Vient un âge où l’on s’arrête de marcher et, se retournant, on voit son père. Ce qu’on lui doit, mais aussi l’ombre qu’il projette et dont il est difficile de se détacher. Jeune, mon père a pris ses distances avec le milieu dans lequel il étai né. Un milieu suisse, suisse-allemand, lausannois, simple, ouvrier, un milieu de gens honnêtes qui opérait dans les soubassements de la société et peinait à imaginer le grand jour. Une fois cette distance prise, il n’a pas tenté de la combler. Je m’en aperçois qu’aujourd’hui. Ce qu’il a quitté, c’est non seulement son milieu, mais la société. Il a travaillé pour soi, organisant un monde parallèle, ne s’inquiétant de la société que pour percevoir le salaire qu’elle lui devait au titre de ses services. Cette forme de liberté relève de l’équilibrisme. Il a fini en prison. Revenu dans la société, il a repris ces distances. Ce jeu ne laisse pas indemne. J’ai été élevé selon ces principes. La société n’est pas ce à quoi on participe, mais ce à quoi l’on s’oppose. Elle a ses exigence, le plus souvent sous forme d’examen. Alors, il faut se présenter, serrer les dents, réussir. L’examen passé, on reprend se distances. Quant à l’échec, il n’est pas imaginable. Quel que soit la nature de l’examen, il relève du jeu, donc on peut le réussir.
Mois : novembre 2016
Promotion d’un livre
Au début de l’année a paru dans un journal catholique un article sur Fordetroit signé de mon ami Claude Marthaler. Peu après, je reçois un mail en anglais. Un dame qui a lu cet article me propose de donner une conférence pour un cercle d’Américains. La rencontre aurait lieu à Morges. Elle précise qu’elle n’a pas lu Fordetroit. Je lui suggère, en français, de commencer par lire mon livre. Par retour de courrier — en français désormais — la dame souligne les thèmes qu’elle aimerait voir abordés. Avec toute la courtoisie dont je suis encore capable à ce stade, je lui explique que c’est à moi d’en décider. Un mois s’écoule. Nous trouvons un date pour novembre, soit neuf mois plus tard. Je ne sais toujours pas si la dame a lu le livre. La semaine suivante, nouveau courrier. La dame me propose un titre de conférence qui conviendrait à une annonce publicitaire pour la vente de savons. Je lui explique que j’écris de la littérature, que je ne suis pas dans le commerce. Espérant couper court à ce rapport bien mal engagé, j’ajoute que j’éprouve peu de sympathie pour les Américains (ce qui est faux) et que je suis un pourfendeur du politiquement correct (ce qui est vrai). La dame envoie un contrat. Nous sommes début avril. Six mois s’écoulent. Sans nouvelles, je prends des billets d’avion et, gageant que la conférence aura lieu en soirée, je réserve un hôtel à Morges. Constance paraît. L’éditeur suggère de profiter de la conférence pour faire la promotion de ce nouveau livre. Je lui réponds que j’ai anticipé: en effet, quelques jours auparavant, j’ai écrit à la dame pour m’assurer que mes livres seraient à disposition le jour de la conférence. Pas de réponse. Je transmets à mon éditeur l’adresse mail de la dame. Il écrit. Elle ne répond pas. Nous sommes à quatre jours de la rencontre et je ne sais ni où elle a lieu ni à quelle heure. Je veux annuler l’hôtel, ce n’est pas possible. A défaut, dis-je à Gala, allons manger. Je réserve une table dans un restaurant étoilé. Arrive un mail de la dame. Il dit en substance: désolée, j’ai aidé ma fille a déménagé et j’ai eu une problème de mail. Quoi d’autre? Rien. Je m’excuse auprès de l’éditeur, expliquant que cette dame se fout de ma gueule et mets l’intéréssée en copie. Répond-elle? Deux jours s’écoulent. Alors, un inconnu prend le relais. Un professeur de faculté. Dans un français flou, il m’explique que je ne peux renoncer car j’ai signé un contrat. Recherche faite, je constate que j’ai renvoyé, l’hiver précédent, un contrat annexé à un mail. Bien. Et mes questions? Ce monsieur y répond-il? Pas plus que la dame. Nous sommes heureux de vous accueillir au Grenier bernoios, me dit-il, sans préciser l’heure, le nombre de participants, sans donner l’adresse ni évoquer le déroulement de la soirée. Sauf que — je suis censé le savoir, c’est écrit dans le contrat — la conférence doit être donnée à 14h30. Et, c’est pour cela que — écrit le comité — nous vous “convoquons” à 14h00.
Toucher
Dans l’avion, je demande à mon voisin si cela ne le gêne pas que je coupe son air conditionné. Et parce que ce voisin est silencieux et réservé, que j’ignore la langue qu’il parle (ce qui m’oblige à parler d’air conditionné en trois langues) avant qu’il ne m’apprenne qu’il est Allemand mais vit en Autriche, je saisis du bout des doigts le haut de son bras tandis que je fais ma demande. Ce geste lui semble, à juste titre, déplacé ce qu’il manifeste par un mouvement de recul. A moi de me méfier. De fait, Gala ne m’a-t-elle pas dit et répété: “toute petite déjà, je ne voulais pas qu’on me touche”.
-D’ailleurs, après toi, plus personne jamais ne me touchera!
