Que je sache, nul autant que Georges Haldas diariste ne crée la foi par l’écriture et ne la tient dans ses rets.
Mois : juillet 2016
Norbert Wiener
Dans les années 1950, l’inventeur de la cybernétique Norbert Wiener a refusé d’inaugurer des recherches sur la traduction automatique pour le compte de Warren Weaver estimant que “les délimitations entre les mots des différentes langues sont trop vagues, et les connotations émotionnelles et culturelles trop importantes pour croire en quelque projet de traduction quasi mécanique”, fidèle en cela à sa critique humaniste de la communication exclusivement fonctionnelle
Ordre
La femme de ménage prend son travail à 14 heures. Elle aspire, astique les meubles, nettoie les deux salles de bains, lave le carrelage de la terrasse. Quand je rentre du restaurant, elle s’occupe de la cuisine, je fais la sieste. Quand je reviens à mon bureau, elle s’occupe des chambres. A 17h30, je sors et la laisse seule dans l’appartement. Elle passe alors la serpillière sur l’ensemble des surfaces et finit pas la cuisine. A vingt et une heures trente, lorsque je rentre chez moi, j’ose à peine traverser le salon avec mon vélo: tout brille, tout est grand. Au lieu de pousser le vélo, je le porte en veillant à ce que les roues ne tournent pas ce qui répandrait le sable de la plage sur le carreau. Alors, je vais dans la cuisine, bois de l’eau, de la bière, mange un peu, dépose l’assiette dans l’évier. Le lendemain, je recommence: c’est l’heure du petit déjeuner. Nouvelle assiette dans l’évier, le café déborde, un couteau tombe, un reste de beurre gicle sur le sol — j’essuie. Le premier jour, on aperçoit à travers le désordre qui s’installe le résultat obtenu par la femme de ménage. Le second aussi. Le troisième, cela dépend. A condition que l’on range, que les déplacements soient prudents. Dix jours plus tard, bien qu’on ait veillé à garder les choses à leur place, chiffonné l’eau qui coule, ajusté les draps, bref, bien que l’on ait veillé à la conservation générale de l’appartement, il semble impossible de revenir au point de départ. Il faudrait un miracle. Ce miracle, c’est la femme de ménage. Le désordre social s’installe au même rythme. D’abord discret, puis pesant, enfin sans solution. Et il n’y a pas de femme de ménage miracle.
Assange
Que Julian Assange vive depuis quatre ans réfugié à l’ambassade d’Equateur en plein Londres pour délit d’opinion (quand bien mêmes les prétendues charges retenues contre lui par la Suède sont d’ordre pénale) sans que cela n’inquiète les associations de défense des droits de l’homme, habituellement si promptes à tourner le couteau dans la plaie, montre leur collusion avec le pouvoir. Cet acharnement des fausses démocraties a bâillonner un homme qui incarne tout ce que le discours universaliste des puissances occidentales revendique rappelle l’affaire de József Mindszenty, ce prêtre accusé en 1948 de conspiration anti-communiste par le régime hongrois et condamné. Revenant au pays lors de l’insurrection de 1956 pour soutenir Imre Nagy, réfugié à l’ambassade des États-Unis, au centre de Budapest, suite à l’intervention des troupes soviétiques, il y restera 15 ans. Répétition de l’histoire qui témoigne de la dimension diabolique du pouvoir.
