Faute de trouver une moto, nous louons une voiture. Le chauffeur dit son nom. Je dis où aller. Il répète. Je ne retrouve aucune des destinations que j’ai notée après consultation de la carte (elle même changeante).
- Et votre nom?
Il me le répète. Nous allons passer trois jours ensemble. Pour rire, je décide de l’appeler Pnohm Penh. Lui essaie de prononcer mon nom. Le sien serait Ki. Il fait le geste de la clef qui tourne dans la serrure. J’ai compris. Nous prenons la route du Nord, la nationale 6. Bois, foin, pneus, riz. Nous essayons de savoir à quoi servent les meules de foin. Il explique. Nous ne sommes pas avancés. Des vachettes surgissent. Mieux vaut dire “passent”, car c’est notre Toyota Camry fonctionnant au gaz (la même dans tout le pays et invariablement grise) qui est rapide, la vache se déplace à la vitesse d’un nuage qu’un géant s’amuserait à souffler au-dessus de la route.
- Holy cow!
Ce qui ne fait pas rire Ki. D’ailleurs, je sais parfaitement que c’est une vache banale, avec un peu de viande sur le dos. Le reste n’est que riz. Du moins dans les assiettes car pour ce qui est de l’arrière-pays, il semble sec. Gala pense que les vaches mangent le foin des meules. Je dirais plutôt qu’il s’agit de tas de paille. Une chose est sûre: la vache est ici l’animal supérieur. En effet, aucun n’est aussi haut placé. L’essentiel de l’activité des hommes a lieu au ras du sol. Elle se résume à la collecte de bois, le regommage des pneus, et l’attente. Toute une population en attente. De travail, je n’en vois point. Sauf à considérer que le fait d’attendre devant trois papayes et une pastèque, devant dix paquets de chips ou une casserole de riz, est un métier. Voici donc le déroulé des événements le long des cent premiers kilomètres de nationale: épiceries de brousse, ateliers mécaniques, restaurants de trois chaises et ces maisonnettes flanquées du drapeau national qui abritent le Cambodian People’s Party. Un peu plus tard, nous bifurquons vers le lac Tonle Sap. Les maisons sur pilotis sont ici plus hautes et la route, inondée de plusieurs mètres d’eau à la saison des pluies, en terre. La poussière que nous levons est épaisse. Vélomoteurs, mangues, sacs de charbon, téléviseurs, enfants, tout est maculé de rouge. Il faut chercher au loin dans le damier que forment marécages et prés pour trouver un peu de vert. Au pied des habitations, des piles de bois coupé en stères (je me demande s’il est arrimé de façon à durcir dans l’eau à partir de juin) et des barques. A la saison sèches, les familles ont leur salon sous la maison. Les hommes dorment dans des hamacs, la femmes attisent leur feu sous le plancher de la maison. La plupart des petits enfants sont nus et rouges, les plus grands portent l’uniforme scolaire, short ou jupes bleus, chemise blanche, et marchent en ligne, le long de la route, frôlés par les motos, les camions, les voitures, marchent comme si toute leur activité consistait à se rendre à l’école sans jamais l’atteindre. Au bout de la route, un monastère et en contrebas, sur un affluent du Mékong, un radeau. Les berges boueuses et crevassées du fleuves sont hautes. Pourtant, là encore, les maisons sont bâties sur pilotis, ce qui indique un niveau de crue important (jusqu’à vingt mètres).
- Et au-delà du village de pêcheurs, qu’y a‑t-il?
Ki se renseigne. Il est originaire de Battambang, la seconde vile, du pays, une affreuse bourgade de quelques centaines de milliers d’habitants (aucune statistique démographique dans le pays) où je me suis rendu il y a trois ans, et semble considérer les habitants du lieu comme autant de sauvages.
- Un village de pêcheurs.
Je crois comprendre qu’à la différence de celui que nous avons sous les yeux, ce second village est strictement lacustre, c’est à dire construit sur l’eau.
- Et ensuite?
- Le lac.
Je demande le prix pour la location d’un bateau.
- 25 dollars.
Soit la quart du salaire d’un paysan.
L’affaire est entendue, nous retournons à la voiture. En chemin, je croise des touristes. Ils descendent d’un raffiot, marchent dans la vase derrière un guide. Près du monastère un bus manoeuvre en soulevant des litres de poussière rouge.
- Etes vous aller sur le lac?
- Oui.
- Vous diriez que ça vaut la peine.
Le couple et leur ami se regardent. Ils ne se consultent pas, ils se dévisagent l’air gêné. J’imagine d’abord qu’ils ne parlent pas anglais, mais non: ils ne savent pas. D’ailleurs, ils semblent m’en vouloir de révéler leur incertitude. Ils rejoignent le bus en bougonnant.