Mois : février 2014

Kampong Thom

L’après-midi, nous atteignons la ville de Kam­pong Thom. Qu’y a‑t-il à faire à Kam­pong Thom? Rien. Mais il faut manger et dormir si l’on veut pour­suiv­re le voy­age. D’ailleurs ma carte dit qu’il n’y a plus de ville par la suite. Peut-on dormir en ville? Ki ne sait pas. Pour l’in­stant, nous essayons de trou­ver de la bière. Avec son humour habituelle, Gala pré­cise au cou­ple qui tient… quoi au fait… dis­ons plutôt, au cou­ple qui pos­sède deux tables sous un auvent… elle lui demande de la bière bien froide. La dame file au fond du garage, l’homme va en ville. Il revient avec de la bière. A l’aide d’un chif­fon, il dépous­sière les boîtes d’Angkor (ici, il con­vient de pré­cis­er que depuis notre sor­tie de Siem Reap, et ceci sem­ble vrai dans tout le Cam­bodge, nous avons vu des cen­taines de cal­i­cots sus­pendus aux façades des maisons van­tant dix mar­ques de bière toutes plus blondes, mousseuses et fraîch­es). La dame apporte un seau de glace. Ki et son neveu — j’ou­bli­ais d’en par­ler, le jeune Tru fait le voy­age à mes frais sans que j’aie été con­sulté — lâche deux glaçons dans leur thé vert, je plante nos boîtes dans le seau; ils man­gent de la soupe, je verse une demie bouteille de sauce au piment sur mon riz réchauf­fé. Gala se rend aux toi­lettes.
- Com­ment est-ce?
- N’y va pas, tu ver­rais la cui­sine!
Sous nos yeux, une sculp­ture d’un grand artiste local.  Deux tigres en stuc grimpent sur un éléphant à cornes. J’an­nonce que je vais aller chercher un lieu où pass­er la nuit. Ki met le moteur. Il ne marche jamais. Pas un mètre. Bien. Sauf qu’en voiture il est plus dif­fi­cile de lire les enseignes. Surtout lorsqu’elles sont en cam­bodgien. Nous obtenons des cham­bres pour six dol­lars (comme la plu­part des touristes et mal­gré mon aver­sion à soutenir l’é­conomie améri­caine, je suis passé au dol­lar après une semaine de résis­tance: cal­culé en mil­lions est pénible). Nous sor­tons dans la nuit. Dans la ruelle où se trou­ve la Guest­house (mot util­isé par les Cam­bodgiens, il n’y a d’ailleurs aucun autre touriste dans l’hô­tel), des mar­mites cuisent sur des feux allumés au sol. Nous lon­geons l’av­enue. Les habi­tants sur­pris, gênés, ne sachant com­ment réa­gir, nous regar­dent, les mères tour­nent les enfants dans notre direc­tion et agi­tent leurs mains et à tout cela, il y a une expli­ca­tion: les rares touristes de pas­sage descen­dent en face de la sta­tion de bus que nous décou­vrons à un kilo­mètre de notre hôtel. Là, dans une salle de restau­rant en bois mas­sif vernissé, une ving­taine de serveurs ado­les­cents ser­vent des bières pris­es d’un frig­ori­fique (nous n’en ver­rons plus les jours suiv­ants) et le patron, jubi­la­toire, nous mon­tre sur son portable des pho­togra­phies de son récent séjour à Paris et en Suisse.

Six heures (Suite III)

De retour de la marche qui nous a mené d’Angkor Thom à Ta Prohm, S. se penche hors du tuk-tuk et nous désigne un homme qui trans­porte à vélo­mo­teur le capot désossé d’une Toy­ota Cam­ry.
- Regardez, on dirait une four­mi qui trans­porte un scarabée. En fin de compte, tout est affaire d’échelle!

Banque

En Asie, lorsque tu vois une banque organ­isée à la façon d’une salle de ciné­ma avec ses rangées de sièges gar­nies de houss­es numérotées cela ne sig­ni­fie pas qu’il y a quelque chose à voir mais que tu vas attendre.