Habits
Gala dit que je m’habille jeune parce que je suis vieux. Elle a raison. Si ce n’est que je ne m’habille plus. Je porte un uniforme composé d’un Bermudes militaire thaïlandais, d’un T‑shirt et de sabots de caoutchouc. Si je dois sortir, je me chausse. Pour le reste, l’uniforme demeure inchangé. Lorsque les circonstances l’exigent, je m’habille, mais alors il est plus juste de parler de déguisement. Chacun répond à une fonction. J’ai un déguisement pour aller négocier les contrats, un autre pour faire l’écrivain qui ressemble à un écrivain et un troisième pour sortir dans les bons restaurants (c’est Gala qui s’en occupe). Et puis il y en a un dernier, le seul qui compte pour moi, un déguisement pratique dont chacune des composantes est pensée. Celui-là est en attente.
Chaises
Le propriétaire possède des chaises et une table. Elles sont à ma disposition. Cela veut dire qu’elles font partie de l’appartement. Qu’elles soient laquées, laides, chinoises, n’y fait rien. Le contrat établi que l’appartement est meublé. Si j’en fais du petit bois, il me faudra racheter les mêmes chaises. Autant dire que l’affaire est périlleuse. Depuis que l’une d’elle s’est effondrée sous mon poids et que j’ai manqué y perdre la vie, je les regarde avec méfiance. D’ailleurs, je ne m’assois plus que je n’aie auparavant renverser la chaise et assené un bon coup de pied sur le siège pour l’emboîter au plus près. Gala se bouche ls oreilles, j’assène. Hélas, cela ne suffit pas. Au cours d’une conversation, si j’en viens à me balancer sur les pieds arrière, la chaise se désosse. Si j’insiste, je m’énuque. Et on parle ici d’un homme averti. Qu’on imagine mon angoisse quand je prête l’appartement! Bref, j’ai jugé qu’il fallait intervenir.
Le propriétaire vient et confirme le problème: il est ancien.
- Je vais t’envoyer un ébéniste.
Que je sache, un ébéniste est un artisan qui travaille le bois. Comme j’ai dit, que ces chaises soient chinoises, espagnoles ou suédoises, elles ne sont pas en bois. Quant à savoir ce qu’il peut bien y avoir sous la laque… Mais le propriétaire n’est pas un homme qui doute. Au cours de sa carrière professionnelle, il a occupé un poste à responsabilités. En Espagne, cela veut dire que l’on commande. Dans un pays de tradition, la partie la plus importante du travail réside dans la commande plutôt que dans le travail.
Hier matin, l’ébéniste sonne à la porte. En fait d’ébéniste, il s’agit d’un factotum répondant au nom de Diego. La dernière fois qu’il a sonné à la porte, il était installateur de stores. Il saisit une chaise, la renverse. Je tire sur le pied. Le siège me reste dans les mains.
- Le propriétaire pense qu’il faut recoller, dis-je navré.
Si je dis cela à Diego c’est parce que je ne peux pas lui dire le fond de ma pensée: brûlez-moi ces chaises!
Diego me montre alors les traces de colle sur les jointures. Elles ont déjà été collées plusieurs fois. Il hausse les épaules. Je fais de même. Il annonce qu’il va faire son rapport au propriétaire et s’en va. Le propriétaire m’appelle. “Je te donne des nouvelles avant ce soir”, me dit-il.
Ce matin, avant de partir pour l’aéroport, j’attrappe les chaises une après l’autre, je les désosse et range les pièces par catégories: sièges, pieds, dossiers, coussins, supports. Puis j’écris au propriétaire: “tu jugeras par toi-même, mais, à mon avis, il faut les remplacer.”
Vaudeville
Le théâtre de l’absurde me fait rire. J’aime le minimalisme des situations et l’angoisse métaphysique. Par rapport au théâtre engagé, sa force de dénonciation à en outre l’avantage d’être indirecte. Mais ces derniers jours, c’est en regardant à la télévision des vaudevilles que j’ai ri. L’absurde est d’un registre plus immédiat, mais le mécanisme est du même ressort. Les dialogues de Feydeau par exemple. L’humour est constant, mais lorsque la situation est nouée, l’auteur se lance un défi: repousser les limites du genre. Alors, avec jubilation, il donne dans la surenchère. A condition de le suivre, on s’esclaffe! Puis il y a la part d’interprétation des acteurs. Les meilleurs y vont de leur refrain. Ils arrangent les tirades, ils improvisent. Quand ils excellent, la pièce est hilarante. Voyant ensuite des vaudevilles écrits par de jeunes auteurs, je me suis demandé si leur tâche n’est pas rendue plus difficile part le fait que les comédiens ne saisissent plus comme leurs aînés l’esprit du vaudeville et n’ont donc pas la possibilité de combiner leur talent à celui du texte.
Isabelle Hupert
A la radio, une comédienne interprète Malina d’Ingeborg Bachmann. Elle ne dit pas, elle ne lit pas: elle donne de la voix et elle en donne trop. Les mots gonflent, perdent leur sens. Ce genre d’interprétation est insupportable. A quoi bon jouer là où il est question de vie et de mort? Puis la radio fait entendre la voix d’Isabelle Hupert. L’actrice dit le texte de la poète autrichienne. Timbre grave, mais retenu; voix caressante, inquiète. La lecture finie, l’actrice parle du texte. Elle l’a compris, parfaitement. Le propos est juste, plus que juste. Puis elle en fait la critique. Elle s’exprime sur Malina, elle livre son idée d’Ingeborg Bachmann. Force étonnante de cette comédienne, toute entière au service de l’art.