Il possédait deux garages de tôle. L’âge de la retraite venant, il se débarrassa de sa voiture, balaya, referma le premier garage, vida le second, puis acheta deux lits qu’il installa à même le sol. Lorsque son voisin, Dürrer, partit vivre en maison, il récupéra son appentis, le balaya, y installa un troisième lit. Le quatrième et dernier lit se trouvait dans la villa. Pendant deux ans, il creusa les tunnels pour relier ces lits. Fermés par des trappes, éclairés, ils permettaient de passer rapidement des garages à l’appentis et de l’appentis à la villa. Le motif de ce travail était l’incident nucléaire survenu à Three Mile Island. Des milliers d’Américains avaient échappé à la mort. Et la centrale avait été à deux doigts de subir le syndrome chinois ce qui eut signifié plusieurs millions de victimes. Si donc ce qui était impossible avait eut lieu, il était raisonnable de penser que lui, Hans Winckler, citoyen allemand, anonyme et retraité, risquait une attaque. Le système des lits multiples avait été éprouvé par de grands dictateurs, mais un problème demeurait: ceux-ci possédaient des résidences distantes, alors que lui, qui ne disposait que de moyens financiers limités, devait placer ses lits à proximité les uns des autres. Une attaque groupée étant toujours possible, il ne pouvait exclure que les quatre lits soient vérifiés au même moment. Winckler entreprit alors de creuser sous les lits. S’ils venaient à être vérifiés par l’attaquant, celui-ci ne se douterait pas de sa présence à l’intérieur du lit. Cette nouvelle tâche lui coûta un mois de travail. Il n’en fut pas plus rassuré. Et si l’attaquant vérifiait? Il ne lui resterait plus qu’à le déloger. Il bunkérisa ses cachettes. Il vécut ainsi pendant une année, dormant dans un lit et un autre. Le jour où il aperçut une bande en approche, il perdit tout contenance. Ces hommes qui l’attaquaient en plein jour, aidé de leurs femmes et de leurs enfants, n’auraient aucune pitié. Certainement étaient-ils porteurs de dynamite. Il décrocha son fusil et tira à bout portant sur les enfants. Les attaquants prirent la fuite. Le lendemain, dans l’avion qui l’emmenait à Nyamé, il lut le journal. Celui-ci évoquait les meurtres, la fuite du criminel et rapportait les propos d’une femme en pleurs: nous venions en voisins pour la signature d’une pétition. Winckler passa plusieurs années en Afrique à vendre son système de lits sécurisés aux dictateurs, mais sa folie le rattrapa: l’entourage de ses clients, perpétuellement menacés par leurs opposants, était le plus risqué qu’il eut connu. Il décida alors de rentrer en Europe. Dès qu’il eut atterrit à l’aéroport de Frankfurt il se rendit à la police et dénonça ses crimes. Pour être assuré d’obtenir le placement dans une prison hautement sécurisée, il s’attribua en outre une série de crimes non élucidés choisis par mi les plus atroces dont il avait pris connaissance. En prisons, il écrivit l’ouvrage aujourd’hui célèbre: La vie souteraine des grands dictateurs.
Mois : février 2014
Chang
Mer plate, descendante ce soir, et sur les fonds la poussière noire d’un volcan. Comme je fais la planche au large, je ne vois que des arbres, des palmiers, mais aussi de curieuses espèces, méditerranéennes peut-être, qui tapissent le sable d’aiguilles rousses. Une chemin en dominos de mortier passe à portée du bungalow, mais on y voit guère que quelques vélos. Le restaurant est ouvert dix-huit heures d’affilée et dans la cuisine en plein air la patronne et son aide birmane coupent, mélangent, pressent, cuisent et mélangent. Ce service ininterrompu m’avait déjà frappé dans une autre île, Koh Jum: aussitôt levées, les femmes sont au service, et comme les touristes n’ont pas d’horaire, celui qui a pris une cuite exigeant un Birchermuesli à midi, l’autre, de retour de la pêche, un Pad Tay à l’aube, jamais elles ne trouvent le temps de s’asseoir.
Sénèque
Sénèque enjoint ses pairs à vivre avec leurs esclaves, à les traiter comme leurs égaux, au nom d’une reconnaissance fondamentale de notre nature d’esclaves. Prônant avec rigueur cette vertueuse politique qu’il met sans doute en application dans son propre foyer, il ne trouve aucune contradiction a réclamer les 55 millions de sesterces prêtées à la Grande Bretagne, lui le plus riche des Romains, au point de déclencher pour récupérer cette somme, la guerre de Boadicée.
Manuscrit
L’écriture à la main doit être entretenue. Méfions-nous de l’usage du clavier, du moins lorsque l’intention dépasse la communication. La mémoire de la langue est liée au mouvement de la main et la graphie en tant que mouvement stylisé est porteuse de la correction orthographique comme de la maîtrise de la syntaxe, donc de la forme de la pensée.