Libre circulation

Ki annonce fière­ment le pro­jet de créa­tion pour 2015 d’un visa com­mun à qua­tre pays, la Thaï­lande, le Cam­bodge, la Bir­manie, le Laos et le Viet­nam. Il per­me­t­tra à tout ressor­tis­sant d’un de ces pays de s’in­staller dans un autre pays de la zone et d’y tra­vailler. Vingt min­utes plus tard, sans établir de lien avec ce qui précède, Ki déclare que l’im­mi­gra­tion est une véri­ta­ble plaie pour le Cam­bodge et en impute la respon­s­abil­ité aux Viet­namiens  à qui les fonc­tion­naires cor­rom­pus vendent des cartes d’i­den­tité nationale.
- Tu as déjà voy­agé en Thaï­lande?
Ki n’a jamais quit­té son pays. Je pour­rais lui dire que la Thaï­lande a un siè­cle d’a­vance sur le Cam­bodge. N’é­tait-ce le car­ac­tère excel­lent et paci­fique de ces voisins, le jour de la libre cir­cu­la­tion, ils ne feraient qu’une bouchée des Kmehrs. Mais peut-être serait-il plus sim­ple de dire que dès main­tenant les marchés échap­pent à la pop­u­la­tion locale, et même les ter­res. Chi­nois, Sud-Coréens et dans une moin­dre mesure Japon­ais se tail­lent la part du lion.

Quantité

His­toire et urban­isme ne vont pas de pair. Que le Cam­bodge ait une his­toire, c’est cer­tain; qu’il n’y ait aucun urban­isme, tout aus­si cer­tain. Pour nous autres Européens, étrange sen­sa­tion. En France, en Espagne, le voy­age se mesure aus­si par la suc­ces­sions des villes et leur dif­férence de car­ac­tère. Ici seul changent les noms. Au croise­ment deux routes, il y a dix baraques de bois et une en maçon­ner­ie. A Siem Reap, des mil­liers de baraques en maçon­ner­ie et des mil­liers en bois. Villes, bourgs, vil­lages ne sont qu’af­faire de quantité.

Boudhistes

Les moines, nous dit S. on été tués, leurs tem­ples détru­its. Aujour­d’hui, per­son­ne ne sait plus com­ment se com­porter: les gamins cir­cu­lent dans les tem­ples une cig­a­rette à la bouche et des écou­teurs sur les oreilles, et les moines dému­nis les regar­dent faire.

