Beatocello

Gala veut aller écouter un con­cert de vio­lon­celle. Com­ment elle a appris la tenue d’un tel con­cert, je me le demande: passé l’ho­raire de vis­ite des tem­ples Siem Reap n’est plus que diver­tisse­ment facile et je ne vois que des bus cli­ma­tisés et des touristes en sueur. De plus, elle sem­ble aver­tie de cette soirée depuis notre départ de la Suisse. Nous aurait-elle fait venir en ville pour cet événe­ment? Quoiqu’il en soit, je traîne les pieds. Je n’ai pas pris le bus, mais comme les autres touristes je suis en nage et j’imag­ine plutôt une ter­rasse ven­tilée. D’ailleurs, nous avons d’ex­cel­lents fes­ti­vals clas­siques à Fri­bourg et que je sache, elle n’y a jamais assisté. Enfin, Bach est trop savant pour un ignare de ma var­iété et je préfère l’orgue au vio­lon­celle. Nous voici donc par­tis en tuk-tuk le long du canal. Gala donne notre des­ti­na­tion au con­duc­teur. Ravi, il énonce un prix que je crois sur­fait. Mais il est vrai que je ne sais pas où nous allons. Que Gala se débrouille. Deux kilo­mètres plus loin, une fon­da­tion dans un jardin. Pans de murs en béton armé, volets de teck à meneaux, pelous­es aérées. Je con­firme: cinq dol­lars, c’est le dou­ble de ce que j’au­rai accep­té, qua­tre fois le prix qu’eut payé une famille cam­bodgi­en­ne. Mais il n’est pas temps de dis­cuter, nous avons pris du retard. Nous tra­ver­sons la halle d’ac­cueil à grands pas, des hôt­esses ser­rées dans des habits tra­di­tion­nels kmehrs indiquent la direc­tion, nous pas­sons devant des cal­i­cots qui mon­trent des por­traits du maître et prenons place dans une salle glaciale. Pre­mière sur­prise, le con­cert est com­mencé. Je con­sulte ma mon­tre, deux min­utes de retard. Afin de prof­iter de la musique, je me répète: Alexan­dre, ceci est un con­cer­to de Bach, l’in­stru­ment que joue le mon­sieur s’ap­pelle un vio­lon­celle et c’est beau, agréable — je retire “agréable” — et intel­li­gent. Mais je n’ai pas le temps d’ap­préci­er: le musi­cien sus­pend son archet, tire un micro devant sa bouche et se met à par­ler en suisse-alle­mand, puis en anglais, en français, en ital­ien. Il annonce qu’il est orig­i­naire de Berne, prie les Suiss­es de lever la main. Quelques mains se lèvent. Y a‑t-il des Romands dans la salle? Lev­ez la main! Et ain­si de suite. Des Espag­nols? Pas d’Es­pag­nols, con­state-t-il, tiens, tiens… Des Asi­a­tiques qui occu­pent les deux tiers de la salle, il ne dit pas un mot. Il entame un sec­ond morceau. Qu’il inter­rompt aus­sitôt pour évo­quer par les sta­tis­tiques les mir­a­cles obtenus depuis 1993, date de la fon­da­tion du pre­mier hôpi­tal pédi­a­trique de Pnohm Pehn, dans la guéri­son des mal­adies d’en­fants. Là-dessus, il énonce la liste des infec­tions, acci­dents, virus dont souf­frent les patients. Je fixe l’ar­chet. Va-t-il revenir sur les cordes? Com­prenez bien, nous dit le musi­cien-pédi­a­tre, sur 1324 enfants de moins de dix ans dont 40% de filles, nous avons bais­sé le taux de mor­tal­ité… Je ferme les yeux. Les gens applaud­is­sent. L’ar­chet trace des cer­cles dans l’air. Il accom­pa­gne l’ex­posé. Et voici le nom des machines que nous avons achetées, alors s’il vous plaît… Suiv­ent des deman­des de dons. Don de sang, don d’ar­gent. L’homme respire. A bout de souf­fle, il admet: l’am­bas­sadeur de Chine me répète que je par­le trop; et il se remet à par­ler. Soudain, il cesse:
- Je vais main­tenant inter­préter un morceau de Pablo Casals. Il l’a écrit alors qu’il fuyait le régime fran­quiste… D’ailleurs, nous ne sommes pas ici pour par­ler poli­tique, seuls m’in­téressent la paix et la jus­tice… Oui, la paix… et la jus­tice.
Il mar­que un silence. Repousse le micro. J’ou­vre les yeux. Fausse alerte, le moment n’est pas encore venu. Avant de jouer ce morceau, le pédi­a­tre, musi­cien et clown annonce qu’il pro­jet­tera à la fin du con­cert un film, que nous com­pren­drons alors pourquoi, afin d’aug­menter le nom­bre de cas traités, les dons qu’il nous demande ce soir…