Que fais-je là? Rivière lente, marchés chauds, chiens endormis. Temples. Les Laos balaient, arrosent, paressent. Le ciel est inondé de gaz. Drapeaux communistes aux fenêtres des hôtels de luxe. Les Blancs se toisent, les locaux filent. Il y a encore des touristes pour annoter leurs guides.
Mois : mars 2019
Amitié
Traversé à Nong Khai le pont de l’Amitié-Lao-Thaï avec une Indonésienne ingénieur dans une mine d’or. Tandis que je griffonne mes visas, elle se plaint des ouvriers:
-Ils sont 2500 sur le site et ils boivent combien, Alexandre? Dis-mois! 100’000 litres en cinq mois!
Calcul fait, je lui dis:
-Pas grand chose (je n’ose lui dire que je bois chaque jour ce qu’ils boivent en un mois…).
Alors, le douanier:
-Bon, vous restez combien de temps au Laos.
Je n’en sais rien. Je réponds:
-Dix jours.
Lui:
-Gratuit! Hors de ma vue!
Et nous franchissons les contrôles. La fille me fait monter dans sa voiture. Elle porte un masque de chirurgien:
-Désolé, j’ai de l’asthme, je suis allé à Udon Thani consulter. Ici, au Laos, la doctoresse m’a regardé et m’a dit “tout va bien!”. Puis elle m’a demandé si je pouvais lui obtenir des ventilateurs à poudre. Ce dont j’avais besoin pour ne pas m’étouffer! Ils sont fous dans ce pays!
Porn
Pages You Porn. Pas les moins vicieuses. Proxy, VPN, capotes virtuelles, ce qu’il faut, ce qu’on met en Thaïlande, où règne la censure. J’ai dû faire fausse route. Quelques minutes après la recherche, la ligne tombe. Ni d’une ni de deux, je prends l’ascenseur, me pointe à la réception, comptoir de marbre long de dix mètres, je me plains.
-Nous ne comprenons pas…
Madame et Monsieur comptoir fixent l’écran de contrôle de l’hôtel, que je ne vois pas, titillent la souris et minaudent (peut-être voient-ils ce que j’ai vu).
-Laissez, je dis, je vais me débrouiller.
Et m’en vais. Car j’ai compris. La peur du roi! Cette maladie nationale! Ils m’ont coupé la chique! A chaque pays son hypocrisie.
De retour en chambre, je me dis: “bien, bien, mais il reste deux jours a passer dans ce palace, et je fais quoi?“
Je me connecte sur la chambre du voisin. Dont acte. C’est chez lui que débarqueront les mandés du roi.
Collectif
A la tombée de la nuit, la ville se transforme en un grand gymnase à ciel ouvert. Une guide grimpe sur une estrade, banche la musique et donne les consignes à cent individus. Partout où se porte le regard, vers le parc du canal, les palmes du jardin botanique ou la cour de la Vocational school, les citadins sautent, pompent, dansent, flexionnent. Les séances sont longues: j’étais chez le coiffeur, à l’épicerie, à la gare des bus, plus tard je mangeais des légumes aux huître près du temple chinois — j’ai compté plus d’une heure. Achevée la séance, les gens se dispersent, affluent d’autres femmes, une autre séance débute. A l’instant, je suis descendu sur les berges de la rivière (où des paysans à demi-immergés pêchent à la main des coquilles): ce que font ces gens n’a pas l’air facile, les mouvements sont rapides et enchaînés, rares sont ceux qui déparent à la chorégraphie. Hier, j’ai discuté avec une professeur des écoles. Cinquante ans, on ne fait pas plus aimable. A peine avions-nous échangé deux mots, elle m’offrait un jus de mandarine pressé, le débouchais pour moi, le versais pour moi. Eh bien, chaque soir, le travail fini, elle va au parc et danse.
Palace
Sept étages gris-blanc ce palace de Loei. J’ai bien fait de revenir ici; comme en 2013, très peu de clients. L’intendance est nombreuse. La réception ouverte sur le jardin botanique au sud, sur le stade au nord. Les oiseaux chantent. Quand je sors de ma chambre, ils s’envolent dans le hall. Gala cherche des appartements à Forence. Elle m’envoie des annonces. Je lis le métrage: 55 m², 60 m²… Luis dis: “trop petit, on va se battre!” Je contemple ma chambre de palace : immense. Deux doubles lits, un salon, des penderies d’acajou, un bar, une vue panoramique, des miroirs, une salle d’eau en marbre. Et cette vaisselle au petit-déjeuner, Royal Porcelain, Kingdom of Thailand. Quand je pense à l’univers plastifié, vert-bouteille, des hôtels casernes d’Europe. Ce vieux palace thaï (il doit dater des années 1990) est réjouissant. La salle de sport, elle, date d’hier. Aucun appareil ne manque. Mieux que le camp. Bien sûr, j’y suis seul. Le soir, je cours au stade, puis vais boire sur le bord du lac, une mare plutôt avec ces deux cygnes en plâtre qui à l’occasion crachent un peu d’eau et de lumière.
