Le tuk-tuk file sur une route de campagne. Quelques feux devant les maisons, des enfants accroupis, des paysans qui poussent des vélos chargés. S. passe son châle sur ses épaules, l’Américaine porte un pull. Je suis en T‑shirt.
- Tu n’as pas froid?
En fait je n’ai froid que lorsque sont mis en oeuvre des moyens pour éviter d’avoir chaud; l’air conditionné des voitures par exemple. Quelques minutes suffisent: mes tempes durcissent, le cerveau prend du poids, la glotte remonte, je suis malade. Pour le reste, je sens la chaleur et le froid sans en souffrir, et sur cette route, même s’il s’agit de la température la plus basse de la journée, il fait encore vingt degrés. D’ailleurs je n’ai aucune envie de parler. Plus que cela, je me demande si je ne pourrais pas durant une heure ou deux me contenter d’écouter quand S. se penche vers nous et déclare:
- Aujourd’hui je vais vous montrer les temples à ma façon. Nous allons entrer dans la jungle par un sentier peu connu…
- Attends, lui dis-je, et voici ma résolution rompue, moi, les temples ça ne m’intéresse pas du tout!
L’Américaine ne parle pas le français, mais le ton ne lui a pas échappé. Elle se carre dans son siège. Le chauffeur de tuk-tuk lui-même, la tête serrée dans le casque Intégral Knight, modèle unique que l’on retrouve du Sud au Nord du Cambodge, se retourne et crispe ses mains sur les freins. J’esquisse un mouvement avant, comme si j’allais sauter du tuk-tuk en marche. Ma réaction est compréhensible: un ami de Fribourg me donne le contact de S. qu’il présente comme un de ses amis, celui-ci me donne rendez-vous en pleine nuit et voici qu’il s’adresse à moi avec des manières de guide. Nullement désarçonné, je l’entends me dire:
- Non, non, c’est très bien ainsi, je préfère qu’on soit au clair!
Devant nous une route de terre. Le tuk-tuk bifurque, passe un pont, S. échange quelques mots avec des femmes qui coupent de la canne.
- Je pensais simplement discuter acec un ami. Est-ce qu’il faudra payer?
Telle est la question qu’il convient de poser. Et voici la réponse, à bien des égards surprenante de S., faite sur ce même ton déclaratif qu’affectionnent les guides:
- Nous allons marcher pendant cinq heures dans la forêt et nous allons parler. C’est gratuit.
S. fait signe au chauffeur d’arrêter le tuk-tuk, lui glisse 16 milles rials et il escalade un terre-plein. Nous prenons sa suite dans le noir, passons sous l’arche monumentale d’une des portes enfouies d’Angkor et debout sur un sentier de sable apercevons l’immense douve emplie d’eau verte qui entoure l’ancienne cité kmehr.