Les journalistes qui chroniquent easyJet notent tous: un style composé de phrases courtes. Mais, c’est hélas aujourd’hui le seul style répandu. C’est d’ailleurs moins qu’un style, une façon de construire le sens, donc une façon de penser. Sans doute est-elle le résultat de la vitesse qui ordonne notre communication . Et les journalistes sont entre tous les premiers à souscrire à ce régime. D’ailleurs, sait-on encore lire des phrases longues? Louis-René Des Forêts ou Claude Simon.?
Mois : janvier 2014
Train
Cette fille dans le train pour Genève, midinette d’un certain âge, les cheveux fins d’une enfant et des lunettes à monture, qui s’assied en face de moi, tire d’un sac à la mode une revue traitant de la surveillance électronique. Son profil, l’habillement, les manières d’une bourgeoise, rien ne laissait présager des préoccupation intellectuelles de cet ordre.
- Intéressant?
Aimerais-je lui dire. Mais jamais, sur la distance que parcourt le train, elle ne relève les yeux. Puis en vue de Genève, comme elle range enfin la revue dans le sac, elle se tourne vers la fenêtre et se fige. Je ne sais pas m’y prendre. Ou plutôt, ne veux pas savoir. Complexe fondateur. Adolescent de même. Ce que je voulais, dans l’ordre des buts intéressés, je ne me donnais pas les moyens de l’obtenir. Cela me paraissait vulgaire. Lorsqu’il s’agissait d’un but général, c’était le contraire, je faisais des miracles. Cet approche d’un fou m’a conduit très loin. Aimer par volonté. Entre autres. Aujourd’hui, dans le train, face à cette midinette, je n’étais ni motivé ni démuni. Et cependant, alors que nous prenions pied en gare, je me suis arrangé pour penser, au moment où noyée dans la foule elle disparut, que je venais de manquer une occasion unique d’appareiller une relation sur des idées communes; pire: que cette fille avait pris place à cet endroit dans le dessin d’obtenir que je lui parle.
Dieu
Dans la solitude nous découvrons qu’au bout de la pensée il n’y a que le corps. L’affolement lié à cette condition produit la conscience et le travail acharné sur la conscience ramène au corps. D’où la croyance. C’est-à-dire l’abandon du corps et de l’esprit à une force supérieure qui n’étant rien, par les puissances que nous y faisons circuler, devient tout.
Age
Pourquoi parle-t-on l’âge venu de ce qui a été? Parce qu’une grande partie de nos aspirations ont pris figure. Et même si, buttant sur l’obstacle, elles ont été contrariées, cela n’y fait rien: elles ne sont plus en nous. Désormais installés dans une épaisseur essentielle, nous explorons un monde intérieur. Celui-là même d’où venaient nos aspirations. D’une certaine manière, un solde de l’action. D’où une nostalgie: par l’écriture, la parole, le souvenir, la confidence ou l’incantation, nous rappelons sur les scènes du présent le déploiement antérieur de notre consistance.
Silence
Depuis longtemps je veux écrire un livre intitulé Silence. Dans sa première forme, il s’intitulait Ne rien dire (au bout d’une quinzaine de pages, j’ai lâché). Un projet à peu près impossible. Tel auteur critique les mystiques dont il juge le vocabulaire trop riche. J’ignore à qui il pense, mais, sans aller aux extrêmes (Sor Juana Ines de la Cruz), une chose est certaine: dire, c’est utiliser des mots. Et cela vaut aussi pour l’expérience de l’union. Ne rien dire, inscrire sous ce titre Silence un texte fidèle à l’intention qu’il annonce est donc une gageure. Au fond, le mystique n’écrit pas. Pour moi, qui n’ai pas Dieu, m’intéresse ici le processus de décantation du langage intérieur. Couper son flux, approcher autant qu’il se peut du silence qui est aussi un vide.
