Mois : février 2014

Six heures (suite II)

Le soleil est levé. S. marche devant, à petits pas, atten­tif aux mou­ve­ments de la forêt. Soudain il se plante devant un arbre, le tâte, jette un oeil à sa frondai­son et tout en le cares­sant affirme:
- Ceci est un cei­ba pen­tan­dra.
Il y a un instant il nous a demandé, à l’Améri­caine et à moi, ce que nous faisons. L’Améri­caine s’ap­pelle Beth, elle vit à Austen, et regrette que les seuls Tex­ans que S. ait ren­con­tré jusqu’i­ci soient des col­lec­tion­neurs d’armes.
- Moi, je ne fréquente pas ces gens.
Beth est spé­cial­isée en énergie des sols. Vient mon tour, puis celui de S.
- Si vous me deman­dez ce que je fais, eh bien… com­ment vous répon­dre. Peut-être ain­si. En 1993, j’ai accep­té un poste en Equa­teur. Je dirigeais une équipe de 650 per­son­nes chargées de trac­er une carte de la jun­gle… à droite, un mag­nifique spéci­men à dents, avec, remar­quez-là une petite échine verte… Viens mon grand, monte sur ma main… Et donc, l’an­née suiv­ante, plus rien à faire en Equa­teur, je suis allé sur la ligne fron­tière du Soudan pour un chantier de démi­nage… mais nous avons été rap­a­triés trois mois plus tard, les vil­la­geois recom­mençaient à se tir­er dessus. En 1994 et 1995… où étais-je? Là regarder ces four­mis, elles font leur nid dans l’an­frac­tu­osité de cette arbre à sève rouge… Et savez-vous la dif­férence entre une four­mi et une ter­mite? Je vais vous la mon­tr­er. Viens-là toi! Un abdomen, un estom­ac. Un des insectes les plus prim­i­tifs au monde. Ah, je sais.! J’é­tais au Cana­da puis à Siem Reap pour une audit qui a fait appa­raître que les gardes forestiers nou­velle­ment équipés de GPS les trafi­quaient pour don­ner à croire qu’il effec­tu­aient des ron­des de con­trôle de 17 kilo­mètres par jour alors qu’au cours des huit dernières années ils n’é­taient jamais sor­tis de chez eux. Ils se con­tentaient de pro­gram­mer les GPS… Le Cam­bodge a dû jeter toutes ses sta­tis­tiques à la poubelle. Com­ment j’ai remar­qué qu’ils trichaient? Ils voy­aient beau­coup trop d’an­i­maux. Il y avait des daims, des fauves, toutes sortes d’an­i­maux… Or, les Cam­bodgiens les ont tous mangé, il ne reste plus que les insectes… et les four­mis, alors je suis devenu un spé­cial­iste des four­mis, 15000 con­nues espèces dans le monde, ce qui représente un tiers du total des espèces, 80 en Bel­gique, 100 en Suisse, ici… env­i­ron…
Et Beth d’Austin, Texas:
- Tout ça, c’est: ne pas être mangé, manger, se repro­duire.
Mais S. n’é­coute plus, il a décou­vert une araignée zébrée qui tisse une croix sur sa toile pour appa­raître plus effrayante.
Une heure plus tard, nous en sommes à l’an­née 2011. Cette année-là, S. a été envoyé a Kulen, une province située à une cen­taine de kilo­mètres au Nord de Siem Reap, muni d’une tech­nolo­gie laser per­me­t­tant de son­der et de car­togra­phi­er les sols. C’est alors qu’il a décou­vert une cité com­plète qui pour­rait se révéler plus grande que celle d’Angkor.
- … et ça, c’est un arbre grenouille, voyons si on peut en dénich­er une!

Critique

Que vaut la cri­tique de celui qui n’a pas de position?

