En chemin pour Siem Reap, maisons traditionnelles en bois dur, juchées sur des eaux molles et ouvertes au vent. Des fumées montent sous les palmes, les vaches soufflent dans l’air chaud, les hommes somnolent dans des hamacs leurs serpes posées au sol. Sensation d’harmonie, peut-être illusoire, dont nos campagnes ont perdu le secret.
Mois : février 2014
Bateau
Le bateau amarré en bas de l’immeuble est bien celui qui allait nous emmener par le Mékong jusqu’à Siem Reap. Celui-là même qui a failli couler au large de la ville-frontière de Chau Doc, l’année des inondations, lorsque je me rendais au Vietnam avec cette routarde Sud-coréenne de Los Angeles; des paquets d’eau s’écrasait sur la tête du pilote, l’assistant écopait, les berges avaient disparues et la fille me disait: c’est juste dommage pour mon iPad. A l’arrêt ce bateau a la forme d’une banane. Poupe et proue sont relevées, le toit est plat, le nez court muni d’une bitte d’amarrage. Comme les moteurs brassent à l’avant, aussitôt en lancé il prend l’aspect d’un insecte véloce glissant sur une eau plane. Par la route, il y a 314 kilométres de la capitale à Siem Reap, mais d’aprés ce que me diront des Espagnols, celle-ci est de la mème qualité que les routes que j’ai connues dans le sud: bossues, brisées, sinueuses. Une derniére fois, au moment de poser pied sur le ponton, nous parions sur notre chance. Un gros bateau de bois blanc qui rappelle les bâtiments à roue du Mississipi est rangé là; sur le pont supérieur, deux couples couchés dans des chaises longues boivent du café dans des tasses de porcelaine. Un porteur empoigne la valise de Gala et descend par un escalier étroit en contrebas vers le fleuve: voici notre bateau, tout intérieur, bas de plafond, avec des siéges de bus bourrés de ressorts. Pendant ce temps, les deu couples partagent un croissant. Mais peut-être ne vont-ils nulle part? Peut-être s’agit-il d’un hôtel flottant? Je m’engouffre dans notre bateau, ils disparaissent de ma vue, aussitôt remplacé par un groupe de Hollandais, femmes à crinières blondes laquées et leurs maris retraités, qui remuent d’un air inquiet, parlent, se lèvent, tâtent les sièges du plat de la main, pressent leurs visages contre les hublots de plastique jaune. Le manège, au-delà de l’inquiétude, bien réelle (l’une des femmes exige un gilet de sauvetage), vise à assurer son existence au sein du groupe. Et pour cela, il faut tenir un rôle, donc se manifester. L’effet général évoque un travail d’improvisation sur un vaudeville. Un monsieur se lève:
- Oumph! Han! Moi je vous dis… Ah, ah ah! Vous m’en reparlerez dans sept heures! Pour peu qu’on survive bien sûr…
Une dame prend son tour.
- Eh, bien ça alors! Quel bateau! Et ces sièges…
Son mari enchaîne.
- Des sièges, des sièges Marieke, où voyez-vous des sièges?
Gala s’installe avec naturel à la meilleure des places, prêt de la porte d’évacuation. Je fais quelques pas et me laisse tomber dans un siège rouge, je jette les bras en avant, attrape mon livre, la décadence de la République d’Auguste et ses analgogies avec la situation européenne contemporaine, et baisse les yeux pour ne plus les relever: c’est que les Hollandais doivent maintenant faire face à la concurrence d’un groupe de Français qui vogue vers l’ancienne capitale des Kmehrs (alors que nous autres allons simplement en bateau à Siem Reap). Le bateau démarre ses moteurs. Les sièges tremblent. J’enfile des tampons. Le bateau déboîte et s’élance. L’eau file au niveau des hublots. Les berges vertes et brunes sont au même niveau et ces échasses plantées dans le jus sont les pilotis des constructions riveraines. Mais un enfant russe à bouille ronde assène des coups de pied dans mon dossier. Bizarrement, j’ai vécu la même situation trois jours plus tôt dans l’avion de Ranong. Là aussi, un enfant russe avec sa mère. Laquelle, au bout d’un moment, sur un ton ferme m’a dit:
- Il va donner des coups de pied dans votre dossier pendant tout le voyage.
Dans l’avion j’avais tenu bon, là je renonce: s’intéresser à la République romaine dans un siège qui vibre au point de vous affliger une cure d’amaigrissement est déjà difficile. Quand on y ajoute des coups de pied, cela relève de l’exercice de maîtrise de soi en art martial. Seul problème, les rares sièges vides se trouvent contre le moteur, à l’arrière. J’y vais, je m’installe. Plus tard, je m’aperçois que’une partie des passagers manque. Je sors par la porte et les trouve couchés sur le toit, la tête enroulée dans des écharpes, cramponnés à la main courante, lorgnant des berges brunes, grises, jaunes et brunes où travaille parfois, à bord d’une pirogue, un pêcheur que les vagues soulevées par notre bateau menace de retourner.
