Le soleil est levé. S. marche devant, à petits pas, attentif aux mouvements de la forêt. Soudain il se plante devant un arbre, le tâte, jette un oeil à sa frondaison et tout en le caressant affirme:
- Ceci est un ceiba pentandra.
Il y a un instant il nous a demandé, à l’Américaine et à moi, ce que nous faisons. L’Américaine s’appelle Beth, elle vit à Austen, et regrette que les seuls Texans que S. ait rencontré jusqu’ici soient des collectionneurs d’armes.
- Moi, je ne fréquente pas ces gens.
Beth est spécialisée en énergie des sols. Vient mon tour, puis celui de S.
- Si vous me demandez ce que je fais, eh bien… comment vous répondre. Peut-être ainsi. En 1993, j’ai accepté un poste en Equateur. Je dirigeais une équipe de 650 personnes chargées de tracer une carte de la jungle… à droite, un magnifique spécimen à dents, avec, remarquez-là une petite échine verte… Viens mon grand, monte sur ma main… Et donc, l’année suivante, plus rien à faire en Equateur, je suis allé sur la ligne frontière du Soudan pour un chantier de déminage… mais nous avons été rapatriés trois mois plus tard, les villageois recommençaient à se tirer dessus. En 1994 et 1995… où étais-je? Là regarder ces fourmis, elles font leur nid dans l’anfractuosité de cette arbre à sève rouge… Et savez-vous la différence entre une fourmi et une termite? Je vais vous la montrer. Viens-là toi! Un abdomen, un estomac. Un des insectes les plus primitifs au monde. Ah, je sais.! J’étais au Canada puis à Siem Reap pour une audit qui a fait apparaître que les gardes forestiers nouvellement équipés de GPS les trafiquaient pour donner à croire qu’il effectuaient des rondes de contrôle de 17 kilomètres par jour alors qu’au cours des huit dernières années ils n’étaient jamais sortis de chez eux. Ils se contentaient de programmer les GPS… Le Cambodge a dû jeter toutes ses statistiques à la poubelle. Comment j’ai remarqué qu’ils trichaient? Ils voyaient beaucoup trop d’animaux. Il y avait des daims, des fauves, toutes sortes d’animaux… Or, les Cambodgiens les ont tous mangé, il ne reste plus que les insectes… et les fourmis, alors je suis devenu un spécialiste des fourmis, 15000 connues espèces dans le monde, ce qui représente un tiers du total des espèces, 80 en Belgique, 100 en Suisse, ici… environ…
Et Beth d’Austin, Texas:
- Tout ça, c’est: ne pas être mangé, manger, se reproduire.
Mais S. n’écoute plus, il a découvert une araignée zébrée qui tisse une croix sur sa toile pour apparaître plus effrayante.
Une heure plus tard, nous en sommes à l’année 2011. Cette année-là, S. a été envoyé a Kulen, une province située à une centaine de kilomètres au Nord de Siem Reap, muni d’une technologie laser permettant de sonder et de cartographier les sols. C’est alors qu’il a découvert une cité complète qui pourrait se révéler plus grande que celle d’Angkor.
- … et ça, c’est un arbre grenouille, voyons si on peut en dénicher une!
Mois : février 2014
Six heures (suite II)
Tombe
- Papa, l’avion tombe!
- Comment?
- Est-ce qu’on va tous mourir?
- Attends, j’ai la bouche pleine!
- Papa!
- Non, on ne parle pas la bouche pleine.
- Mâche!
- Chaque chose en son temps.
- Chéri, Arnauld a raison, l’avion tombe.
- J’ai compris. Voilà. Alors, qu’est-ce qu’il y a?
- L’avion tombe.
- Il se pourrait qu’il se redresse.
- C’est possible?
- Oui, mais peu probable.
- Papa, papa, est-ce qu’on s’écrase bientôt? Tu peux regarder par le hublot?
- Oui, je peux regarder par le hublot, mais quand un avion tombe, on ne peut pas voir le sol.
Six heures (suite)
Le tuk-tuk file sur une route de campagne. Quelques feux devant les maisons, des enfants accroupis, des paysans qui poussent des vélos chargés. S. passe son châle sur ses épaules, l’Américaine porte un pull. Je suis en T‑shirt.
- Tu n’as pas froid?
En fait je n’ai froid que lorsque sont mis en oeuvre des moyens pour éviter d’avoir chaud; l’air conditionné des voitures par exemple. Quelques minutes suffisent: mes tempes durcissent, le cerveau prend du poids, la glotte remonte, je suis malade. Pour le reste, je sens la chaleur et le froid sans en souffrir, et sur cette route, même s’il s’agit de la température la plus basse de la journée, il fait encore vingt degrés. D’ailleurs je n’ai aucune envie de parler. Plus que cela, je me demande si je ne pourrais pas durant une heure ou deux me contenter d’écouter quand S. se penche vers nous et déclare:
- Aujourd’hui je vais vous montrer les temples à ma façon. Nous allons entrer dans la jungle par un sentier peu connu…
- Attends, lui dis-je, et voici ma résolution rompue, moi, les temples ça ne m’intéresse pas du tout!
