Mois : février 2014

Beatocello

Gala veut aller écouter un con­cert de vio­lon­celle. Com­ment elle a appris la tenue d’un tel con­cert, je me le demande: passé l’ho­raire de vis­ite des tem­ples Siem Reap n’est plus que diver­tisse­ment facile et je ne vois que des bus cli­ma­tisés et des touristes en sueur. De plus, elle sem­ble aver­tie de cette soirée depuis notre départ de la Suisse. Nous aurait-elle fait venir en ville pour cet événe­ment? Quoiqu’il en soit, je traîne les pieds. Je n’ai pas pris le bus, mais comme les autres touristes je suis en nage et j’imag­ine plutôt une ter­rasse ven­tilée. D’ailleurs, nous avons d’ex­cel­lents fes­ti­vals clas­siques à Fri­bourg et que je sache, elle n’y a jamais assisté. Enfin, Bach est trop savant pour un ignare de ma var­iété et je préfère l’orgue au vio­lon­celle. Nous voici donc par­tis en tuk-tuk le long du canal. Gala donne notre des­ti­na­tion au con­duc­teur. Ravi, il énonce un prix que je crois sur­fait. Mais il est vrai que je ne sais pas où nous allons. Que Gala se débrouille. Deux kilo­mètres plus loin, une fon­da­tion dans un jardin. Pans de murs en béton armé, volets de teck à meneaux, pelous­es aérées. Je con­firme: cinq dol­lars, c’est le dou­ble de ce que j’au­rai accep­té, qua­tre fois le prix qu’eut payé une famille cam­bodgi­en­ne. Mais il n’est pas temps de dis­cuter, nous avons pris du retard. Nous tra­ver­sons la halle d’ac­cueil à grands pas, des hôt­esses ser­rées dans des habits tra­di­tion­nels kmehrs indiquent la direc­tion, nous pas­sons devant des cal­i­cots qui mon­trent des por­traits du maître et prenons place dans une salle glaciale. Pre­mière sur­prise, le con­cert est com­mencé. Je con­sulte ma mon­tre, deux min­utes de retard. Afin de prof­iter de la musique, je me répète: Alexan­dre, ceci est un con­cer­to de Bach, l’in­stru­ment que joue le mon­sieur s’ap­pelle un vio­lon­celle et c’est beau, agréable — je retire “agréable” — et intel­li­gent. Mais je n’ai pas le temps d’ap­préci­er: le musi­cien sus­pend son archet, tire un micro devant sa bouche et se met à par­ler en suisse-alle­mand, puis en anglais, en français, en ital­ien. Il annonce qu’il est orig­i­naire de Berne, prie les Suiss­es de lever la main. Quelques mains se lèvent. Y a‑t-il des Romands dans la salle? Lev­ez la main! Et ain­si de suite. Des Espag­nols? Pas d’Es­pag­nols, con­state-t-il, tiens, tiens… Des Asi­a­tiques qui occu­pent les deux tiers de la salle, il ne dit pas un mot. Il entame un sec­ond morceau. Qu’il inter­rompt aus­sitôt pour évo­quer par les sta­tis­tiques les mir­a­cles obtenus depuis 1993, date de la fon­da­tion du pre­mier hôpi­tal pédi­a­trique de Pnohm Pehn, dans la guéri­son des mal­adies d’en­fants. Là-dessus, il énonce la liste des infec­tions, acci­dents, virus dont souf­frent les patients. Je fixe l’ar­chet. Va-t-il revenir sur les cordes? Com­prenez bien, nous dit le musi­cien-pédi­a­tre, sur 1324 enfants de moins de dix ans dont 40% de filles, nous avons bais­sé le taux de mor­tal­ité… Je ferme les yeux. Les gens applaud­is­sent. L’ar­chet trace des cer­cles dans l’air. Il accom­pa­gne l’ex­posé. Et voici le nom des machines que nous avons achetées, alors s’il vous plaît… Suiv­ent des deman­des de dons. Don de sang, don d’ar­gent. L’homme respire. A bout de souf­fle, il admet: l’am­bas­sadeur de Chine me répète que je par­le trop; et il se remet à par­ler. Soudain, il cesse:
- Je vais main­tenant inter­préter un morceau de Pablo Casals. Il l’a écrit alors qu’il fuyait le régime fran­quiste… D’ailleurs, nous ne sommes pas ici pour par­ler poli­tique, seuls m’in­téressent la paix et la jus­tice… Oui, la paix… et la jus­tice.
Il mar­que un silence. Repousse le micro. J’ou­vre les yeux. Fausse alerte, le moment n’est pas encore venu. Avant de jouer ce morceau, le pédi­a­tre, musi­cien et clown annonce qu’il pro­jet­tera à la fin du con­cert un film, que nous com­pren­drons alors pourquoi, afin d’aug­menter le nom­bre de cas traités, les dons qu’il nous demande ce soir…

