ca­sion, les pre­mières phras­es de ces textes me vien­nent en mémoire et je me fais une joie de les repren­dre. Hier enfin, j’ou­vre le car­net et là, décep­tion: j’ai sous les yeux une écri­t­ure illis­i­ble. Dans un pre­mier temps je ne doute pas de pou­voir la déchiffr­er et puis il me faut renon­cer. Non seule­ment je ne peux espér­er retran­scrire, mais la cal­ligra­phie est si désor­don­née que je n’ai plus accès à la moin­dre infor­ma­tion con­cer­nant la teneur des trois fictions.

Voyage

Le voy­age de l’homme ne doit pas être interrompu.

Ectoplasmes

Cer­tains vitupèrent. François Châtelet, Pierre Drach­line, Richard Mil­let ne seraient que rancœur. Retranchés dans les marges d’une société soumise à des con­vic­tions infan­tiles, ils crachent du venin. Con­fort­able posi­tion quand l’anathème s’a­dosse sur une con­vic­tion aus­si générale que vague. Car enfin, ceux qui vitupèrent con­tre ces auteurs coupables de prêter langue à l’hérésie s’ab­sti­en­nent d’évo­quer les sujets qu’ils con­damnent. Ils n’en veu­lent tout sim­ple­ment pas. Ce qui nous amène à un con­stat mal­heureux: cette con­damna­tion  qui rejette a pri­ori ces auteurs dans le camp du mal relève de l’idéolo­gie. Et l’idéolo­gie ne dis­cute pas. Elle ne bataille ni ne nuance. Elle est. Et par nature, doit rejeter tout ce qui men­ace son hégé­monie. Où l’af­faire se com­plique, c’est que si les auteurs nom­més se rejoignent peu ou prou sur la détes­ta­tion que leur inspire notre société (il n’est que de not­er la con­cor­dance de leurs titres: Penser et vivre comme des porcs, Pour en finir avec l’e­spèce humaine, L’être-boeuf), du moins sont-ils assez vail­lants pour pren­dre parole en nom pro­pre, tan­dis que leurs détracteurs aboient en meute. Ils le font d’ailleurs avec d’au­tant plus de force qu’ils se sen­tent soutenus et ne man­quent pas de hérauts. Je me mets un instant du côté d’un Drach­line: la veu­lerie des faux-pen­sants qui s’at­taque­nt à son brûlot au nom de la morale (non pas une morale, mais bien la morale) lui con­fir­ment ce qu’il cher­chait à établir en optant pour ton pam­phlé­taire, savoir que la lib­erté est gan­grenée et que l’is­sue pour­rait être fatale. Autre aspect de l’af­faire, la grande col­lec­tiv­ité des pour­fend­eurs de nos auteurs en révolte se con­tente d’an­non­er quand il faudrait dire le motif de leur rejet. Et pour cause: ils ont déjà vain­cus et con­trô­lent le dis­cours. Il n’est que d’é­couter les naïfs : pas un qui ne cau­tionne leur eau tiède, pas un qui ne s’of­fusque lorsqu’on émet un juge­ment cri­tique déro­geant a l’idéolo­gie total­isante du poli­tique­ment cor­rect. Les voici qui bais­sent les yeux et louchent de peur que quelqu’un n’ait enten­du les pro­pos blas­phé­ma­toires et ne l’ac­cuse de les partager! Lorsqu’il y avait encore un débat, les Albert Car­co, Guy Debord ou Dominique De Roux ne fai­saient pas rire. Lebovi­ci fut assas­s­iné. Les com­mu­nistes Nizan ou Sartre agaçaient mais pou­vaient servir la dialec­tique du pou­voir, pas les out­ranciers, les lit­téraires, les ascètes en soli­tude. Et ceux qui vitupéraient avaient du cof­fre: ils s’ex­po­saient, ils croi­saient le fer, y lais­saient des plumes (Ray­mond Aron par exem­ple). Aujour­d’hui, c’est une armée d’ec­to­plasmes inca­pables de faire des phras­es seuls et qui marchent au coude à coude sans se retourn­er. Ain­si vec­torisés, ils pré­ten­dent soumet­tre à loi des hommes qui, au-delà des torts et des raisons, défend­ent l’in­tel­li­gence critique.

