L’après-midi, nous atteignons la ville de Kampong Thom. Qu’y a‑t-il à faire à Kampong Thom? Rien. Mais il faut manger et dormir si l’on veut poursuivre le voyage. D’ailleurs ma carte dit qu’il n’y a plus de ville par la suite. Peut-on dormir en ville? Ki ne sait pas. Pour l’instant, nous essayons de trouver de la bière. Avec son humour habituelle, Gala précise au couple qui tient… quoi au fait… disons plutôt, au couple qui possède deux tables sous un auvent… elle lui demande de la bière bien froide. La dame file au fond du garage, l’homme va en ville. Il revient avec de la bière. A l’aide d’un chiffon, il dépoussière les boîtes d’Angkor (ici, il convient de préciser que depuis notre sortie de Siem Reap, et ceci semble vrai dans tout le Cambodge, nous avons vu des centaines de calicots suspendus aux façades des maisons vantant dix marques de bière toutes plus blondes, mousseuses et fraîches). La dame apporte un seau de glace. Ki et son neveu — j’oubliais d’en parler, le jeune Tru fait le voyage à mes frais sans que j’aie été consulté — lâche deux glaçons dans leur thé vert, je plante nos boîtes dans le seau; ils mangent de la soupe, je verse une demie bouteille de sauce au piment sur mon riz réchauffé. Gala se rend aux toilettes.
- Comment est-ce?
- N’y va pas, tu verrais la cuisine!
Sous nos yeux, une sculpture d’un grand artiste local. Deux tigres en stuc grimpent sur un éléphant à cornes. J’annonce que je vais aller chercher un lieu où passer la nuit. Ki met le moteur. Il ne marche jamais. Pas un mètre. Bien. Sauf qu’en voiture il est plus difficile de lire les enseignes. Surtout lorsqu’elles sont en cambodgien. Nous obtenons des chambres pour six dollars (comme la plupart des touristes et malgré mon aversion à soutenir l’économie américaine, je suis passé au dollar après une semaine de résistance: calculé en millions est pénible). Nous sortons dans la nuit. Dans la ruelle où se trouve la Guesthouse (mot utilisé par les Cambodgiens, il n’y a d’ailleurs aucun autre touriste dans l’hôtel), des marmites cuisent sur des feux allumés au sol. Nous longeons l’avenue. Les habitants surpris, gênés, ne sachant comment réagir, nous regardent, les mères tournent les enfants dans notre direction et agitent leurs mains et à tout cela, il y a une explication: les rares touristes de passage descendent en face de la station de bus que nous découvrons à un kilomètre de notre hôtel. Là, dans une salle de restaurant en bois massif vernissé, une vingtaine de serveurs adolescents servent des bières prises d’un frigorifique (nous n’en verrons plus les jours suivants) et le patron, jubilatoire, nous montre sur son portable des photographies de son récent séjour à Paris et en Suisse.
Mois : février 2014
Kampong Thom
Libre circulation
Ki annonce fièrement le projet de création pour 2015 d’un visa commun à quatre pays, la Thaïlande, le Cambodge, la Birmanie, le Laos et le Vietnam. Il permettra à tout ressortissant d’un de ces pays de s’installer dans un autre pays de la zone et d’y travailler. Vingt minutes plus tard, sans établir de lien avec ce qui précède, Ki déclare que l’immigration est une véritable plaie pour le Cambodge et en impute la responsabilité aux Vietnamiens à qui les fonctionnaires corrompus vendent des cartes d’identité nationale.
- Tu as déjà voyagé en Thaïlande?
Ki n’a jamais quitté son pays. Je pourrais lui dire que la Thaïlande a un siècle d’avance sur le Cambodge. N’était-ce le caractère excellent et pacifique de ces voisins, le jour de la libre circulation, ils ne feraient qu’une bouchée des Kmehrs. Mais peut-être serait-il plus simple de dire que dès maintenant les marchés échappent à la population locale, et même les terres. Chinois, Sud-Coréens et dans une moindre mesure Japonais se taillent la part du lion.