Gide-Green
De tout, Gide faisait littérature. Son journal en témoigne. En 1900, quand il démissionne de son poste de maire de la Roque-Bagnard, commune où il possédait un château, il cisèle ses phrases pour dire le peu de goût qu’il a de la fonction politique (un habitant de sa commune rencontré à Caen le mois dernier m’a fait lire la note qu’il avait prise à ce sujet). Le drame de sa vie, l’amour pour sa cousine Madeleine, conquête impossible aboutissant à des fiançailles quinze ans après les premières séductions, traverse toute l’œuvre. Lorsqu’il voyage en Algérie, il raconte ses aventures quotidiennes avec des garçons des ruelles de Biskra. Elles lui vaudront d’être surnommé “le démon de seize heures”. A son honneur encore, la rédaction (freinée par l’entourage intellectuel qui confine la publication à un cercle restreint — longtemps ne seront livrés au public que deux chapitres de l’essai) du Corydon, défense philosophique de l’homosexualité dans laquelle Gide conjugue pudeur et militantisme. De façon générale, son approche littéraire de la vie montre un esprit en quête permanente de vérité et capable de l’affronter aussi bien dans les choses intimes que dans les circonstances publiques. Attitude que l’on peut opposer à celle d’un Julien Green qui dans les milliers de pages que compte son journal expose les débats de conscience d’une âme aux prise avec Dieu sans jamais dire un mot de son homosexualité.
Africains
“Il va falloir importer vingt millions d’Africains dans les prochaines années”, écrit le Monde. Qu’est-ce que ce “falloir”? Malhonnête. Qui tait ses présupposés. Il ne faut pas, il faudrait, pour autant que la population se déclare le partisan d’une croissance de l’économie qui permet à une élite de vivre du surtravail des masses, qui permet aux jeunes de refuser tout travail qui ne relève pas du loisir, qui permet d’entretenir un fonctionnariat pléthorique et inerte, qui permet de garantir des droits matériels compensatoires aux catégories professionnelles dont le travail est relocalisé dans les pays pauvres, qui permet enfin d’augmenter nos achats de biens de consommation ostentatoires. Alors, si l’on veut tenir à bout de bras cet édifice absurde et chancelant, il faut en effet importer vingt millions d’Africains à qui l’on aura fait miroiter une participation aux avantages de notre société. Ce qui permet d’établir que la politique de l’Occident envers l’Afrique demeure ce qu’elle a toujours été: une politique du continent-réservoir.
Théorie
- Bon les gars, pour ce qui est de la théorie, c’est assez simple.
L’entraîneur prend sa feuille.
- Premièrement, commotion. Mémorisez parce que ça fait aussi partie de l’examen! Donc, commotion… Deuxième point, blessure légère. Troisième, blessure grave. Et quatrième?
Il nous fixe.
- Eh bien quoi? Mais mort bien sûr! Qu’est-ce qu’on apprend toute l’année? A tuer.
Monastère
Belle salle de classe aux pupitres de bois blond. Nous sommes quatre élèves sur ce banc, garçons et filles assis en demi-cercle. Le professeur donne lecture d’un texte de Racine. Il défile, élégant et supérieur, mais humble, dévoué. Soudain il ferme son livre et me tend un chat.
- Déposez-le derrière vous!
Je fais valoir que c’est une mauvaise idée, que j’ai déjà un bébé dans le dos et que ces deux-là ne feront pas bon ménage. En réalité, je ne veux pas d’un animal derrière moi.
Le professeur termine la lecture, puis donne les consignes de tenue. Il fait venir un élève et montre comment afficher à hauteur d’épaules, sous la nuque, une bande de tissu comportant notre nom et celui de la classe.
- Au cas où vous vous perdriez!
Aussitôt, nous sommes jetés dans le monde. Je marche à travers les blés ondoyants. Un monastère se dresse sur la colline. Dans le verger, des pommes, des cerises. Je rejoins une tablée de mangeurs. Tous n’ont pas pris place. Ils se font des politesses. J’essaie de comprendre les règles locales de la préséance. Je fais signe à un mangeur de me précéder. Puis à un autre. Maintenant, il ne reste plus qu’une place sur le banc. Or, elle est creuse, c’est une chiotte. Le maître de cérémonie cherche le couvercle. Il trouve un morceau de planche, veux l’ajuster. J’essaie de m’asseoir. Cela ne va pas: je vais tomber dans la fosse à merde. Il est ennuyé: cette planche qui peine à s’ajuster est un défi esthétique. Cependant les commensaux passent les plats. La nourriture est délicieuse. Mon voisin découpe une tranche dans un gâteau au chocolat. Considérant l’importance de cette tranche, je vois que je vis pauvrement, dans un endroit sans culture, en Espagne, au bord de la mer, avec des gens frustes. Quel monde raffiné forme cette tablée de sybarites! Prétextant que je n’ai pas encore goûté au salé, je refuse la tranche de gâteau .