L’Américaine ne parle pas le français, mais le ton ne lui a pas échappé. Elle se carre dans son siège. Le chauffeur de tuk-tuk lui-même, la tête serrée dans le casque Intégral Knight, modèle unique que l’on retrouve du Sud au Nord du Cambodge, se retourne et crispe ses mains sur les freins. J’esquisse un mouvement avant, comme si j’allais sauter du tuk-tuk en marche. Ma réaction est compréhensible: un ami de Fribourg me donne le contact de S. qu’il présente comme un de ses amis, celui-ci me donne rendez-vous en pleine nuit et voici qu’il s’adresse à moi avec des manières de guide. Nullement désarçonné, je l’entends me dire:
- Non, non, c’est très bien ainsi, je préfère qu’on soit au clair!
Devant nous une route de terre. Le tuk-tuk bifurque, passe un pont, S. échange quelques mots avec des femmes qui coupent de la canne.
- Je pensais simplement discuter acec un ami. Est-ce qu’il faudra payer?
Telle est la question qu’il convient de poser. Et voici la réponse, à bien des égards surprenante de S., faite sur ce même ton déclaratif qu’affectionnent les guides:
- Nous allons marcher pendant cinq heures dans la forêt et nous allons parler. C’est gratuit.
S. fait signe au chauffeur d’arrêter le tuk-tuk, lui glisse 16 milles rials et il escalade un terre-plein. Nous prenons sa suite dans le noir, passons sous l’arche monumentale d’une des portes enfouies d’Angkor et debout sur un sentier de sable apercevons l’immense douve emplie d’eau verte qui entoure l’ancienne cité kmehr.
Six heures
Cinq heures d’un mauvais sommeil, le réveil sonne, je descends sur les bords du canal et longe le trottoir dans la nuit. Sous les pieds, toutes sortes d’obstacles. Lorsque je soupçonne un chien, j’éclaire ma torche, et en effet, en voici un qui sursaute et détale. Les baraques de la rue sont closes, aucune voiture. Une lune rousse et finissante. S. a dit, tu verras la croix. Je marche vite et ne doute pas que je la verrai. Trompé par nos habitudes européennes, j’imagine un crucifix en dur avec piédestal. Par la même occasion, j’oublie la distance que m’a dite S. Tout droit, sur la même rive. Au bout d’un moment, j’allume ma torche et dirige le faisceau au loin. Sa puissance est telle que les Cambodgiens qui dorment dans les hamacs se lèvent. J’éteins et progresse les yeux rivés sur les façades d’immeuble. Voici une croix peinte sur un panneau. Elle est verte. Le texte est en Cambodgien. Plutôt une pharmacie. Or, c’est l’église catholique que je cherche. S. y donne rendez-vous à quelques amis,ce dimanche. Son message disait, “once again for those who are interested, I will organise a walk in the jungle”. Je pourrais renoncer, mais je me suis levé. Je me suis levé et c’était pénible. J’ai la bouche sèche, le cerveau chaviré, l’estomac plein de bière, je ne renonce pas. Mais la nuit s’épaissit. Comment cela est-il possible? Il n’y a aucun éclairage public. Eh bien les maisons ont disparues, remplacées par une épaisse forêt. Il est six heures. Puis six heures trois. Si je continue, je vais rentrer bredouille. Sous un bananier j’avise un homme. Il est en pyjama, il attise un feu. Je demande l’église catholique. Il ne répond pas. Peut-être dort-il? Non, sa femme est à son côté. Tous deux organisent quelque chose au sol. Le début de la journée, le début de la vie. Je fais un signe de croix. Comme cela ne suffit pas, je croise les doigts à la façon des fans de musique satanique. Il démarre sa moto, je monte en croupe, nous roulons. Il se gare au pied d’un panneau. Je lis: Catholique church of Siem Reap. Formidable! Je lui tends un billet. Me voici seul. Six heures cinq, brusquement un couple sort d’une ruelle latérale. Lui porte un keffieh, un short. Un sac rempli d’eau. Un GPS pend de son épaule. Une fille l’accompagne. Il me demande si je parle anglais. Alors il se tourne vers la fille:
- What did you say was your name?
Puis il fixe le noir.
- Un tuk-tuk devrait venir nous prendre.
- Mais pourquoi si tôt?
- Tôt, c’est bien, dit S.