Singularité

Que Ray Kurzweil bâtisse son Uni­ver­sité de la Sin­gu­lar­ité dans la Sil­i­con Val­ley allait de soi; qu’il installe ce lab­o­ra­toire du posthu­man­isme entre les sièges de Google et de Face­book sem­blait déjà plus inquié­tant. Or j’ap­prends qu’il a été nom­mé ingénieur en chef de Google et que Lar­ry Page lui aurait con­fié le départe­ment stratégie et développe­ment de la multi­na­tionale, ce qui jette un éclairage sur les récentes acqui­si­tions de start-ups liées aux travaux sur la Con­ver­gence. Ain­si, la hold­ing la plus puis­sante de la planète vient de se dot­er d’un gourou dont la reli­gion, dans sa dimen­sion néga­tive,  prône l’abo­li­tion de la race humaine.

Yeah

Sur le toit du City Riv­er Hotel, belle piscine entourée de chais­es longes en teck. Deux japon­ais­es trem­pent le pied, gloussent, rient, se giclent, pho­togra­phient. Des per­son­nages de bande-dess­inée. Com­pactes, tout en lignes, ne touchant pas terre. Et jaunes. Puis vien­nent deux anglais­es. Tout aus­si jaunes. L’une des deux frap­pée de malé­dic­tion. Vul­gaire. Tous les trois mots, elle dit “yeah…”. Tous les trois mots n’est pas un recours lit­téraire. Plongé dans un livre d’é­conomie, je dois renon­cer à ma lec­ture. En quelques min­utes, l’Anglaise dit mille fois “yeah…”
- Tu vois..
- Yeah…
- Moi j’aime beau­coup le Cam­bodge…
- Yeah…
- Parce que les gens…
- Yeah…
Et quand vient son tour de par­ler.
- Yeah… yeah… C’est comme ça.
Puis elle se lève et je vois qu’elle a enfilé son mail­lot de bain bleu de tra­vers. Elle l’a entre les fesses.

Orchestre

Quand tu pass­es dans la rue, l’orchestre se met à jouer.

De sortie

Un jeune cou­ple de sor­tie. Habil­lés, ils se tien­nent droits, l’air ravi et gen­til. Les garçons, pour faire grand restau­rant, déposent les plats en même temps devant l’homme et la femme, puis annon­cent les recettes aux­quelles ils vont goûter. Le garçon allume son portable, pho­togra­phie son plate, passe le portable à son amie, elle pho­togra­phie le sien, lui rend l’ap­pareil. Alors ils se souhait­ent bon appétit.

Moto

Soudain je trou­ve la solu­tion.
- Pré­pare-toi, je vais louer une moto et nous par­tons au Laos.
Une demi-heure plus tard, je déchante: la loca­tion des motos et des voitures est désor­mais inter­dite au touriste.
Rai­son?
- Les touristes boivent trop, m’ex­plique-t-on. Au Cam­bodge, c’est autorisé, pas à Siem Reap.