Quantité
Histoire et urbanisme ne vont pas de pair. Que le Cambodge ait une histoire, c’est certain; qu’il n’y ait aucun urbanisme, tout aussi certain. Pour nous autres Européens, étrange sensation. En France, en Espagne, le voyage se mesure aussi par la successions des villes et leur différence de caractère. Ici seul changent les noms. Au croisement deux routes, il y a dix baraques de bois et une en maçonnerie. A Siem Reap, des milliers de baraques en maçonnerie et des milliers en bois. Villes, bourgs, villages ne sont qu’affaire de quantité.
Voyage
Faute de trouver une moto, nous louons une voiture. Le chauffeur dit son nom. Je dis où aller. Il répète. Je ne retrouve aucune des destinations que j’ai notée après consultation de la carte (elle même changeante).
- Et votre nom?
Il me le répète. Nous allons passer trois jours ensemble. Pour rire, je décide de l’appeler Pnohm Penh. Lui essaie de prononcer mon nom. Le sien serait Ki. Il fait le geste de la clef qui tourne dans la serrure. J’ai compris. Nous prenons la route du Nord, la nationale 6. Bois, foin, pneus, riz. Nous essayons de savoir à quoi servent les meules de foin. Il explique. Nous ne sommes pas avancés. Des vachettes surgissent. Mieux vaut dire “passent”, car c’est notre Toyota Camry fonctionnant au gaz (la même dans tout le pays et invariablement grise) qui est rapide, la vache se déplace à la vitesse d’un nuage qu’un géant s’amuserait à souffler au-dessus de la route.
- Holy cow!
Ce qui ne fait pas rire Ki. D’ailleurs, je sais parfaitement que c’est une vache banale, avec un peu de viande sur le dos. Le reste n’est que riz. Du moins dans les assiettes car pour ce qui est de l’arrière-pays, il semble sec. Gala pense que les vaches mangent le foin des meules. Je dirais plutôt qu’il s’agit de tas de paille. Une chose est sûre: la vache est ici l’animal supérieur. En effet, aucun n’est aussi haut placé. L’essentiel de l’activité des hommes a lieu au ras du sol. Elle se résume à la collecte de bois, le regommage des pneus, et l’attente. Toute une population en attente. De travail, je n’en vois point. Sauf à considérer que le fait d’attendre devant trois papayes et une pastèque, devant dix paquets de chips ou une casserole de riz, est un métier. Voici donc le déroulé des événements le long des cent premiers kilomètres de nationale: épiceries de brousse, ateliers mécaniques, restaurants de trois chaises et ces maisonnettes flanquées du drapeau national qui abritent le Cambodian People’s Party. Un peu plus tard, nous bifurquons vers le lac Tonle Sap. Les maisons sur pilotis sont ici plus hautes et la route, inondée de plusieurs mètres d’eau à la saison des pluies, en terre. La poussière que nous levons est épaisse. Vélomoteurs, mangues, sacs de charbon, téléviseurs, enfants, tout est maculé de rouge. Il faut chercher au loin dans le damier que forment marécages et prés pour trouver un peu de vert. Au pied des habitations, des piles de bois coupé en stères (je me demande s’il est arrimé de façon à durcir dans l’eau à partir de juin) et des barques. A la saison sèches, les familles ont leur salon sous la maison. Les hommes dorment dans des hamacs, la femmes attisent leur feu sous le plancher de la maison. La plupart des petits enfants sont nus et rouges, les plus grands portent l’uniforme scolaire, short ou jupes bleus, chemise blanche, et marchent en ligne, le long de la route, frôlés par les motos, les camions, les voitures, marchent comme si toute leur activité consistait à se rendre à l’école sans jamais l’atteindre. Au bout de la route, un monastère et en contrebas, sur un affluent du Mékong, un radeau. Les berges boueuses et crevassées du fleuves sont hautes. Pourtant, là encore, les maisons sont bâties sur pilotis, ce qui indique un niveau de crue important (jusqu’à vingt mètres).
- Et au-delà du village de pêcheurs, qu’y a‑t-il?
Ki se renseigne. Il est originaire de Battambang, la seconde vile, du pays, une affreuse bourgade de quelques centaines de milliers d’habitants (aucune statistique démographique dans le pays) où je me suis rendu il y a trois ans, et semble considérer les habitants du lieu comme autant de sauvages.
- Un village de pêcheurs.
Je crois comprendre qu’à la différence de celui que nous avons sous les yeux, ce second village est strictement lacustre, c’est à dire construit sur l’eau.
- Et ensuite?
- Le lac.
