Les Papous des hautes terres ne comptent ni ne lisent, ne consultent pas l’heure et ne travaillent pas. Un voyageur qui l’an dernier a dormi dans leurs villages raconte que s’étant cogné à une porte, la population en a parlé pendant plusieurs jours faisant événement de l’incident, puis ayant partagé la nouvelle entre eux, celle-ci a été répandue dans le village voisin. Deux jours plus tard elle revenait et l’homme qui avait vu le voyageur se cogner à la porte lui racontait, comme si cela venait d’arriver, l’incident du voyageur qui se cogne à la porte.
Mois : mars 2014
Motors
Excellente émission pour La Première enregistrée par Madeleine Caboche dans les studios de La Sallaz. Comme la fois précédente, je m’y rends à pied, mais cette fois sans skate, sachant que je redescendrai à la gare avec Volin. Promenade qui implique, lorsqu’on passe par la Synagogue et le chemin de Bellevue, d’adopter un pas modéré sauf à atteindre le bâtiment de la RTS trempé de sueur. Difficile exercice. A la réception, tandis que j’attends d’être guidé dans les étages du bâtiment, entre un homme courtaud, vêtu en clochard, coiffé d’un bonnet qui lui mange les oreilles. La secrétaire lui tend le registre. Il lit les rubriques à haute voix.
- Nom? Il faut que j’écrive mon nom, c’est ça?
Son accompagnatrice hoche la tête.
- Société? Qu’est-ce que je mets?
Je me détourne et fixe la porte.
Une heure et demi plus tard, aidé de deux passants et de Volin, j’essaie d’acheter un ticket de métro pour la gare au distributeur automatique de La sallaz, lorsque l’homme courtaud surgit à mon côté. Je le regarde à la dérobée, cherchant dans mes souvenirs, plus précisément du côté du théâtre, puis je me laisse distraire. Lorsque j’ai enfin un ticket en main, il a disparu.
- Qui est-ce? Tu le connais? fais-je à Volin.
- .Un acteur je crois… Denis Lavant.
Je dévale alors l’escalier dans l’espoir de lui dire mon admiration pour son rôle dans Holy Motors de Leos Carax, mais le métro l’a déjà emporté.
Rêve
Les garçons de l’école secondaire anglaise, tous habillés du même uniforme à cravate jaune, nous frappent. Je parviens à me dégager et trouve refuge dans le marché au poisson. Là un Espagnol d’origine française vante la qualité de ses tranches de thon. Vastes comme des tapis, elles sont exposées à même le sol. Je lui demande des nouvelle de la ville où je ne suis plus revenu depuis l’été dernier, mais avant qu’il ne puisse répondre, j’aperçois qui sortent par dizaines des maisons des musulmanes voilées. Je cours sur la hauteur. A peine ai-je le temps de prendre conscience que je me tiens sur un monceau de détritus, je vois la vague. Haute de cinquante mètres, elle déferle et nous emporte. Lorsque je me relève d’entre les morts, j’aperçois une bête qui remue contre mon pied.
- Les animaux se réveillent! Coupez leur la tête!
Et d’un geste circulaire, je décapite le serpent qui danse dans mon dos. D’autres rescapés, sans armes mordent des chenilles à pleines dents.
Vente
Au bureau de Genève, rencontre avec le couple qui s’est porté acquéreur de Lhôpital. Contrairement à mon premier sentiment, ils ont remarqué lors de leurs trois visites les matériaux, les choix, le soin du détail, s’en félicitent et se réjouissent de la beauté du lieu. Monsieur a lu Ogrorog. Tandis que je photocopie l’acte authentique de propriété, ils consulte la pile de documents contenant l’historique récent de la maison. Comme il se doit, je l’ai posée en vrac, n’ayant rien à cacher. Tout au plus le couple pourrait-il juger que j’exagère lorsque j’annonce la somme que cette transaction va me faire perdre. De manière générale, la société française a créé des conditions si délétères que chaque parole devient suspecte. La situation en devait pas être différente dans les grands ensembles totalitaires.
Rythme
Rues mornes. Ciel d’un gris poudreux. De l’Université Miséricorde à la colline du Schönberg, tout ce que j’ai sous les yeux est sur le même plan. De plus, les Fribourgeois semblent avoir déserté la ville. Autour de l’immeuble les écoles sont fermées. Lorsqu’une voiture paraît, elle peine, s’arrête devant les gendarmes couchés, repart enfin. Gala dort au salon, je me tiens dans le bureau. Le soir elle occupe la chambre, tandis que je lis au salon, puis nous changeons de position: elle va dormir au salon, j’occupe la chambre. En passant, elle donne des nouvelles de son rhume. Quand je me couche, je tombe comme une pierre et à trois heures du matin, j’allume, je reprends mes lectures.
Bravoure
Georges Steiner enfant dans la Vienne des années 1930 lisant l’Illiade en allemand, dans une traduction que son père a choisie a dessein expurgée afin de le ramener, une fois sa curiosité excitée, vers le texte grec où il lui faudra, par la lecture mot à mot du texte original, découvrir les moments clefs de la bravoure d’Achille.
Triche
Aujourd’hui un premier résultat tangible aux tribulations de cette agent immobilier de l’Ain, une femme portant coupe au carré que je n’ai vue qu’en photographie sur internet et qui s’occupe depuis deux ans de proposer à la vente le presbytère de Lhôpital. Le téléphone sonne, un acheteur qui a visité trois fois en sa compagnie s’annonce. Mais aussitôt surgit un problème. Il me demande, rien de plus naturel, quand nous pourrons nous rencontrer sur les lieux afin que je lui donne quelques explications. Et ma réponse, “je ne peux venir “, suivie d’une explication nécessaire mais que je ne sais trop comment tourner, me résolvant à dire avec sincérité les faits, le désordre judiciaire et sa faculté de transformer n’importe quelle faute bénine en un imbroglio potentiellement dommageable pour le prévenu. Mon interlocuteur dont l’accent semble indiquer qu’il est du sud ne paraît pas se formaliser, mais je lui imagine un soupçon qui ne me semble paradoxal qu’à première vue: dès lors que la plupart des Français trichent, s’exprimer avec sincérité plutôt que tricher est encore une façon de tricher.
Liaisons intimes
Ce matin je trouve Aplo dans l’étroit cagibi de notre appartement de Fribourg le nez collé au ballon d’eau chaude.
- Viens, me dit-il, ça sent comme à Gimbrède…
Et en effet, comme je renifle le métal de près, j’aspire une odeur qui évoque les poutres de vieux bois recuit de notre maison de France lorsque le soleil les dardait.