Tombe

- Papa, l’avion tombe!
- Com­ment?
- Est-ce qu’on va tous mourir?
- Attends, j’ai la bouche pleine!
- Papa!
- Non, on ne par­le pas la bouche pleine.
- Mâche!
- Chaque chose en son temps.
- Chéri, Arnauld a rai­son, l’avion tombe.
- J’ai com­pris. Voilà. Alors, qu’est-ce qu’il y a?
- L’avion tombe.
- Il se pour­rait qu’il se redresse.
- C’est pos­si­ble?
- Oui, mais peu prob­a­ble.
- Papa, papa, est-ce qu’on s’écrase bien­tôt? Tu peux regarder par le hublot?
- Oui, je peux regarder par le hublot, mais quand un avion tombe, on ne peut pas voir le sol.

Six heures (suite)

Le tuk-tuk file sur une route de cam­pagne. Quelques feux devant les maisons, des enfants accroupis, des paysans qui poussent des vélos chargés. S. passe son châle sur ses épaules, l’Améri­caine porte un pull. Je suis en T‑shirt.
- Tu n’as pas froid?
En fait je n’ai froid que lorsque sont mis en oeu­vre des moyens pour éviter d’avoir chaud; l’air con­di­tion­né des voitures par exem­ple. Quelques min­utes suff­isent: mes tem­pes dur­cis­sent, le cerveau prend du poids, la glotte remonte, je suis malade. Pour le reste, je sens la chaleur et le froid sans en souf­frir, et sur cette route, même s’il s’ag­it de la tem­péra­ture la plus basse de la journée, il fait encore vingt degrés. D’ailleurs je n’ai aucune envie de par­ler. Plus que cela, je me demande si je ne pour­rais pas durant une heure ou deux me con­tenter d’é­couter quand S. se penche vers nous et déclare:
- Aujour­d’hui je vais vous mon­tr­er les tem­ples à ma façon. Nous allons entr­er dans la jun­gle par un sen­tier peu con­nu…
- Attends, lui dis-je, et voici ma réso­lu­tion rompue, moi, les tem­ples ça ne m’in­téresse pas du tout!
L’Améri­caine ne par­le pas le français, mais le ton ne lui a pas échap­pé. Elle se carre dans son siège. Le chauf­feur de tuk-tuk lui-même, la tête ser­rée dans le casque Inté­gral Knight, mod­èle unique que l’on retrou­ve du Sud au Nord du Cam­bodge, se retourne et crispe ses mains sur les freins. J’esquisse un mou­ve­ment avant, comme si j’al­lais sauter du tuk-tuk en marche. Ma réac­tion est com­préhen­si­ble: un ami de Fri­bourg me donne le con­tact de S. qu’il présente comme un de ses amis, celui-ci me donne ren­dez-vous en pleine nuit et voici qu’il s’adresse à moi avec des manières de guide. Nulle­ment désarçon­né, je l’en­tends me dire:
- Non, non, c’est très bien ain­si, je préfère qu’on soit au clair!
Devant nous une route de terre. Le tuk-tuk bifurque, passe un pont, S. échange quelques mots avec des femmes qui coupent de la canne.
- Je pen­sais sim­ple­ment dis­cuter acec un ami. Est-ce qu’il fau­dra pay­er?
Telle est la ques­tion qu’il con­vient de pos­er. Et voici la réponse, à bien des égards sur­prenante de S., faite sur ce même ton déclaratif qu’af­fec­tion­nent les guides:
- Nous allons marcher pen­dant cinq heures dans la forêt et nous allons par­ler. C’est gra­tu­it.
S. fait signe au chauf­feur d’ar­rêter le tuk-tuk, lui glisse 16 milles rials et il escalade un terre-plein. Nous prenons sa suite dans le noir, pas­sons sous l’arche mon­u­men­tale d’une des portes enfouies d’Angkor et debout sur un sen­tier de sable apercevons l’im­mense dou­ve emplie d’eau verte qui entoure l’an­ci­enne cité kmehr.

