En gare de Loei, ce moine coiffé d’un bonnet de laine triangulaire. Il entre dans le parc réservé, un carré au centre de la salle d’attente que j’ai pris pour un espace réservé aux bambins. L’arrivée d’autres moines, débarqués des bus, le confirme: l’endroit est un lieu d’attente spécial. Au-dessus de ce parc, une téléviseur diffuse en boucle des matchs de boxe muay thaï. Mais le plus étonnant est la canne du monsieur à bonnet. Verte, elle figure un serpent dressé. Sur le retour, le moine à peint une gueule ouverte crachant le feu. La chevelure hérissée est figurée à l’aide d’une série de clous qui, paradoxalement, rendent la canne inutile.
Mois : janvier 2016
Histoire
A Sukhothai se trouvent les seules ruines que possède la Thäilande, les vestiges d’une cité du XIIIème siècle liée à la seconde fondation du bouddhisme, en réalité une série d’allées, des temples, de plateformes et de bassins aux formes syncrétiques circonscrits dans un jardin. Les monuments sont essentiellement de briques rouge et il faut, entre ces parties reconstruites, chercher à la loupe les morceaux authentiques. Gala qui s’enthousiasmait, n’en demande pas plus. J’avais gardé un meilleur souvenir de ma première visite (je songe à Teotihuacán ou à Angkor). Heureusement, une compétition se déroule au milieu de l’ensemble monumental. Du cross-country. Lorsque nous arrivons sur nos vélos gris platine, propriétés de la police, les concurrents reprennent leur souffle, démontent les roues, charge les montures sur les jeeps. Et quelles montures! Les meilleurs marques mondiales, du titane, du carbone, des fourches et de l’hydraulique. Je déambule, épaté. Par la même occasion, je fais l’achat de manches de protection en lycra, ce qui n’est pas un luxe, en été, sur les cols. Et cependant, je fais parent pauvre. Les thaï ont tout: cuissard, gants gélifiés, haut versicolore, lunettes aérodynamiques… A une vendeuse qui me vante l’impression sur commande des ensembles, je demande quelle était la distance à parcourir:
- 10 kilomètres.
Vérité banales
Doit-on admettre que, dans le cours de l’histoire de la pensée, certaines banalités deviennent des vérités éminentes parce que la majorité des hommes, s’apercevant de leur banalité, ont renoncé à les exprimer, mais qu’il suffit que l’un d’entre eux, moins regardant, les exprime, pour que tous, en raison même de ce refus et partant de l’audace de celui qui passe outre, en admettent soudain la valeur?
Grâce
La beauté de la Thaïlande vient des gens, de leur comportement, de sa bonté. Bien sûr les îles! Ajoutons‑y quelques forêts, une cascade, un temple. C’est peu. Huitante millions de Thaïs qui se meuvent avec grâce, sans heurts, voilà la richesse de ce pays. A l’opposé de la Suisse, et désormais de la France: ensemble géographiques exceptionnels où l’on ne rencontre que des visages fermés, de la prétention froide et, depuis peu, de l’agressivité. Les rares thaïlandais qui voyagent en Europe ne s’y trompent pas:
- C’est joli! Confient-ils.
Milieu
Sur les berges de la rivière Nan à Phitsanulok sont amarrés des barges qui font restaurant, dancings ou pension. Fatigués par des heures de bus, nous empruntons le premier ponton qui se présente. La terrasse sur pilotis comporte deux parties, l’une fermée, l’autre ouverte. La cuisine est reliée par une passerelle. Un groupe pop joue. S’avance un homme. Faciès au cirage, jovial, ivre. Le son des hauts-parleurs est assourdissant. Nous choisissons une table éloignée. Il nous assied, tourne les pages des menus. La serveuse se précipite. Robe moulante offerte par les bières Chang, excitée, ivre. L’homme la renvoie d’une tape sur les fesses. Derrière Gala, dix mangeurs. Mâles d’un côté, femmes de l’autre. Au whisky, tous. Notre serveuse revient dans sa robe verte. Elle verse la bière sur la glace, inonde la table, s’excuse, part en vrille. Une dame se lève. Sobre, celle-là. Que voulons-nous? Elle nous renseigne en anglais, salue, prend place à une autre table. En raison des accidents de la berge, la cuisine est en léger surplomb. Logée dans une cabane de bois, elle fume par toutes ses ouvertures. A travers les volets, j’aperçois une bande de tapettes gesticulant parmi les woks, les auto-cuiseurs et les hachoirs.
- C’est le milieu.
- Le milieu?
- Le milieu! La maffia, quoi!