Hafez El-Assad
Au terme d’une marche harassante de 635 jours à travers l’Europe j’atteins Gimbrède. N’y possédant plus de maison, mon but n’est pas clair. Mais voici Joelle. Elle taille les rosiers dans le jardin du presbytère. Je la salue. Je lui parle. Elle me fixe.
- Mais enfin, Joëlle!
Elle ne parle pas.
Sort Frédéric de la maison.
- Frédéric, c’est moi!
Il répond pas.
- Vous allez me dire ce qui se passe?
Et voici: j’ai lu dans l’après-midi un texte qui rapporte les interruptions de conversation en Syrie chaque fois que l’on évoquait sous le régime d’Hafez El-Assad le nom du dictateur, expérience que j’ai faite moi-même dans le pays en 1991 et, dans ce rêve, j’essaie de vérifier le sentiment que peut produire sur la personne une telle absurdité.
Don
Une mendiante tend la main. Elle a un enfant dans les bras. Il est tard. Il fait nuit. Gala me dit de lui donner de l’argent. Je refuse. Gala me demande de l’argent. Elle lui donnera. Je refuse. Gala demande que je lui prête de l’argent.
- Tuk-tuk mister?
Trou
Etonné d’apprendre que jusqu’au XVIIIème siècle la mer est dans la culture occidentale un symbole négatif. Dans l’Oxford Book of the Sea, Jonathan Reban noterait ainsi: “la mer est un lieu socialement indivisible, un espace si privé de respectabilité qu’on eût dit un trou noir. Ce que l’on faisait dans ou sur la mer ne comptait tout simplement pas, ce qui explique en partie pourquoi le bord de mer connut la réputation d’être un lieu de licence.” Or la notion de trou, au sens physique (effondrement naturels, mines abandonnées, matières discrètes, fosses abyssales) aussi bien que symbolique (trous dans l’histoire, dans le langage, ruptures ou impasses dialectiques) est un des éléments clef de l’écriture d’Acablar, une sorte de substitut à la notion de vide.
Pnomh Penh
La ville que j’ai vue il y a quatre ans déjà n’existe plus. Cette métamorphose rappelle les vertiges de Bangkok dans les années 1990: il suffisait de passer une semaine dans le pays et au retour la pension avait disparue engloutie par un centre commercial. La semaine suivante, le centre commercial passait sous le bulldozer, quatre tours s’élevaient. De plus, lors de mon premier passage à Pnomh Penh, encore abasourdi de ma séparation avec Gala, intervenue brusquement au moment de grimper dans un bus à Trat, j’étais affecté d’un calme étrange qui atténuait le chaos de la ville. Aucun doute cependant: quatorze heures par jour, du lever du soleil à vingt heures, la ville est en pleine mutation. Ensuite les restaurants de nuits installent des milliers de chaises rouges sur les trottoirs, les braseros fument, les Cambodgiens boivent et mangent. Puis ils filent et se couchent. C’est du moins ce que j’observe dans le quartier où nous habitons, à quelques kilomètres des quais, au milieu de cinquante ateliers de garage, car il y aussi des zones résidentielles, reconnaissables aux arbres qui pointent vers le ciel de l’intérieur des propriétés et des tentatives new-yorkaises, où à grands renforts d’échafaudages en bambous des ouvriers, cent, ceux cent à la fois, coiffés de casques jaunes qui leur donne un air de champignons nains, s’affairent pour bâtir des buildings, des malls, des fast-foods, et enfin, dans le quadrillage de rue éclairées d’enseignes qui appuie contre le Mékong (sans l’atteindre, par décence imagine-t-on), des grappes de prostituées les fesses vissées sur des tabourets qui regardent défiler des touristes blancs, musclés et tatoués ou âgés et gras.
Tonle Sap
Près du village sur pilotis, des voisins parient sur un combat de coq. Des barges dont seules émergent la tour remontent le Tonle Sap, passent sous le pont en construction qui relie Pnohm Penh à ses banlieues et gagnent le Mékong. Devant l’immeuble qui abrite l’hôtel, toute la zone est inondable, aussi rien n’est-il bâti en dur. Les familles qui s’entassent sur ce bout de terre profitent vraisemblablement du terrain vague. Contre la berge flotte un rafiot de la taille d’un pâté de maison. En bois gris, retapé de morceaux de planche, il a un air d’un fantôme, mais la nuit une double arcade de néons s’allume et trace un chemin qui amène à sa porte. Alors derrière ses façades tournent des spots de couleur et l’on aperçoit des danseurs de karaoké. De mon cinquième étage, je regarde une vingtaine de gosses qui tapent un ballon dans la poussière quand je remarque Gala. Elle s’avance un sachet à la main. Le jeu s’arrête. Les gosses l’entourent. Plus tard elle revient dans la chambre.