Chauffeur 2
Villages de bois dans la vallée que forme la rivière Loei en direction de Phu Rua. La route monte, descend, monte encore. Par endroits, on devine des toits rouges au milieu des palmiers. Le chauffeur a embarqué une jeune fille. Une cliente ou sa fiancée. Assis à l’arrière, seul autre passager sur cette course, je les écoute bavarder. Un éclair divise le ciel. Pour ne rien perdre de ces hameaux enfouis dans la savane, je me pousse contre la fenêtre. La vitre teintée donne à la scène un air de crépuscule. Les premières gouttes éclatent. L’averse tombe. Lancé à pleine vitesse, le chauffeur double des camions de paille, de canne, de sable. Il remonte des dizaines de collines. Toutes offrent à leur sommet les mêmes pépinières. L’eau du ciel inonde, des gargouilles de terre rouge giclent contre la camionnette. Chapeau conique sur la tête, accroupis, des employés bouturent et nettoient des plantes naines. En 2013, j’ai emprunté cette route dans l’autre direction. Avec Gala, nous revenions de Vientiane. Enfin, du beau pays! Vert, primitif, dans son écrin. La plupart du temps, derrière les garages de tôle, derrière les hangars et les stations-service qui bordent les routes de l’Isan, on n’aperçoit qu’un territoire plat et sale. Trois heures que nous roulons. Je m’inquiète. Le billet a coûté Fr. 4.- Cela ne paie pas la moitié de l’essence dépensée dans ces montagnes. De plus, je n’ai pas le cœur à converser. Au camp, il a fallut partager, jouer l’amitié circonstancielle. Le silence est le bienvenu. Que la passagère entretienne le chauffeur m’arrange bien. D’ailleurs, ils s’entendent à merveille. Installé quatre rangées plus loin, dans une demi-obscurité, c’est à savoir s’ils ne m’ont pas oublié. Mais non, à la fin, nous arrivons au terminal de Mueng Loei, le chauffeur fait glisser la porte, les mains jointes, il me remercie. Je le félicite pour sa conduite et monte dans un tuk-tuk. Quelques minutes et je suis au jardin botanique.
Chauffeur
A peine quitté les faubourgs de Lom Sak, la camionnette fait demi-tour et s’engage dans une allée de terre. Le chauffeur me tend son téléphone. Traduit du thaï : “nous avons un problème, il faut changer les roues.” Installé sur un banc de mortier peint je décapsule un Esta-cola et prend la mesure de l’endroit où nous avons fait arrêt. Derrière moi, un homme fait un jeu électronique dans une pièce qui contient un lit d’enfant à barreaux, un hamac, des éléphants en plâtre, deux pupitres pour faire école, une armoire frigorifique et quelques chiens. Au-dessus, sans clients ni serveurs ni personne, le Micro-café, salle de bambous aux couleurs chaudes, avec percolateur et stores jaunes. Sur la droite, les garagistes s’affairent. Ils changent en effet les roues, mais on croirait une scène arrangée. Car ils manient le cric au pied d’une façade où l’on voit plus de cent jantes brillant comme un étalage de montres. Là-dessus déboule un adolescent à bort d’une Mazda customisée. Jaune, plate, elle ressemble à un Petit-beurre. La tôle du capot est découpée, le moteur tremble à l’air libre. Tous se penchent sur la voiture, donnent leur opinion. Le gosse repart. Coincée entre deux cocotiers, une machine démoule les pneus de notre camionnette. Je fais quelques pas. Des coqs s’agitent sous des coupoles d’osier. Dans le pré traîne un barbecue en métal qui permettrait de régaler tout Vidy un dimanche. Plus loin, devant une petite forêt qui sert aussi de poubelle, je trouve des toilettes publics avec entrée Messieurs, entrée Dames, comme s’il s’agissait d’un endroit public et fréquenté (précisément, ce que je ne comprends pas). Enfin, sous une tente de plastique en lambeaux, une pépinière, des plantes alignées avec leurs prix au cou. Je retourne m’asseoir sur le banc de mortier. L’homme qui jouait au jeu n’a pas bougé. Si pourtant: en mon absence, il a débarrassé ma bouteille de Esta-cola. Arrive une autre voiture. Un 4x4 modèle Ranger avec pare-chocs anti-buffles (pas de buffles dans l’Isan, il doit y en avoir dans la publicité de Ford). Saute à terre une petite femme. Sans un mot, elle se met à cueillir des fraises qui poussent au sol entre des pneus lisses.
Sac
En 2013, je vois au marché de Phnom Penh un sac à dos North Face. La marchande me fait l’article. Elle atrape une perche, décroche le sac, le met dans mes mains. Je demande le prix. Dix dollars. Donc c’est un faux. “Trop cher”. Elle réfléchit. Huit dollars. J’achète. Six ans plus tard, je l’ai toujours. Excellent sac. Une courroie à lâché. Je rafistole. En attendant, je suis décidé à racheter le même modèle. Je cherche en boutique puis sur internet. Il n’est plus disponible. Cette semaine, au marché de nuit de Phetchabun, j’avise sur un tas un sac ressemblant. Puis lève les yeux, sur les modèles coûteux; ceux-là sont suspendus à une tringle. Je désigne un sac. Le vendeur le descend. C’est mon sac North face. Le prix? Six dollars. J’achète. “D’occasion”, précise le vendeur tandis qu’il encaisse. A y regarder de près, je confirme: coutures reprises, couleurs passées. Rien d’étonnant, c’est un marché de nuit, on y voit pas clair. Donc ce sac est un modèle authentique. Vérification faite, c’est bien le cas : le luxe des détails le prouve.