Mois : février 2014

Lits

Il pos­sé­dait deux garages de tôle. L’âge de la retraite venant, il se débar­ras­sa de sa voiture, bal­aya, refer­ma le pre­mier garage, vida le sec­ond, puis acheta deux lits qu’il instal­la à même le sol. Lorsque son voisin, Dür­rer, par­tit vivre en mai­son, il récupéra son appen­tis, le bal­aya, y instal­la un troisième lit. Le qua­trième et dernier lit se trou­vait dans la vil­la. Pen­dant deux ans, il creusa les tun­nels pour reli­er ces lits. Fer­més par des trappes, éclairés, ils per­me­t­taient de pass­er rapi­de­ment des garages à l’ap­pen­tis et de l’ap­pen­tis à la vil­la. Le motif de ce tra­vail était l’in­ci­dent nucléaire sur­venu à Three Mile Island. Des mil­liers d’Améri­cains avaient échap­pé à la mort. Et la cen­trale avait été à deux doigts de subir le syn­drome chi­nois ce qui eut sig­nifié plusieurs mil­lions de vic­times. Si donc ce qui était impos­si­ble avait eut lieu, il était raisonnable de penser que lui, Hans Winck­ler, citoyen alle­mand, anonyme et retraité, risquait une attaque. Le sys­tème des lits mul­ti­ples avait été éprou­vé par de grands dic­ta­teurs, mais un prob­lème demeu­rait: ceux-ci pos­sé­daient des rési­dences dis­tantes, alors que lui, qui ne dis­po­sait que de moyens financiers lim­ités, devait plac­er ses lits à prox­im­ité les uns des autres. Une attaque groupée étant tou­jours pos­si­ble, il ne pou­vait exclure que les qua­tre lits soient véri­fiés au même moment. Winck­ler entre­prit alors de creuser sous les lits. S’ils venaient à être véri­fiés par l’at­taquant, celui-ci ne se douterait pas de sa présence à l’in­térieur du lit. Cette nou­velle tâche lui coû­ta un mois de tra­vail. Il n’en fut pas plus ras­suré. Et si l’at­taquant véri­fi­ait? Il ne lui resterait plus qu’à le déloger. Il bunkérisa ses cachettes. Il vécut ain­si pen­dant une année, dor­mant dans un lit et un autre. Le jour où il aperçut une bande en approche, il perdit tout con­te­nance. Ces hommes qui l’at­taquaient en plein jour, aidé de leurs femmes et de leurs enfants, n’au­raient aucune pitié. Cer­taine­ment étaient-ils por­teurs de dyna­mite. Il décrocha son fusil et tira à bout por­tant sur les enfants. Les attaquants prirent la fuite. Le lende­main, dans l’avion qui l’emmenait à Nyamé, il lut le jour­nal. Celui-ci évo­quait les meurtres, la fuite du crim­inel et rap­por­tait les pro­pos d’une femme en pleurs: nous venions en voisins pour la sig­na­ture d’une péti­tion. Winck­ler pas­sa plusieurs années en Afrique à ven­dre son sys­tème de lits sécurisés aux dic­ta­teurs, mais sa folie le rat­tra­pa: l’en­tourage de ses clients, per­pétuelle­ment men­acés par leurs opposants, était le plus risqué qu’il eut con­nu. Il déci­da alors de ren­tr­er en Europe. Dès qu’il eut atter­rit à l’aéro­port de Frank­furt il se ren­dit à la police et dénonça ses crimes. Pour être assuré d’obtenir le place­ment dans une prison haute­ment sécurisée, il s’at­tribua en out­re une série de crimes non élu­cidés choi­sis par mi les plus atro­ces dont il avait pris con­nais­sance. En pris­ons, il écriv­it l’ou­vrage aujour­d’hui célèbre: La vie souteraine des grands dictateurs.