Voyage

Faute de trou­ver une moto, nous louons une voiture. Le chauf­feur dit son nom. Je dis où aller. Il répète. Je ne retrou­ve aucune des des­ti­na­tions que j’ai notée après con­sul­ta­tion de la carte (elle même changeante).
- Et votre nom?
Il me le répète. Nous allons pass­er trois jours ensem­ble. Pour rire, je décide de l’ap­pel­er Pnohm Penh. Lui essaie de pronon­cer mon nom. Le sien serait Ki. Il fait le geste de la clef qui tourne dans la ser­rure. J’ai com­pris. Nous prenons la route du Nord, la nationale 6. Bois, foin, pneus, riz. Nous essayons de savoir à quoi ser­vent les meules de foin. Il explique. Nous ne sommes pas avancés. Des vachettes sur­gis­sent. Mieux vaut dire “passent”, car c’est notre Toy­ota Cam­ry fonc­tion­nant au gaz (la même dans tout le pays et invari­able­ment grise) qui est rapi­de, la vache se déplace à la vitesse d’un nuage qu’un géant s’a­muserait à souf­fler au-dessus de la route.
- Holy cow!
Ce qui ne fait pas rire Ki. D’ailleurs, je sais par­faite­ment que c’est une vache banale, avec un peu de viande sur le dos. Le reste n’est que riz. Du moins dans les assi­ettes car pour ce qui est de l’ar­rière-pays, il sem­ble sec. Gala pense que les vach­es man­gent le foin des meules. Je dirais plutôt qu’il s’ag­it de tas de paille. Une chose est sûre: la vache est ici l’an­i­mal supérieur. En effet, aucun n’est aus­si haut placé. L’essen­tiel de l’ac­tiv­ité des hommes a lieu au ras du sol. Elle se résume à la col­lecte de bois, le regom­mage des pneus, et l’at­tente. Toute une pop­u­la­tion en attente. De tra­vail, je n’en vois point. Sauf à con­sid­ér­er que le fait d’at­ten­dre devant trois papayes et une pastèque, devant dix paque­ts de chips ou une casse­role de riz, est un méti­er. Voici donc le déroulé des événe­ments le long des cent pre­miers kilo­mètres de nationale: épiceries de brousse, ate­liers mécaniques, restau­rants de trois chais­es et ces maison­nettes flan­quées du dra­peau nation­al qui abri­tent le Cam­bo­di­an Peo­ple’s Par­ty. Un peu plus tard, nous bifurquons vers le lac Ton­le Sap. Les maisons sur pilo­tis sont ici plus hautes et la route, inondée de plusieurs mètres d’eau à la sai­son des pluies, en terre. La pous­sière que nous lev­ons est épaisse. Vélo­mo­teurs, mangues, sacs de char­bon, téléviseurs, enfants, tout est mac­ulé de rouge. Il faut chercher au loin dans le dami­er que for­ment marécages et prés pour trou­ver un peu de vert. Au pied des habi­ta­tions, des piles de bois coupé en stères (je me demande s’il est arrimé de façon à dur­cir dans l’eau à par­tir de juin) et des bar­ques. A la sai­son sèch­es, les familles ont leur salon sous la mai­son. Les hommes dor­ment dans des hamacs, la femmes attisent leur feu sous le planch­er de la mai­son. La plu­part des petits enfants sont nus et rouges, les plus grands por­tent l’u­ni­forme sco­laire, short ou jupes bleus, chemise blanche, et marchent en ligne, le long de la route, frôlés par les motos, les camions, les voitures, marchent comme si toute leur activ­ité con­sis­tait à se ren­dre à l’é­cole sans jamais l’at­tein­dre. Au bout de la route, un monastère et en con­tre­bas, sur un afflu­ent du Mékong, un radeau. Les berges boueuses et crevassées du fleuves sont hautes. Pour­tant, là encore, les maisons sont bâties sur pilo­tis, ce qui indique un niveau de crue impor­tant (jusqu’à vingt mètres).
- Et au-delà du vil­lage de pêcheurs, qu’y a‑t-il?
Ki se ren­seigne. Il est orig­i­naire de Bat­tam­bang, la sec­onde vile, du pays, une affreuse bour­gade de quelques cen­taines de mil­liers d’habi­tants (aucune sta­tis­tique démo­graphique dans le pays) où je me suis ren­du il y a trois ans, et sem­ble con­sid­ér­er les habi­tants du lieu comme autant de sauvages.
- Un vil­lage de pêcheurs.
Je crois com­pren­dre qu’à la dif­férence de celui que nous avons sous les yeux, ce sec­ond vil­lage est stricte­ment lacus­tre, c’est à dire con­stru­it sur l’eau.
- Et ensuite?
- Le lac.
Je demande le prix pour la loca­tion d’un bateau.
- 25 dol­lars.
Soit la quart du salaire d’un paysan.
L’af­faire est enten­due, nous retournons à la voiture. En chemin, je croise des touristes. Ils descen­dent d’un raf­fiot, marchent dans la vase der­rière un guide. Près du monastère un bus manoeu­vre en soule­vant des litres de pous­sière rouge.
- Etes vous aller sur le lac?
- Oui.
- Vous diriez que ça vaut la peine.
Le cou­ple et leur ami se regar­dent. Ils ne se con­sul­tent pas, ils se dévis­agent l’air gêné. J’imag­ine d’abord qu’ils ne par­lent pas anglais, mais non: ils ne savent pas. D’ailleurs, ils sem­blent m’en vouloir de révéler leur incer­ti­tude. Ils rejoignent le bus en bougonnant.

