Le médecin, les radiographies à la main:
- Tout va bien… juste de l’arthrose.
- Dans la nuque?
- Non, partout. Mais…
- Je sais: du calme.
- Oui, Monsieur Friederich: du calme!
Mois : mai 2014
Conseil
Detroit
Adressé treize demandes d’hospitalité à des membres de Couchsurfing résidant à Detroit, Michigan. Pour l’essentiel des hommes, la plupart âgés. Au bout d’une semaine, voici enfin deux réponses. Un cow-boy de septante et un an, retraité de l’industrie automobile et un militaire dont la philosophie est “je suis passé de la violence à la sympathie”. Dans mes lettres, je demande à dormir une ou deux nuits dans leur salon et à obtenir quelques conseil sur la ville que je veux parcourir à pied et à vélo. Ces derniers jours, j’ai ajouté des photographies rassurantes à ma page de présentation. Moi avec Gala à Jérusalem, un portrait avec les enfants, un cliché pris au Vietnam avec Sorah, la Sud-Coréenne de San Francisco. Et j’ai précisé les dates. Puis, m’intéressant au billet d’avion, j’ai constaté que partir début juillet coûtait deux fois plus cher que partir fin juin. Le billet acheté, il me faut donc recommencer mes courriers.
Jeans
En avril j’achète un jeans au Corte Inglès de Malaga. Auparavant j’ai cherché dans les boutiques. La marque n’est pas disponible. Je ne possède qu’un jeans de cette marque, acquis six ans plus tôt à Las Vegas et qu’il me faudra jeter avant l’été. N’ayant aucune envie de passer en cabine d’essayage, j’ai noté le modèle, la couleur et relevé les mensurations sur l’étiquette. Manque de chance, la taille correspond pas la longueur. Tant pis: je fais emballer, je paie et rentre à l’Hôtel. Or, ma mère m’explique que le tissu est trop épais pour qu’elle puisse le reprendre à la main. Je retourne auprès de ma vendeuse. Magasin organisé à l’ancienne, le Corte Inglès compte des dizaines de vendeurs par étage et pour ce qui est des jeans, deux à trois préposés par marque. Le pantalon peut être repris sans frais, mais il faut compter trois jours. J’emporte le jeans en Suisse, le garde plié. En mai, je le dépose dans le fond de la valise, retourne au Corte Inglès de Malaga. Même étage, même vendeuse. Elle emballe le pantalon dans un papier cristal, me tend un reçu, me donne rendez-vous. Le jour du retour en Suisse, deux heures avant l’envol de l’avion, je m’aperçois que mon jeans attend. Frère reste sur le quai au près de la voiture, je pars en courant, gravit les escalators, tend ma quittance, la vendeuse amène le jeans, le déplie, me le montre, le replie, l’emballe et je repars en courant, le jeans sur la main, comme si je portais un plateau, le dépose dans ma valise, rentre en Suisse et l’égare.
Couteaux
Hôtel Atarazanas, face au marché couvert, où j’ai déposé des couteaux au mois de novembre faute de pouvoir les passer dans l’avion en cabine. La réceptionniste que je n’ai jamais vue, avant même que je formule ma demande, rit de plaisir, ouvre un placard, tire l’enveloppe sur laquelle j’ai écrit mon nom il y a six mois et me tend mes couteaux en se félicitant d’avoir pu me rendre service.