Je demande le prix pour la location d’un bateau.
- 25 dollars.
Soit la quart du salaire d’un paysan.
L’affaire est entendue, nous retournons à la voiture. En chemin, je croise des touristes. Ils descendent d’un raffiot, marchent dans la vase derrière un guide. Près du monastère un bus manoeuvre en soulevant des litres de poussière rouge.
- Etes vous aller sur le lac?
- Oui.
- Vous diriez que ça vaut la peine.
Le couple et leur ami se regardent. Ils ne se consultent pas, ils se dévisagent l’air gêné. J’imagine d’abord qu’ils ne parlent pas anglais, mais non: ils ne savent pas. D’ailleurs, ils semblent m’en vouloir de révéler leur incertitude. Ils rejoignent le bus en bougonnant.
Routines
Faire à l’autre bout du monde la même chose que chez soi. Une salle de sport, dénichée dans un hôtel pour Chinois, le Riviera, où je me rends dans l’après-midi. Une sorte d’aquarium de verre. Un côté donne sur un bureau. Recroquevillés dans son ombre, derrière des piles de serviettes de bain, la chevelure soufflée par un ventilateur rotatif, trois Cambodgiens en livrée rouge; le plus grand mesure un mètre cinquante. Les premiers jours, ils appelaient leurs collègues lorsque je sautais à la corde, maintenant ils ouvrent l’oeil quand la corde claque, puis retournent à la somnolence. Du grand côté, la surface vitrée donne sur la piscine. Les Chinois partis aux temples, ne reste que les blancs. Les femmes bronzent leurs ventres ou lisent des best-sellers fatigués pris dans le stock de l’hôtel, les hommes errent entre les plantes, l’air perdus. Certains boitent, d’autres fument tandis que les Russes rentabilisent leur liberté: les maris boivent, les femmes barbotent. Dernier côté de l’aquarium, une belle et fine femme des campagnes en costume traditionnel. Je ne l’ai remarqué que le troisième jour, ce qui est pour le moins gênant. Depuis qu’elle sait que je la vois, elle est encore plus discrète, mais relève la tête chaque fois que je lui tourne le dos et ne perd rien de mes manoeuvres, ce d’autant plus que n’ayant pris pour ce voyage d’un mois qu’un short, je porte une culotte étroite achetée au marché de Pnomh Penh. Plus tard, quand je quitte le Riviera, je prends quelques notes, écoute de la musique, puis rejoins Gala dans un bar pour l’apéritif. Dans la matinée, lecture. Le tout n’est guère différent de mon emploi suisse. Moins rapide, mais composé de même. Est-ce à dire qu’une partie de la vie étant vécue, les choix sont faits et obligent en tout lieu? Ou au contraire que cette routine partout retrouvée marque une forme de réduction du monde? Au fond, j’aime la répétition. Elle est synonyme d’approfondissement. Et puis, Siem Reap étant dénué de tout intérêt il est juste de persévérer en soi.
Convictions
De quoi suis-je convaincu? Question que je me pose, et faute de savoir aussitôt répète. Toute réponse semble en appeler une autre et confirmer l’insuffisance. Et si je construis, j’élabore, j’agis contre la spontanéité et réponse fournie, encore faudra-t-il que je me persuade de sa sincérité. Eh bien? Que l’effort en tant que tel vaut récompense. Qu’aucun discours hégémonique ne peut prétendre à la totalité du sens. Que l’homme et la femme sont différents absolument et doivent le rester. Que l’art est l’expression supérieure de l’humanité et seul à même de la qualifier. Que la mort est définitive. Que quelque chose a nom foi.
Samuel
- Où est mon chapeau?
- Dans la poubelle.
- Et la poubelle?
- Avec la bonne.
- Où est-elle?
- Descendue apporter la poubelle.
- Je descends.
- Samuel, tu ne peux pas descendre sans ton chapeau!
- Alors je vais attendre que la bonne remonte.
- Samuel, tu ne peux pas te présenter devant la bonne sans ton chapeau.
- Mais alors Gertrude, que dois-je faire?
- Fais un miracle Samuel, fais comme si tu avais ton chapeau.
- Je vais essayer.
- Concentre-toi!
- Voilà. Et maintenant?
- Tu te caches. Si tout va bien, tu auras prouvé que tu n’avais pas besoin de chapeau.