Routines

Faire à l’autre bout du monde la même chose que chez soi. Une salle de sport, dénichée dans un hôtel pour Chi­nois, le Riv­iera, où je me rends dans l’après-midi. Une sorte d’aquar­i­um de verre. Un côté donne sur un bureau. Recro­quevil­lés dans son ombre, der­rière des piles de servi­ettes de bain, la chevelure souf­flée par un ven­ti­la­teur rotatif, trois Cam­bodgiens en livrée rouge; le plus grand mesure un mètre cinquante. Les pre­miers jours, ils appelaient leurs col­lègues lorsque je sautais à la corde, main­tenant ils ouvrent l’oeil quand la corde claque, puis retour­nent à la som­no­lence. Du grand côté, la sur­face vit­rée donne sur la piscine. Les Chi­nois par­tis aux tem­ples, ne reste que les blancs. Les femmes bronzent leurs ven­tres ou lisent des best-sell­ers fatigués pris dans le stock de l’hô­tel, les hommes errent entre les plantes, l’air per­dus. Cer­tains boitent, d’autres fument tan­dis que les Russ­es rentabilisent leur lib­erté: les maris boivent, les femmes bar­bo­tent. Dernier côté de l’aquar­i­um, une belle et fine femme des cam­pagnes en cos­tume tra­di­tion­nel. Je ne l’ai remar­qué que le troisième jour, ce qui est pour le moins gênant. Depuis qu’elle sait que je la vois, elle est encore plus dis­crète, mais relève la tête chaque fois que je lui tourne le dos et ne perd rien de mes manoeu­vres, ce d’au­tant plus que n’ayant pris pour ce voy­age d’un mois qu’un short, je porte une culotte étroite achetée au marché de Pnomh Penh. Plus tard, quand je quitte le Riv­iera, je prends quelques notes, écoute de la musique, puis rejoins Gala dans un bar pour l’apéri­tif. Dans la mat­inée, lec­ture. Le tout n’est guère dif­férent de mon emploi suisse. Moins rapi­de, mais com­posé de même. Est-ce à dire qu’une par­tie de la vie étant vécue, les choix sont faits et oblig­ent en tout lieu? Ou au con­traire que cette rou­tine partout retrou­vée mar­que une forme de réduc­tion du monde? Au fond, j’aime la répéti­tion. Elle est syn­onyme d’ap­pro­fondisse­ment. Et puis, Siem Reap étant dénué de tout intérêt il est juste de per­sévér­er en soi.

Convictions

De quoi suis-je con­va­in­cu? Ques­tion que je me pose, et faute de savoir aus­sitôt répète. Toute réponse sem­ble en appel­er une autre et con­firmer l’in­suff­i­sance. Et si je con­stru­is, j’éla­bore, j’agis con­tre la spon­tanéité et réponse fournie, encore fau­dra-t-il que je me per­suade de sa sincérité. Eh bien? Que l’ef­fort en tant que tel vaut récom­pense. Qu’au­cun dis­cours hégé­monique ne peut pré­ten­dre à la total­ité du sens. Que l’homme et la femme sont dif­férents absol­u­ment et doivent le rester. Que l’art est l’ex­pres­sion supérieure de l’hu­man­ité et seul à même de la qual­i­fi­er. Que la mort est défini­tive. Que quelque chose a nom foi.

Samuel

- Où est mon cha­peau?
- Dans la poubelle.
- Et la poubelle?
- Avec la bonne.
- Où est-elle?
- Descen­due apporter la poubelle.
- Je descends.
- Samuel, tu ne peux pas descen­dre sans ton cha­peau!
- Alors je vais atten­dre que la bonne remonte.
- Samuel, tu ne peux pas te présen­ter devant la bonne sans ton cha­peau.
- Mais alors Gertrude, que dois-je faire?
- Fais un mir­a­cle Samuel, fais comme si tu avais ton cha­peau.
- Je vais essay­er.
- Con­cen­tre-toi!
- Voilà. Et main­tenant?
- Tu te caches. Si tout va bien, tu auras prou­vé que tu n’avais pas besoin de chapeau.