Ronda 3
Départ de la course dans la catégorie duathlon sur l’anneau de vitesse du stade de Ronda. Les officiels, tous légionnaires, parmi lesquels de nombreuses femmes, vont devant. Viennent ensuite 800 cyclistes. Il est 10h00, il fait déjà 24 degrés. La population est amassée dans les rues. Nous formons le cortège pour un départ neutralisé, ce qui signifie que les trois premiers kilomètres ne font pas partie des 101 km que compte la compétition: ils permettent aux habitants de profiter du spectacle. Une demi-heure plus tard retentit un coup de feu, la cohorte quitte la route et s’engage sur un chemin. Grosse levée de poussière, terrain de cailloux et de sable rouge, passage entre des fincas, assaut de la première colline. Au trentième kilomètre, toujours vaillant, je m’inquiète : les 2900 mètres de dénivelé positif annoncés se trouvent-ils tous sur la deuxième moitié du parcours? Dans ce cas les montées seront vertigineuses. Frère crève un pneu. Je découvre un bombe d’air sous pression dans la sacoche qui accompagnait mon vélo le jour de son achat; nous voilà repartis. Au 70ème kilomètre, premiers abandons. Près d’un poste de ravitaillement, appuyé contre un citerne d’eau où les coureurs remplissent leurs bidons, une femme pleure. L’infirmerie évacue un blessé. Les Légionnaires distribuent des quarts de pommes, des morceaux de banane, des oranges, des gels. Le soleil tape. Nous repartons contre la pente. Descente d’un lit de torrent, sur les pierres, en direction du Cuartel de La indiana. Frère crie. Je pile sur les freins. Une guêpe l’a piqué. Il est allergique, la lèvre gonfle. Il renverse le contenu de son sac au sol, avale un anti-inflammatoire, la lèvre a doublé d’épaisseur. Nous repartons. Les militaires de l’hôpital du Cuartel lui font trois piqûres, fesse, bras, bras et le gardent vingt minutes en observation. Nous roulons sur la zone de transition. Il va être six heures. Nous accrochons les vélos, retirons nos cuissards. Je garde les mêmes chaussures mais passe un autre T‑shirt et serre un bandana sec sur le front. La chaleur est à son comble. 34 degrés. Nous courons les premiers kilomètres du demi-marathon sur une route de village. Bientôt nous sommes de retour dans la nature, sur les sentiers, et je fais signe à Frère qu’il tient un rythme trop élevé. Première montée à la course et pour le première fois, j’ai un doute: vais-je tenir? Frère part devant, j’alterne la course et la marche. Mon bidon est vide. Prochain ravitaillement à 5 kilomètres. Beaucoup trop. D’après les calculs, nous venons de dépasser les 85 kilomètres. Pas de douleurs, mais une fatigue générale. Les abandons se multiplient. Dans les montées, les concurrents inscrits en catégorie VTT poussent leurs vélos. A chaque poste, les légionnaires crient des encouragements. Nous sommes moins nombreux à répondre, mais l’humeur est bonne, la courtoisie des participants épatante. A la moindre chute, chacun se précipite pour aider. Au crépuscule, la température baisse enfin de quelques degrés. Dans le fond de la vallée résonnent les sirènes des ambulances. Les sentiers filent dans les sous-bois, traversent des pâtures, escaladent le roc. Un cycliste bascule dans un ravin, on le relève. Je pers la conscience de l’environnement et me concentre sur la mécanique du corps, mettre un pied devant l’autre. Je ne cours plus dans les montées, je vais à marche forcée. Dans les descentes, petit pas, le buste devant.. Le demi-marathon s’achève en haut d’une colline. Dessous, le Cuartel d’où nous sommes partis il y trois heures. Nos vélos nous attendent. J’ai dû brusquement devenir livide car une femme se précipite.
- Vous avez besoin d’aide, nous avons des barres au chocolat ?
Je la remercie et je refuse — j’ai tort. De fait, je dois manquer de sucre. Dernière pente, à la course, jusqu’au vélo. Fatigue harassante. Chaque geste me coûte. Dès que je suis en selle, je vois ce qui m’attend: une montée à fort pourcentage, d’abord sur la route qu’empruntent camions et chars, puis à travers le mont. Au dernier ravitaillement, un quart d’heure plus tard, la sentinelle crie:
- Vous y êtes, il n’y a plus que de la descente jusqu’à Ronda!
Juste après commence l’enfer. Un chemin empierré appuyé sur le ciel. Il mène au pied d’une falaise rouge contre lesquels brillent les derniers feux du soleil, la falaise qui soutient Ronda. Plus un cycliste en selle. Un tour de pédalier me fait avancer de trois pierres. D’ailleurs ce n’est pas une pente, mais une verticale. Et l’abîme avale les cyclistes qui chutent. Tous marchent, bras allongés sur les guidons, la langue pendante. Mon voisin parle seul. “Je vais y arriver”, “Bientôt je serai chez moi, dans mon salon…”. Et ce souffle que j’entends, ces ahanements, ce sont les miens. Quand j’atteins le pied de la falaise, je n’ai plus de corps, je ne suis que fatigue, que brûlure. Je continue de pédaler, mais n’ai plus aucune forme : voûté, tremblant, à la fois tendu et mou, priant pour que cela s’arrête. Entre temps la nuit est tombée. Un réverbère apparaît. Il annonce les faubourgs de la ville. Je vois des familles groupées devant des maisons. Un paysan me pousse sur quelques mètres.
- Laisser aller! Je vous aide! Bravo! Vous êtes des champions! Vous êtes tous des champions!