Distinction

Que peut la philoso­phie? Prou­ver que l’on pense. Nous dis­tinguer. Non pour autrui, à nos yeux. Ce qui prou­ve para­doxale­ment un rap­port demeuré à la méta­physique et une morale sur elle fondée. Ce con­stat sim­ple, quand bien même per­son­ne ne le partagerait, est de grande satisfaction.

EasyJet 1

L’édi­teur annonce que le pre­mier tirage d’easy­Jet est épuisé. Comme quoi il ne faut pas écri­t­ure de la lit­téra­ture quand on espère être lu. Reste le plaisir pris à cette nou­velle, à ne pas négliger.

Ozzies

Aus­traliens dans Siem Reap, nour­ris de steak et de lait, en file indi­enne, femmes et hommes, ces derniers le torse nu.

Recherche

En pos­sé­dant l’autre chercher à pos­séder ce que lui-même ne pos­sède pas.

Six heures

Cinq heures d’un mau­vais som­meil, le réveil sonne, je descends sur les bor­ds du canal et longe le trot­toir dans la nuit. Sous les pieds, toutes sortes d’ob­sta­cles. Lorsque je soupçonne un chien, j’é­claire ma torche, et en effet, en voici un qui sur­saute et détale. Les baraques de la rue sont clos­es, aucune voiture. Une lune rousse et finis­sante. S. a dit, tu ver­ras la croix. Je marche vite et ne doute pas que je la ver­rai. Trompé par nos habi­tudes européennes, j’imag­ine un cru­ci­fix en dur avec piédestal. Par la même occa­sion, j’ou­blie la dis­tance que m’a dite S. Tout droit, sur la même rive. Au bout d’un moment, j’al­lume ma torche et dirige le fais­ceau au loin. Sa puis­sance est telle que les Cam­bodgiens qui dor­ment dans les hamacs se lèvent. J’éteins et pro­gresse les yeux rivés sur les façades d’im­meu­ble. Voici une croix peinte sur un pan­neau. Elle est verte. Le texte est en Cam­bodgien. Plutôt une phar­ma­cie. Or, c’est l’église catholique que je cherche. S. y donne ren­dez-vous à quelques amis,ce dimanche. Son mes­sage dis­ait, “once again for those who are inter­est­ed, I will organ­ise a walk in the jun­gle”. Je pour­rais renon­cer, mais je me suis levé. Je me suis levé et c’é­tait pénible. J’ai la bouche sèche, le cerveau chaviré, l’estom­ac plein de bière, je ne renonce pas. Mais la nuit s’é­pais­sit. Com­ment cela est-il pos­si­ble? Il n’y a aucun éclairage pub­lic. Eh bien les maisons ont dis­parues, rem­placées par une épaisse forêt. Il est six heures. Puis six heures trois. Si je con­tin­ue, je vais ren­tr­er bre­douille. Sous un bananier j’avise un homme. Il est en pyja­ma, il attise un feu. Je demande l’église catholique. Il ne répond pas. Peut-être dort-il? Non, sa femme est à son côté. Tous deux organ­isent quelque chose au sol. Le début de la journée, le début de la vie. Je fais un signe de croix. Comme cela ne suf­fit pas, je croise les doigts à la façon des fans de musique satanique. Il démarre sa moto, je monte en croupe, nous roulons. Il se gare au pied d’un pan­neau. Je lis: Catholique church of Siem Reap. For­mi­da­ble! Je lui tends un bil­let. Me voici seul. Six heures cinq, brusque­ment un cou­ple sort d’une ruelle latérale. Lui porte un keffieh, un short. Un sac rem­pli d’eau. Un GPS pend de son épaule. Une fille l’ac­com­pa­gne. Il me demande si je par­le anglais. Alors il se tourne vers la fille:
- What did you say was your name?
Puis il fixe le noir.
- Un tuk-tuk devrait venir nous pren­dre.
- Mais pourquoi si tôt?
- Tôt, c’est bien, dit S.

Nuances

On peut être bête sans être stu­pide et plus rarement, stu­pide sans être bête; que de telles nuances de car­ac­tère soient pos­si­bles est fascinant.