Potentats
Au temps des rois, le risque était le fait du monarque. Lorsque la souffrance du peuple devenait insupportable, il était renversé, décapité ou chassé. Aujourd’hui les potentats viennent du peuple, gouvernent avec complaisance et retournent au peuple. Quand la sanction tombe, ils partagent le risque en tant que membre anonyme du peuple. Le peuple est ainsi devenu son propre bourreau.
Plages
Rendu sur les îles, les touristes dont c’était le désir et la motivation, ne vont pas à la plage. Assis à distance, ils la regardent, parfois s’y aventurent. D’abord la plage est déserte, toute entière à leur disposition; n’ayant pas à se battre pour occuper quelques mètres de sable comme ils en ont l’habitude l’été en Europe, ils retardent le moment de s’y installer et bientôt se content de vérifier qu’est est là, vaste étendue contre le liséré marin, prête à les accueillir. Du reste, si dans les grandes stations du pays, Pukhet, Hua Hin, Samui, le constat est inverse, c’est parce que débarqués des charters, ignorant tout des géographies asiatiques, les touristes s’empressent de reproduire les moeurs apprises sur les plages d’Europe: ainsi obtiennent-ils a grand renfort de ruse quelques mètres de sable dont ils se félicitent.
Ile
L’embarcadère de Ranong pour les îles de Phayam et Chang donne sur un bras de la mer d’Andaman. Les ouvriers entassent fruits, poulets, bière et blocs de glace dans le fond du bateau, nous prenons alors place sur les marchandises, le dos voûté, le visage au ras des mangroves. Un Allemand allume une cigarette. L’indigène lui signale qu’il est assis sur des bidons d’essence. Le long des berges, des entrepôts et des docks délabrés, des navires fantômes basculés sur la flanc, des habitations brisées et plus noires que des chicots. Sorti de ce boyau, la mer est verte et agitée et nous naviguons entre des isthmes de jungle. Gala discute avec un chinoise en français et s’occupe d’un bébé de cinq mois qui joue entre deux sacs de patates. A mi-distance, nous croisons le bateau qui revient des îles. Il est à la dérive, son moteur en panne. Le pilote balance une corde et nous le tirons, mais lorsque Chang est en vue, je m’aperçois que le bateau a disparu. Nous approchons une première plage. Les habitants nous attendent de l’eau jusqu’à la taille. Ils déchargent la marchandise commandée. Des Birmans, des Thaïs, et des Anglais, des Allemands, des Français, blonds, maigres, nus, accompagnés de petits enfants. Indifférente, flottant sur un matelas pneumatique, une touriste bien en chair dort. Aussitôt installé dans le bungalow, rudimentaire, sans électricité, muni d’un réservoir, je me demande ce que nous faisons là. Surprise habituelle. De la première heure. S’il est besoin de se rassurer, on se dit alors que le séjour dans l’île est justifié par les quatre jours de voyage qui nous y ont conduit: bus, train, taxis collectifs, taxis encore et bateau, avec trois nuits d’étape dans des villes secondaires, toutes agréables, toutes pareilles, au point qu’à Chumphon, buvant de la bière sur la terrasse en bois d’une guesthouse, j’ai fait remarqué à Gala un puissant bâtiment jaune canari: l’hôtel où nous avons dormi il y a quelques années, au cours d’un voyage dont nous étions maintenant incapables de dire la destination. Puis on ne pense plus. Ou du moins plus au continent, plus à l’Europe ni à l’heure qu’il peut être. Signe que les vacances dans l’île ont commencé.
Pièce montée
Roman en trois parties comme les trois étages de la pièce montée, ici appelée gâteau, lequel serait le motif central de l’action à côté de la victime, mais roman sans criminels ni enquête policière, aléatoire et humain plutôt que méthodique et à suspens.
Le gâteau d’anniversaire et le macchabée sont en chambre froide. Le maire et son adjoint se pressent à la lucarne.
- Je connais cet homme.
- Il est arrivé en ville ce matin, il a acheté du tabac à l’épicerie puis il s’est défenestré du premier étage de l’hôtel de commerce.
- Et comment se fait-il que son costume soit impeccable?
- C’est un mystère. En tout cas, en ville, personne ne le connaît.
- Tu devrais sortir le gâteau d’anniversaire de ta fille, il va avoir mauvais goût.
- Tu sais quelle température il fait?
- Je sais, j’arrive du port.
- Et bien tu vas y retourner, je veux savoir par quel bateau il est arrivé, qui il est, je veux tout savoir.
L’adjoint jette un oeil par la lucarne.
- J’aimerais bien avoir un pull comme ça, du Cashemire, on en trouve pas dans la région.
- S’il ne se souvienne pas du type, parle-leur du pull.
- S’ils ne se souviennent pas du pull, je pourrai peut-être le garder?