L’énergie qu’il me donne me permet de poursuivre l’effort sur quelques mètres. En fait il reste deux kilomètres, sur route, puis sur la rue, et enfin sur cette avenue qui mène à la cathédrale où les badauds crient et félicitent. Je rejoins Frère et nous passons la ligne d’arrivée ensemble, les bras jetés sur les épaules. Le photographe rate son cliché. Sorti des barrières qui nous canalisent vers la place de taureaux, je me laisse tomber sur un parterre d’herbe et dresse les jambes contre un arbre. D’autres coureurs atteindront la ligne d’arrivée toute la nuit et jusqu’à 11h00 le lendemain matin, heure limite avant disqualification. Nous sommes environ 400ème sur 700 duathlètes, les autres ont abandonné. Nous avons mis 10 heures.
Ronda 2
Casas rurales Finca de Los Pastores. Propriété splendide sur une colline en direction d’Algeciras. Mais le portail est clos. Frère attend dans l’Audi de location, je sonne à l’interphone. Un kilomètre de chemin poussiéreux nous sépare d’un second portail à partir duquel commence l’ascension de la colline. Pas de réponse. Un panneau planté dans le pré indique que nous sommes au bon endroit. Je compose le numéro de téléphone qui apparaît sur le panneau. Une voix.
- Ce n’est pas le bon numéro. Prenez un stylo, je vous le dicte.
Je raccroche et compose le nouveau numéro: un standard indique qu’il y a erreur. Alentour, terre sèche, soleil, silence. Et Finca inaccessible. Cela le jour où sept mil sportifs convergent sur Ronda et se pressent dans les hôtels. Au bout d’un moment apparaît une voiture au niveau du second portail. Lorsqu’elle arrive à notre hauteur, le conducteur baisse sa vitre.
- Il vous faut un passe pour entrer, aller le chercher à la réception.
Un client venu pour la course. Il rejoint Ronda où les Légionnaires organisent un repas de pâtes. A la réception, la gérante s’excuse:
- L’électricité à lâché.
Et nous propose une chambre avec lit double.
- Nous sommes frères, pas amants. De plus, nous avons précisé qu’il nous fallait une chambre avec deux lits.
En fin de compte, nous obtenons dans une maison détachée un appartement complet avec salon, cuisine, chambre à coucher et second lit. Son nom: Cosaco. Nous tirons les vélos des sacs de transport, vérifions les freins, les pneus, les dérailleurs. Frère n’a pas fait réviser le sien, qui date de plus de quinze ans, j’ai acheté le mien il y a quelques jours et ne l’ai encore jamais monté. Après le repas de pâtes à Ronda sous des tentes militaires à l’aplomb des falaises, nous éteignons et dormons. Il n’est pas dix heures. Rêve étrange, destiné à préparer le corps. Et qui semble durer toute la nuit. N. à qui pense rarement, que je n’ai pas vu trois fois en dix ans, m’apparaît comme la femme que j’ai toujours désiré. Elle m’accompagne à travers la ville. Quand je l’attaque au Krav Maga, elle se défend avec précision: elle connaît son art. Quand je lui parle littérature, elle répond avec talent. Enfin elle m’embrasse et après avoir mis en évidence ce que mon existence eut été si j’avais compris que nous étions faits l’un pour l’autre, me dit d’aller seul et sans regret. Un sentiment positif qui me tiendra une partie de la journée.
Ronda
Retour à Malaga avec frère. Même hôtel sur le port, même restaurant italien que la veille du demi-marathon. Et beaucoup de prudence. L’an dernier à Sion, à la veille de la Cyclosportive, nous avons bu des litres de bière et mangé des sardines. Le lendemain, dans le vignoble, gravissant les côtes à vélo par trente-cinq degrés, je me maudissais. Cette-fois, j’essaie de faire juste: boire peu, manger des bananes et des pâtes, éviter le café, dormir. Le matin, nous faisons imprimer nos noms sur nos T‑shirt de course puis roulons en direction de Ronda. En fin de journée, récupération des dossards auprès des Légionnaires. Partout dans la ville, des hommes poussent des vélos, vont en groupe, transportent du matériel. Cette course des 101 km de la Légion étrangère, l’une des plus cotées d’Espagne, est convoitée: vingt-cinq mil inscrits, sept mil acceptés. Dans un premier temps, nous avons été refusé. Frère a appelé, déclaré que nous avions déjà les billets d’avion, la réservation d’hôtel et la voiture.