Suprématie

Ces jours je prends des notes dans un cahi­er d’é­col­i­er acheté à Las Vegas. Or je viens de remar­quer deux choses. En pre­mière page, il donne les adress­es des sites incon­tourn­ables, à com­mencer par celui de la CIA et en dernière page, on apprend qu’il est Made in Brazil.

Manger

La nour­ri­t­ure étant générale­ment médiocre et l’assi­ette inter­na­tionale peu souhaitable, trou­ver un étab­lisse­ment où se restau­r­er au cen­tre de Siem Reap tient de la prouesse. Si au moins il y avait les apparences, mais elles sont  trompeuses. Cela me rap­pelle les pays com­mu­nistes: Hanoï en 1990, Budapest en 1987. Les patrons investis­sent dans les enseignes, les plantes en pot, le mobili­er, les nappes.
- Celui-là m’a l’air bien, qu’en dis-tu?
Et le piège se referme: des restes accom­mod­és avec du riz réchauf­fé.
Mais il y a pire: la fausse bonne sur­prise. Un restau­rant. Plus chic, plus cher. Gala con­sulte la carte. Elle vante les plats. Nous entrons. Elle va s’asseoir. Je la retiens. Trous serveurs aux fess­es, je tra­verse le restau­rant. Au fond, réu­nis autour d’une table en ter­rasse, des dîneurs finis­sent leur repas.
- Excusez-moi, est-ce bon?
Ils sont unanimes. C’est déli­cieux!
La ques­tion per­ti­nente, sub­sidi­aire, néces­saire serait: “d’où venez-vous?“
S’ils sont Améri­cains, Aus­traliens, Anglais, il faut pren­dre les jambes à son cou. Mais nous voici instal­lés. Les plats vien­nent. De la cui­sine nou­velle. Au Cam­bodge? Non, à Siem Reap. Coulis de jus de viande en arabesques savantes sur des assi­ettes plus larges que ma poitrine, ver­rines, bière mil­lésimée. Puis on regarde autour de soi. Tex­ans qui par­lent à l’en­can et sont prob­a­ble­ment venus sauver le monde, routards en short, touristes du sexe avec leur femme de rapport.

Parc à thème

Ponts enguir­landés, réver­bères envelop­pés de petites ampoules de couleur alors qu’il n’y a aucun éclairage pub­lic, restau­rants de trois étages débor­dant de végé­taux exo­tiques et de sculp­tures sacrées avec leurs menus affichés en anglais, pizze­rias et ter­rass­es combles que se parta­gent des jeunes ravis de leur soudain pou­voir d’achat, de faux éru­dits qui potassent des guides inas­sim­i­l­ables sur je-ne-sais quelle dynas­tie kmehr et hordes de chi­nois qui dînent l’oeil rivé sur le dra­peau que dresse leur guide.

Vélo

Gala veut aller à Siem Reap. Elle n’a cessé de me le répéter. Si nous devons aller au Cam­bodge, je veux revoir Siem Reap. En vain, j’es­sayai de savoir ce que nous y feri­ons.
- Du vélo.
Car à ses yeux Siem Reap est une des seules villes au monde où l’on puisse faire du vélo. Du vélo, j’en fais tous les jours. Faux. Plusieurs fois par jour.
-Toi, toi! Moi je veux faire du vélo à plat.
Donc, nous voici à Siem Reap, sur la riv­ière, et bien enten­du, impos­si­ble de met­tre un pied dehors sans qu’un con­duc­teur de tuk-tuk ne vous assaille.
-Vous voulez voir les tem­ples?
Je mets les choses au clair. Il est hors de ques­tion que j’aille vis­iter les tem­ples. Une fois suf­fit.
- Une fois suf­fit, dis-je, et d’ailleurs, tu ne voulais pas faire du vélo?
- …
- Du vélo, nous sommes bien venus pour faire du vélo?
- Tu ne trou­ves pas qu’il y a beau­coup de trafic?