A Gala, je désigne la main d’un gars. Elle est baladeuse. D’ailleurs, la fille a laissé tomber sa chaussure et relevé la jambe. Un autre, le physique important, les bras durs, passe sans cesse des appels entouré de seconds couteaux. Il y a un motard. Bandana sur le front, les pattes frisées, il porte un gilet de jeans façon Hell’s angels et se goinfre de pâtes au riz. Là-bas, sur les tréteaux, une chanteuse rejoint les garçons qui grattent leurs guitares et entonne la mélopée.
- Elle chante faux sur la dernière note, indique Gala.
Au même moment, des rires fusent en cuisine. Embrassés, les tapettes prennent une voix de gorge et imitent la vedette. Le chef-cuisinier, personnage obèse et roboratif, les reprend. Ils s’activent. Les plats quittent la cuisine. Tom-Yun-Goon, Satay, poulet Thom Kha. Entrent de jeunes frappes. Le patron du gang, plus âgé, en costume, les fait venir à sa table, les écoute, les renvoie; à leur mine, on jurerait qu’ils viennent de commettre une basse besogne.
- Tous doivent être armés, dis-je à Gala.
- Mieux vaut ne pas s’énerver, lui dis-je.
- S’il y a le moindre problème, part en courant, lui dis-je.
- J’espère qu’ils ne vont pas maquiller la facture, dis-je à Gala.
Qui répond:
- Mange!
Elle n’a pas tort. La nourriture est délicieuse. De plus, l’homme au faciès a pris ses distances. L’un des chefs à du le sermonner. Il laisse les filles s’occuper de notre service, boit du whyskie avec d’autres clients. Quand Gala me parle de cette femme, assise près de la rambarde, au-dessus des eaux brunes…
- Ne te retourne pas!
- Pas la peine, je l’ai déjà remarquée.
- Elle n’est pas comme eux.
- Non. C’est une pute qui rachète sa faute. Regarde le vieillard. Tu as vu comme il la traite?
- J’ai vu.
- Elle paie.
Puis il y a cette autre scène, que Gala ne peut voir, derrière elle. L’une des filles est avec son mec, un mec épais, brutal. Pas une fois il ne l’a regardée. Il parlemente avec les autres hommes. A l’occasion, il allonge la main pour vérifier qu’il la tient sous sa coupe. Elle jouait sur son téléphone. Or, depuis que l’un des jeunes voyous s’est assis à son côté, elle ne se tient plus. Elle pivote, sourit, tenterait quelque chose, puis, effrayée, reprend une position décente, donne quelques gages à son mec. Elle va dérouiller. Lorsque nous rejoignons la berge, nous voyons les voitures: des Mercedes blanches aux vitres occultées, des pick-up surhaussés et une grosse cyclindrée américaine, des véhicules que l’on voit dans les vitrines du World Trade Center de Bangkok.
Fête du feu
Passé le col de Phu Ruea, les versants de la montagne se garnissent de pots de fleurs. Les horticulteurs émondent, greffent, rempotent. Arbustes et fleurs sont livrés aux municipalités, aux écoles, aux casernes. Par milliers, ils dévalent en plaine. Tressés, composés, agencés par les jardiniers municipaux, ils serviront la gloire du roi. Nous roulons en direction de Phitsanulok. Industrieuse, concentrée, la population qui travaille aux abords de la route n’a pas un regard pour notre bus. Une casquette tirée sur le nez, le tour de cou au-dessus des oreilles pour me prémunir de l’air froid qui circule sous le plafonnier et, par la même occasion, des odeurs nauséabondes qui s’échappent des toilettes embarquées, j’admire la rigueur des hameaux: tenus par les horticulteurs, ils ont la rectitude, la mesure, la taxinomie des parterres de végétaux. Soudain la nuit tombe (à 17h30), aussitôt de longues flammes embrasent la montagne. A Gala, je fais remarquer ce feu. Il roule sur les sols, dévore la forêt. Je crois à un accident. Mais, ce ne sont pas une ou deux montagnes qui flambent, c’est le paysage entier. Et le chauffeur qui lambinait dans l’ascension met plein gaz. Nous naviguons dans une fumée grise. Les reliefs s’estompent, s’annulent. Ce feu est d’une technique de défrichement sauvage. Les aplats laissé en jachère finissent par recevoir des pousses de palmes destinés à la production d’huile, m’a-t-on expliqué l’an dernier, aux abords de Mae Hong Son. Des décrets de police pénalisent ces pratiques; elles perdurent. Mais ici, le phénomène prend une ampleur sacrée. Tandis que nous avançons vers la ville, je me perds en hypothèses: le feu est partout. Au pied des maisons, les familles allument des foyers, croisent les bras, ouvrent grand les yeux. Plus loin, un gosse s’amuse devant le flammes, des adolescents courent dans des fosses embrasées. Si je jette un œil au sommet des collines, je retrouve le feu. Il serpente, se love, bondit, couche les arbres, crache contre le ciel. Le bus crève l’écran des fumées. Il ne ressortira de cet enfer gris que dans les faubourg de Phitsanulok, lorsque la végétation le cède au béton.