Arnolfini

Chez les Arnolfi­ni, sur le plateau de Mos­sel. Le garag­iste qui tenait son ate­lier près du Château d’Oron a à bâti sa cabane sur une par­celle entourée d’ar­bustes. Prés, forêts de sap­ins au Nord et une vue dégagée sur les Alpes. Nous sommes à deux kilo­mètres de la ferme famil­iale.
- Oh, aujour­d’hui, ce n’est pas ter­ri­ble, mais par soleil on voit le Mont-Blanc.
La dame a les cheveux gris ou vio­lets.
- Tu veux leur mon­tr­er la mai­son, François?
Frère demeure en retrait, je flat­te le chien, nous entrons. La con­struc­tion est brin­que­bal­ante. Cela me rap­pelle le taud­is organ­isé de l’an­cien pro­prié­taire de Lhôpi­tal: trois ans d’ou­vrage acharné pour y voir clair. Ici, les matéri­aux ne vien­nent pas de la décharge, mais l’ensem­ble n’a pas meilleure gueule: morceaux de toile, ver­rins de guin­guois, planch­ers flot­tants. Je m’aven­ture dans un couloir. Il mène dans une salle à manger com­posée d’un banc qui sert égale­ment de cof­fre à duvets et d’une table n bois ten­dre.
- Nous l’avions com­mandée au menuisi­er de Sem­sales.
Frère qui est venu plus tôt dans la journée m’a aver­ti: tu peux tout brûler. Mais le cou­ple est touchant. C’est un musée des nos­tal­gies que nous visi­tons. Aux murs, des pho­tos.
- Là c’est le cousin Hen­ri. Et là, le beau-frère. Et elle, là, c’é­tait ma soeur. Il sont tous décédés.
Cepen­dant, nous con­tin­uons de chem­iner par de couloirs, nous pous­sons des portes, pas­sons sous un toit de plas­tique ondulé.
- J’ai mis ça parce que ça souf­flait fort à l’époque l’hiv­er. Main­tenant, je sais pas ce qu’il y a . La neige tombe à peine. Et là, c’est une sorte de salle où je bricole.
Il me sem­ble que nous sommes déjà passés par cette salle. Mais non, voici la cham­bre à couch­er. Deux lits sim­ples entourés de parois de lam­bris. La dame réap­pa­raît.
- Tu leur a dis pour l’on­cle?
- Ah, non. Ecoutez ça! Il faut que je te racon­te quelque chose.
Arnolfi­ni tutoie Frère à qui il loue un local ailleurs dans le vil­lage, il me vou­voie.
- Regardez ça…
Une ardoise pour not­er les point aux cartes. Trois ini­tiales sont notées à la craie.
- Voilà, on a joué pour la dernière fois il y a un mois et j’ai rien effacé. Ce “J” en haut, c’est pour l’on­cle Jean et quand on a fini, j’ai posé l’ar­doise ici comme je fais tou­jours.
Arnolfi­ni pose l’ar­doise au-dessus du banc de la salle à manger et recule d’un, deux, trois pas. Il est main­tenant debout à nos côtés sur le seuil.
- L’on­cle est resté deux semaines à l’hôpi­tal de Cugy. Il est mort la semaine dernière. Et Joce­lyne et moi on est pas revenu dans la mai­son depuis le soir où on a joué aux cartes. Eh bien hier, j’ai trou­vé l’ar­doise posée ici, tu vois où j’ai mon pied, tu crois que c’est pos­si­ble toi? Elle était à exacte­ment qua­tre mètres du banc, tournée du côté où il y a l’ini­tiale de l’on­cle.
Nous sor­tons dans les près. Arnolfi­ni nous par­le d’un droit d’eau. Le puits serait creusé à six mètres de pro­fondeur.
- Je suis descen­du dedans quand j’é­tais petit et j’ai mis mon bras jusqu’i­ci, on sent l’eau qui passe sur une pierre bril­lante et dure.
- Et il est tou­jours acces­si­ble ce puits?
- Oh, il faut croire, mais il est sous la mai­son du voisin main­tenant.
Entre temps, nous avons fait le tour de la pro­priété par l’ex­térieur. Quelques tilleuls, une vielle car­a­vane de l’ar­mée datant de la deux­ième guerre, un fruiti­er.
- Et là bas, c’est à qui?
- La mai­son? Ils vienen­nt de la ven­dre. Qua­tre cent cinquante mille. Et c’est encore le laiti­er qui a acheté. Il achète tout : les champs, les forêts, les maisons.
- Eh bien, ça rap­porte le lait! Qu’est ce qu’il compte faire de tout ça?
La dame qui a enten­du:
- Il faut voir qu’il a six enfants, et que tous tra­vail­lent. Pour ça, ils savent boss­er. Le plus petit a pas sept ans, je l’ai jamais vu se repos­er.
Alors que nous sommes sur le départ, j’es­saie de gag­n­er du temps:
- Ne sortez pas tout de suite votre pan­neau de mise en vente, nous sommes très intéressés.
- Quand même, je vais le met­tre un peu, ça fait batailler. Mais si Pas­cal passe, on l’en­lèvera.
- Celui-là, il nous surveille!

Elite

Pronon­cez le mot “élite”, l’in­ter­locu­teur prend peur et se récrie. Qu’il se ras­sure ceux qui en sont ne pronon­cent jamais le mot.

Romans-comédie

Com­mencé la réécri­t­ure de Roman D.C. Si j’avais le courage, j’en­chaîn­erais à la fin de l’été sur les deux autres livres-comédies que j’at­tends depuis bien­tôt trois ans de repren­dre, L’été de Btor­gle et La vis­ite du min­istre des eaux minérales de Suède tourne court.

Polonais

Le Polon­ais dans sa salle de bil­lard en sous-sol. Il est quinze heures, seul dans la pénom­bre, des coquarts sous les yeux, il sirote un café. Les ban­dits man­chots et les flip­pers clig­no­tent, les queues sont sur les râte­liers.
“Non, moi ça va… Mes enfants sont grands, ils vien­nent me voir, nous man­geons, nous buvons un peu… Mais ce qui va se pass­er, si je savais… Tu vois j’ai cinquante ans et il n’y a pas d’ar­gent à Fri­bourg. A Genève, à Lau­sanne, c’est autre chose, mais ici, rien que des étu­di­ants et des vieil­lards. Et en plus, ils ont des exa­m­ens. Le week-end, la salle est pleine, mais je ne fais que net­toy­er, ils achè­tent de l’al­cool en super­marché, boive dans des sachets en plas­tique, titubent et sont malades. Tu as remar­qué? A Pérolles les bou­tiques n’ar­rê­tent pas de fer­mer. Et le soir, c’est mort. Il y a tous ces Turcs et ces Albanais! Pas une once d’imag­i­na­tion. Ils s’in­stal­lent dans la ville, ils s’as­soient sur un tabouret et regar­dent tourn­er leur pain de viande, quelle ambiance ça peut met­tre, hein? Nos enfants l’au­ront dif­fi­cile. Et ils les étrangers con­tin­u­ent d’ar­riv­er de tous les côtés! Je ne sais pas, non vrai­ment, je ne sais plus…”