Chang

Mer plate, descen­dante ce soir, et sur les fonds la pous­sière noire d’un vol­can. Comme je fais la planche au large, je ne vois que des arbres, des palmiers, mais aus­si de curieuses espèces, méditer­ranéennes peut-être, qui tapis­sent le sable d’aigu­illes rouss­es. Une chemin en domi­nos de morti­er passe à portée du bun­ga­low, mais on y voit guère que quelques vélos. Le restau­rant est ouvert dix-huit heures d’af­filée et dans la cui­sine en plein air la patronne et son aide bir­mane coupent, mélan­gent, pressent, cuisent et mélan­gent. Ce ser­vice inin­ter­rompu m’avait déjà frap­pé dans une autre île, Koh Jum: aus­sitôt lev­ées, les femmes sont au ser­vice, et comme les touristes n’ont pas d’ho­raire, celui qui a pris une cuite exigeant un Bircher­mues­li à midi, l’autre, de retour de la pêche, un Pad Tay à l’aube, jamais elles ne trou­vent le temps de s’asseoir.

Sénèque

Sénèque enjoint ses pairs à vivre avec leurs esclaves, à les traiter comme leurs égaux, au nom d’une recon­nais­sance fon­da­men­tale de notre nature d’esclaves. Prô­nant avec rigueur cette vertueuse poli­tique qu’il met sans doute en appli­ca­tion dans son pro­pre foy­er, il ne trou­ve aucune con­tra­dic­tion a réclamer les 55 mil­lions de ses­ter­ces prêtées à la Grande Bre­tagne, lui le plus riche des Romains, au point de déclencher pour récupér­er cette somme, la guerre de Boadicée.

Manuscrit

L’écri­t­ure à la main doit être entretenue. Méfions-nous de l’usage du clavier, du moins lorsque l’in­ten­tion dépasse la com­mu­ni­ca­tion. La mémoire de la langue est liée au mou­ve­ment de la main et la gra­phie en tant que mou­ve­ment styl­isé est por­teuse de la cor­rec­tion orthographique comme de la maîtrise de la syn­taxe, donc de la forme de la pensée.

Potentats

Au temps des rois, le risque était le fait du monar­que. Lorsque la souf­france du peu­ple deve­nait insup­port­able, il était ren­ver­sé, décapité ou chas­sé. Aujour­d’hui les poten­tats vien­nent du peu­ple, gou­ver­nent avec com­plai­sance et retour­nent au peu­ple. Quand la sanc­tion tombe, ils parta­gent le risque en tant que mem­bre anonyme du peu­ple. Le peu­ple est ain­si devenu son pro­pre bourreau.

Plages

Ren­du sur les îles, les touristes dont c’é­tait le désir et la moti­va­tion, ne vont pas à la plage. Assis à dis­tance, ils la regar­dent, par­fois s’y aven­turent. D’abord la plage est déserte, toute entière à leur dis­po­si­tion; n’ayant pas à se bat­tre pour occu­per quelques mètres de sable comme ils en ont l’habi­tude l’été en Europe, ils retar­dent le moment de s’y installer et bien­tôt se con­tent de véri­fi­er qu’est est là, vaste éten­due con­tre le liséré marin, prête à les accueil­lir. Du reste, si dans les grandes sta­tions du pays, Pukhet, Hua Hin, Samui, le con­stat est inverse, c’est parce que débar­qués des char­ters, igno­rant tout des géo­gra­phies asi­a­tiques, les touristes s’empressent de repro­duire les moeurs appris­es sur les plages d’Eu­rope: ain­si obti­en­nent-ils a grand ren­fort de ruse quelques mètres de sable dont ils se félicitent.