- Ils tapaient dans un chaussure, je leur ai apporté deux ballons.
- Pourquoi deux?
- Un pour les grands, un pour les petits. Et je les ai donnés à ceux qui étaient assis à l’écart.
Nous regardons par la fenêtre: sur le terrain, un grand match vient de démarrer.
Hélices
Avion à hélices de la compagnie Happy air au départ de Ranong. L’envol est prévu pour 13 heures. Il est midi moins cinq, un policier somnole devant le portique de sécurité. Il explique que l’aéroport va bientôt ouvrir, puis se rassied. D’autre voyageurs arrivent, deux femmes russes avec un bébé, un officier, un routard qui porte son passeport autour du cou. J’aperçois le pilote, un occidental. L’avion s’élance à grande vitesse et décolle en bout de piste au-dessus des méandres du fleuve. Vaste pans de mangrove, puis la mer, peut-être Chang où nous étions ces jours. Plus loin une vue spectaculaire sur les côtes de Surat Thani. A Bangkok, nouvel avion à hélices affrété par la Angkor Cambodian air. Mon siège est sous le moteur droite, l’hôtesse apporte un sandwich à la mayonnaise, américain, et un pain au chocolat, français; un résumé de la politique internationale du gouvernement cambodgien. A l’approche de Pnohm Pehn, premières vues étonnantes: vaste damier de champs terreux, ciel épais et chaud, véhicules qui soulèvent des traînées de poussière, hangars qui évoquent nos vieux bottins de téléphone et de l’eau, lente, vineuse, dans un système de canal complexe. Vient ensuite le passage de frontière. Militaires au corps de fourmi serrés dans des uniformes bruns. Les bottes sont cirées, les casquettes plates et plus larges que des assiettes de cérémonie. Les gradés ont le torse couverts de médailles. J’ai rempli trois formulaires dans l’avion. Les sept préposés qui tamponnent derrière le guichet me renvoient comme ils ont renvoyé les autres voyageurs. Le quatrième formulaire n’est disponible qu’ici, nous ne pouvions donc le remplir avant. Un chinois en chaise roulante hurle. Les militaires le fixent. Aucune expression sur le visage. Puis ils continuent de tamponner. Le chinois hurle. Même réaction mécanique puis il continuent de tamponner. Je sors ma plume, remplis le formulaire de Gala, attaque le mien en soupirant. Un gradé passe la tête sous mon bras.
- I do it for you, 5 dollars.
Une fois libéré, la chasse au taxi. J’ai deux millions de Rials sur moi. Un million dans chaque poche.
- Vous payez en dollars, me dit le chauffeur.
Nayan Hill
Sur la port de Ranong, une fois que tous les taxis sont partis, nous commençons à négocier les prix. Il est vrai que nous ne savons pas où nous allons. A en juger par les photographies, l’adresse est dans la montagne. Une bière à la main, l’air indifférent, nous attendons. Enfin une voiture nous embarque. Dix francs. Nous contournons la ville, traversons les faubourgs. Bientôt, une épaisse végétation envahit la route. Le chauffeur conduit la tête à l’extérieur. Avec le génie habituel des thaïlandais, mais aussi le calme, il désigne une baraque sans enseigne. Elle paraît inhabitée. Je paie. A l’instant où le taxi fait demi-tour, un jeune surgit.
- Mr Alexander?
Il jette les bagages sur le pont d’une jeep, nous fait monter, démarre. Il n’aura pas à passer la vitesse. L’hôtel est là, derrière de grands arbres, au-dessus d’une cascade, à quelques mètres. Je rouvre la portière que je viens de claquer. Endroit étrange et superbe, niché dans le creux d’une source. Le jeune homme court: il ouvre un bungalow énorme, apporte du thé, met l’électricité, apporte une stéréo, fait tourner un disque américain, appelle son amie. Je demande s’il y a de la bière. Il monte un escalier, disparaît par une porte basse qui donne sur la jungle, apporte des bouteilles. Et pendant ce temps, la fille me montre les clichés qu’elle a pris au Cowboy festival. Thaïs coiffés de chapeaux qui simulent des entrées en ville, avec chevaux, armes et guitares, villages de far-ouest reconstitués.
- Dans la vallée, dit la fille, nous irons ce soir si vous voulez!
Elle me montre un homme au teint mat qui porte des rouflaquettes. Lemmy en desperado.
- Mon oncle.
Puis elle s’inquiète de savoir ce que nous allons manger. Pas de carte, précise-t-elle, nous avons tout.
- Curry jaune?
Elle note.
- Pastèque…?
- Et… une soupe? Du riz? Blanc le riz ou frit?
Nous voici installés au bout d’une table de douze couverts sculptés dans un bois lourd. Les poissons nagent dans la cascade et chaque fois que je commande une bière, le jeune homme enfourche sa moto et va au stock.