Suites
Il y a quelques temps je me suis demandé qui étaient les personnes croisées par hasard au cours des quarante dernières années dont j’aurais aimé connaître le destin. Cette jeune femme aux dents cassées, affalée sous un échafaudage dans les quartiers Nord de Londres, en 1980, désarticulée par la misère, la drogue et l’alcool. Cette adolescente lumineuse et enjouée, rencontrée sur un stand d’exposition de genève où je vendais des disques de rock dans les années 1990 et qui répandait autour d’elle une joie rare. Peu après, elle m’écrit de Thessalonique, me parle d’expérience hallucinogènes, de voyages dans la région des Météores, puis plus rien. Je l’ai cherchée à son adresse suisse, en vain. Sabine, cette Américaine avec qui Olofso et moi avons passé deux jours près de Kaysiri, en Capadoce. Sa beauté simple avait un effet ravageur, le timbre de sa voix était sans pareil. Cet homme en costume et cravate, vraisemblablement descendu d’un bureau pour s’asseoir devant la Victoria station de Londres, tenant à la main la bouteille de Whisky qu’il venait de siffler et qui à la façon d’un reptile tirait la langue en direction de la foule. Ce Castillan de Valdepenas que je rejoignais tous les après-midi à l’heure où la ville dort pour me rendre sur la colline aux moulins et qui me racontait qu’écrire des poèmes dans un tel désert n’avait pas d’avenir et que sa famille le poussait au départ.
Gentillesse
Dimanche, brevet des Armaillis, une randonnée à raquettes sur un sentier d’alpage entre le Mont Moléson et Les Paccots. Les enfants marchent avec plaisir, nous parlons peu, le décor est bienveillant. Soleil vif, aplats blancs, forêts dégarnies. Sur la plaine, vers le Gros-de-Vaud et le Léman, un vaste brouillard. Mais c’est surtout la gentillesse des participants et des organisateurs qui me retient. Une discrétion et une générosité devenues chose rare et qui étaient il n’y a pas pas longtemps la norme. L’obséquiosité si répandue dans nos villes ne serait ainsi que le pendant de cette idiotie générée par le marché qui s’incarne dans des comportements voyous. Ici, sur la montagne, ce matin, la gentillesse n’était ni jouée ni même consciente: elle traduisait le simple bonheur d’être ensemble.
Doute
Ce film sur un condamné à perpétuité. Sa femme a été retrouvée morte dans l’escalier. Lui était au jardin. Le Ministère public affirme qu’il l’a frappée à l’aide d’un tisonnier. Pour preuve, les six blessures au crâne. La chute ne peut en être la cause. L’homme accomplit dix ans de prison. Il est soutenu par sa famille. Son frère, ses deux filles adoptives, son fils. La fille de la victime, issue d’un premier mariage, croit à la thèse de l’assassinat. Le film montre des images d’archives. Un bon papa. Puis le réalisateur filme le condamné en prison. Il ne cesse de sourire, pas un faux pas. Il pleure quand il faut pleurer, réfléchit quand il faut donner son opinion. Appel. Les experts se battent pour convaincre le jury. A ce moment-là, je partage le doute des uns et des autres. Mais voilà que l’avocat de la défense, acquis à l’idée que son client est innocent, plus que cela, militant à travers son cas contre les dérives d’une certaine justice, en pratiquant des recherches, découvre que l’un des experts en taches de sang cité au premier procès, celui qui a valu condamnation au supposé meurtrier, a truqué les preuves. Bien. Or, dans le même temps, il met à jour deux éléments neufs: la première femme du condamné, est morte 17 ans plus tôt de la même façon. Elle est tombée dans un escalier alors que le couple vivait en Allemagne. Autre chose: l’avocat découvre à son client des relations homosexuelles avec des militaires. La famille tombe des nues mais minimise. Après tout, chacun a droit a sa vie intime. Soit. Le procès en appel ne traitera que des analyses des taches de sang. Pour moi, je ne fais plus aucun crédit à cet homme parfait, à ses sourires, à sa posture de sacrifié. Une double vie aussi bien organisée ne peut manquer de plaider contre lui. Une heure et demi de documentaire. J’arrête la projection. je ne sais pas l’issue du second procès. Je parierais qu’il a été relâché. Il ne tuera plus, certes. Et l’affaire disparaîtra dans les annales de l’histoire judiciaire américaine. S’il est l’assassin de sa femme, sa faculté de mensonge est exceptionnelle, et relève du cauchemar.