Bateau

Le bateau amar­ré en bas de l’im­meu­ble est bien celui qui allait nous emmen­er par le Mékong jusqu’à Siem Reap. Celui-là même qui a fail­li couler au large de la ville-fron­tière de Chau Doc, l’an­née des inon­da­tions, lorsque je me rendais au Viet­nam avec cette routarde Sud-coréenne de Los Ange­les; des paque­ts d’eau s’écra­sait sur la tête du pilote, l’as­sis­tant éco­pait, les berges avaient dis­parues et la fille me dis­ait: c’est juste dom­mage pour mon iPad. A l’ar­rêt ce bateau a la forme d’une banane. Poupe et proue sont relevées, le toit est plat, le nez court muni d’une bitte d’a­mar­rage. Comme les moteurs brassent à l’a­vant, aus­sitôt en lancé il prend l’aspect d’un insecte véloce glis­sant sur une eau plane. Par la route, il y a 314 kilo­métres de la cap­i­tale à Siem Reap, mais d’aprés ce que me diront des Espag­nols, celle-ci est de la mème qual­ité que les routes que j’ai con­nues dans le sud: bossues, brisées, sin­ueuses. Une derniére fois, au moment de pos­er pied sur le pon­ton, nous par­i­ons sur notre chance. Un gros bateau de bois blanc qui rap­pelle les bâti­ments à roue du Mis­sis­sipi est rangé là; sur le pont supérieur, deux cou­ples couchés dans des chais­es longues boivent du café dans des tass­es de porce­laine. Un por­teur empoigne la valise de Gala et descend par un escalier étroit en con­tre­bas vers le fleuve: voici notre bateau, tout intérieur, bas de pla­fond, avec des siéges de bus bour­rés de ressorts. Pen­dant ce temps, les deu cou­ples parta­gent un crois­sant. Mais peut-être ne vont-ils nulle part? Peut-être s’ag­it-il d’un hôtel flot­tant? Je m’en­gouf­fre dans notre bateau, ils dis­parais­sent de ma vue, aus­sitôt rem­placé par un groupe de Hol­landais, femmes à crinières blondes laquées et leurs maris retraités, qui remuent d’un air inqui­et, par­lent, se lèvent, tâtent les sièges du plat de la main, pressent leurs vis­ages con­tre les hublots de plas­tique jaune. Le manège, au-delà de l’in­quié­tude, bien réelle (l’une des femmes exige un gilet de sauve­tage), vise à assur­er son exis­tence au sein du groupe. Et pour cela, il faut tenir un rôle, donc se man­i­fester. L’ef­fet général évoque un tra­vail d’im­pro­vi­sa­tion sur un vaude­ville. Un mon­sieur se lève:
- Oumph! Han! Moi je vous dis… Ah, ah ah! Vous m’en repar­lerez dans sept heures! Pour peu qu’on sur­vive bien sûr…
Une dame prend son tour.
- Eh, bien ça alors! Quel bateau! Et ces sièges…
Son mari enchaîne.
- Des sièges, des sièges Marieke, où voyez-vous des sièges?
Gala s’in­stalle avec naturel à la meilleure des places, prêt de la porte d’é­vac­u­a­tion. Je fais quelques pas et me laisse tomber dans un siège rouge, je jette les bras en avant, attrape mon livre, la déca­dence de la République d’Au­guste et ses anal­go­gies avec la sit­u­a­tion européenne con­tem­po­raine, et baisse les yeux pour ne plus les relever: c’est que les Hol­landais doivent main­tenant faire face à la con­cur­rence d’un groupe de Français qui vogue vers l’an­ci­enne cap­i­tale des Kmehrs (alors que nous autres allons sim­ple­ment en bateau à Siem Reap). Le bateau démarre ses moteurs. Les sièges trem­blent. J’en­file des tam­pons. Le bateau déboîte et s’élance. L’eau file au niveau des hublots. Les berges vertes et brunes sont au même niveau et ces échas­s­es plan­tées dans le jus sont les pilo­tis des con­struc­tions riveraines. Mais un enfant russe à bouille ronde assène des coups de pied dans mon dossier. Bizarrement, j’ai vécu la même sit­u­a­tion trois jours plus tôt dans l’avion de Ranong. Là aus­si, un enfant russe avec sa mère. Laque­lle, au bout d’un moment, sur un ton ferme m’a dit:
- Il va don­ner des coups de pied dans votre dossier pen­dant tout le voy­age.
Dans l’avion j’avais tenu bon, là je renonce: s’in­téress­er à la République romaine dans un siège qui vibre au point de vous affliger une cure d’a­maigrisse­ment est déjà dif­fi­cile. Quand on y ajoute des coups de pied, cela relève de l’ex­er­ci­ce de maîtrise de soi en art mar­tial. Seul prob­lème, les rares sièges vides se trou­vent con­tre le moteur, à l’ar­rière. J’y vais, je m’in­stalle. Plus tard, je m’aperçois que’une par­tie des pas­sagers manque. Je sors par la porte et les trou­ve couchés sur le toit, la tête enroulée dans des écharpes, cram­pon­nés à la main courante, lorgnant des berges brunes, gris­es, jaunes et brunes où tra­vaille par­fois, à bord d’une pirogue, un pêcheur que les vagues soulevées par notre bateau men­ace de retourner.