Ile

L’embarcadère de Ranong pour les îles de Phayam et Chang donne sur un bras de la mer d’An­daman. Les ouvri­ers entassent fruits, poulets, bière et blocs de glace dans le fond du bateau, nous prenons alors place sur les marchan­dis­es, le dos voûté, le vis­age au ras des man­groves. Un Alle­mand allume une cig­a­rette. L’indigène lui sig­nale qu’il est assis sur des bidons d’essence. Le long des berges, des entre­pôts et des docks délabrés, des navires fan­tômes bas­culés sur la flanc, des habi­ta­tions brisées et plus noires que des chicots. Sor­ti de ce boy­au, la mer est verte et agitée et nous nav­iguons entre des isthmes de jun­gle. Gala dis­cute avec un chi­noise en français et s’oc­cupe d’un bébé de cinq mois qui joue entre deux sacs de patates. A mi-dis­tance, nous croi­sons le bateau qui revient des îles. Il est à la dérive, son moteur en panne. Le pilote bal­ance une corde et nous le tirons, mais lorsque Chang est en vue, je m’aperçois que le bateau a dis­paru. Nous appro­chons une pre­mière plage. Les habi­tants nous atten­dent de l’eau jusqu’à la taille. Ils déchar­gent la marchan­dise com­mandée. Des Bir­mans, des Thaïs, et des Anglais, des Alle­mands, des Français, blonds, mai­gres, nus, accom­pa­g­nés de petits enfants. Indif­férente, flot­tant sur un mate­las pneu­ma­tique, une touriste bien en chair dort. Aus­sitôt instal­lé dans le bun­ga­low, rudi­men­taire, sans élec­tric­ité, muni d’un réser­voir, je me demande ce que nous faisons là. Sur­prise habituelle. De la pre­mière heure. S’il est besoin de se ras­sur­er, on se dit alors que le séjour dans l’île est jus­ti­fié par les qua­tre jours de voy­age qui nous y ont con­duit: bus, train, taxis col­lec­tifs, taxis encore et bateau, avec trois nuits d’é­tape dans des villes sec­ondaires, toutes agréables, toutes pareilles, au point qu’à Chumphon, buvant de la bière sur la ter­rasse en bois d’une guest­house, j’ai fait remar­qué à Gala un puis­sant bâti­ment jaune canari: l’hô­tel où nous avons dor­mi il y a quelques années, au cours d’un voy­age dont nous étions main­tenant inca­pables de dire la des­ti­na­tion. Puis on ne pense plus. Ou du moins plus au con­ti­nent, plus à l’Eu­rope ni à l’heure qu’il peut être. Signe que les vacances dans l’île ont commencé.

Aux hommes

Dès lors qu’ils ne se con­sid­èrent plus comme des hommes, les rich­es ne font pas seule­ment la guerre aux pau­vres mais aux hommes.

Pièce montée

Roman en trois par­ties comme les trois étages de la pièce mon­tée, ici appelée gâteau, lequel serait le motif cen­tral de l’ac­tion à côté de la vic­time, mais roman sans crim­inels ni enquête poli­cière, aléa­toire et humain plutôt que méthodique et à sus­pens.
Le gâteau d’an­niver­saire et le macch­a­bée sont en cham­bre froide. Le maire et son adjoint se pressent à la lucarne.
- Je con­nais cet homme.
- Il est arrivé en ville ce matin, il a acheté du tabac à l’épicerie puis il s’est défen­estré du pre­mier étage de l’hô­tel de com­merce.
- Et com­ment se fait-il que son cos­tume soit impec­ca­ble?
- C’est un mys­tère. En tout cas, en ville, per­son­ne ne le con­naît.
- Tu devrais sor­tir le gâteau d’an­niver­saire de ta fille, il va avoir mau­vais goût.
- Tu sais quelle tem­péra­ture il fait?
- Je sais, j’ar­rive du port.
- Et bien tu vas y retourn­er, je veux savoir par quel bateau il est arrivé, qui il est, je veux tout savoir.
L’ad­joint jette un oeil par la lucarne.
- J’aimerais bien avoir un pull comme ça, du Cashemire, on en trou­ve pas dans la région.
- S’il ne se sou­vi­enne pas du type, par­le-leur du pull.
- S’ils ne se sou­vi­en­nent pas du pull, je pour­rai peut-être le garder?

Intériorité

Et si cri­ti­quer ce qu’on ne peut ratio­nalis­er reve­nait à en inter­dire l’ac­cès et finale­ment à le détru­ire? Ceci dans son exis­tence la plus con­crète, psy­chologique et spir­ituelle, et dans tous les cas expéri­men­tale, s’agis­sant de ce que l’on nomme dans nos sociétés l’intériorité.