Plus tard, quand j’atteins le cloître du monastère, un guide vient à ma rencontre. Il m’entretient de ma pièce de théâtre.
- Laquelle, celle dont le héros est un pneu?
Et comme il m’explique l’échec de ses démarches à Paris, je le rassure:
- Ah, le contemporain, ce n’est pas facile!
Satisfait de m’en tirer à bon compte, je quitte le monastère pour divaguer à travers champs. Dans les blés je trouve monté sur chevalet une petite toile dans le style pompier. Elle est signée A. Schmidt. Un paysage de campagne. J’hésite à la voler, mais non, dans ce monde, cela ne se fait pas. Plus loin, je trouve de vielles montagnes russes. Affaissées, brunies par la rouille, elles ressemblent à la carcasse d’un dinosaure. A son pied, des tréteaux. Tout un personnel s’agite. Des agents de la culture de Salamanque, me dis-je aussitôt. Je regarde les filles, elles sont belles. Mais quand je me rapproche, je vois ce qu’elles sont, des agents de la culture, des agents qui font circuler cette bouillie de l’esprit qui nous emportera tous. D’ailleurs, elles remontent dans le bus qui les a amenées, avec leurs coiffures, leurs ongles vernis et leurs classeurs de gestionnaires. Je me tourne à nouveau vers les champs. Un moine en habit blanc cueille une pomme. Ma contemplation est interrompue par un bruit. Il vient de l’intérieur d’un bâtiment sans fenêtres. Trois ouvriers s’apprêtent à punir un agent de la culture qui a molesté une vierge. Le plus remonté retire sa ceinture pour le fesser. Finalement, c’était une mise en scène. La jeune fille tombe dans les bras de l’ouvrier et l’embrasse. Celui-ci lui enfile deux doigts, à travers le tissu du pantalon, dans le postérieur de la vierge. Puis il lâche prise et emmène ses camarades sur ce mot d’ordre:
- Il y a mieux à faire pour les hommes que de s’intéresser aux femmes!
Bords de mer
Eau limpide sur le bord de mer, les courants ont éloigné ces nuages jaunes qui les mauvaises semaines ourlent les plages. Près du rocher, des gosses pédalent des pieds sur des dauphins gonflables, les familles ont dressé des tentes, les stéréos des voitures hurlent du flamenco à travers les coffres ouverts. Quand j’atteins le point le plus élevé du chemin que j’emprunte pour gagner la ville, une barque de rameurs défile au large. Six hommes rament dos au vent, le septième barre debout. C’est lui qui se noiera dans le roman d’enquête que j’écrirai pour m’amuser. Puis vient la crique de l’Araña, celel de la fabrica, avec sa cimenterie et le quai aux sardines et ses cent restaurants (en fait quatre-vingt deux, Aplo et moi les avons compté en avril). Les touristes étrangers sont arrivés, mais les lieux réquisitionnés demeurent: la table de joueurs de cartes, le banc des grands pères, le couple qui vit dans sa camionnette contre le déverseur des égouts. Enfin, le long quai en dalles blanches qui mène à la marina et au port avec ses populations: les chats qui vivent sur les blocs de pierre et chassent à l’intérieur du dédale, le fitness à ciel ouvert, l’alignement des gargotes. Après l’entraînement, verrée avec les camarades. Un fonctionnaire de la ville, un agent de sécurité, un militaire, un bachelier. A tour de rôle chacun évoque la construction d’un immeuble sur une plage connue, son interdiction d’exploitation après achèvement du chantier, son abandon et sa destruction. Et de donner en millions la somme que les autorités et les promoteurs se sont mises dans les poches. Puis le militaire:
- Un garde civil gagne 1200 Euros, un garde national, 1400 Euros. Quant au municipal, c’est une honte, c’est là qu’on voit où va notre argent, figurez-vous qu’il gagne jusqu’à 2100 Euros!