Intermédiaires
Les statues de bouddhas ne représentent pas un homme mais une attitude, pas Siddhartha mais la Voie. On conçoit dès lors la difficulté, l’impossibilité peut-être, hormis dans les religions abstraites donc iconoclastes (j’exclus ici l’Islam qui dans son approche exotérique manque des réquisits de la religion) d’éviter l’idolâtrie, laquelle impliquant des rituels réintroduit les intermédiaires, et la hiérarchie, et le pouvoir.
Sentiers
En Thaïlande, les rituels quotidiens des moines diffèrent selon les monastères. Dans les villes et villages de plaine prévaut le travail des textes et la répétition du cérémonial. En montagne, je lis que les moines se lèvent à l’aube, autour des 3 heures. Ils parcourent alors les campagnes et mendient leur unique repas qu’ils prendront au point du jour, puis ils chantent et méditent. L’après-midi, ils travaillent une à deux heures. Ce travail consiste à entretenir les bâtiments monastiques et les sentiers de forêt.
Couple maudit
Le peuple se détournant des politiciens, les politiciens décident de changer de peuple. Le travail est en cours. La presse participe à l’opération. Ne pouvant la justifier dans ces termes — si elle veut qu’on l’écoute, elle doit justifier de son indépendance — elle mise sur le fond de morale chrétienne du peuple et fourgue à grands renforts de propagande l’idéologie des droits de l’homme. Politiciens et presse, au nom de la défense de leurs intérêts privatifs, agissent de concert pour saper le moral des citoyens, museler la critique, anéantir le bon sens. Les mêmes se poseront bientôt en recours contre la bêtise et la violence. N’est-ce pas leur seul raison d’être, que le peuple croie à leur utilité?
Loei 2
Nos habitudes sont prises. Le petit-déjeuner dans la salle aux cent tables. A choix, omelette, œufs frits ou brouillés. Le café âpre, velu, qui coule dans la gorge comme une encre chaude. Les tranches de focaccia que l’on glisse dans le toaster à mouvement perpétuel, puis le buffet thaï, riz frit, vermicelles, poulet au gingembre; évitons les phô chinoises. Ensuite, les toilettes. Elles sont si loin de la réception, que le personnel oublie de les éclairer. Actionnant l’interrupteur, je tire du néant douze cabines de marbre, sept pissoirs et autant de lavabos, puis je reprends l’ascenseur de verre où joue une musique de piano, et m’élève. De la chambre, nous voyons le parc aromatique. Munis de balais courts, des ouvriers à chapeaux coniques chassent les feuilles. Vers la rivière, des métallos encagoulés soudent un parallélépipède de la taille d’un bâtiment. A quoi servira-t-il? Un support de terrasse à installer sur les berges? De fait, en aval, un grue nivelle la terre meuble .
Il est dix heures, je me rends à la piscine.
Dimanche, un gardien s’est tenu sur sa chaise, devant le bassin, du matin jusqu’au soir. “Pas de touristes!”, ai-je fait remarquer. Il m’a répondu que les enfants étaient peut-être à l’école. Et comme désormais c’est la semaine, que les enfants y sont, à l’école, le gardien a congé. J’organise mes tables, mes boissons, mes prises électriques, mes livres et des serviettes de bain. Trois étages plus bas, j’aperçois Gala qui saute sur un vélo et va manger un riz. A quinze heures trente, j’essaie de nouvelles figures dans un coin ombragé: coup de pied direct extérieur couteau, libération contre saisie arrière mains tenues ou parade avec revers poing tourné. Puis, fraîchement douchés, nous sortons, passons le pont, gagnons le plan d’eau municipal. Deux cygnes de plâtre mêlent leurs becs, un jet d’eau décoratif propulse une gerbe de dix mètres. Dès cet instant, la séquence a tout du filage théâtral: sur le quai inférieur le vieillard qui fait son jogging, en haut les marchandes de chaussettes, sur le quai inférieur les amoureux de vingt ans qui promènent leur premier enfant, en haut le préposé au charbon. Nous prenons place autour de la table de barbecue. Venus dès la sortie des classes, quelques écoliers en uniforme attisent leur baseros, se servent au buffet. La serveuse apporte la Léo et demande “combien de bouteilles dois-je enfoncer dans la glace ce soir?” Dans le parc, sur la quai opposé, la gymnastique collective commence. Trente femmes dansent sur un rythme techno. Dans le ciel surgit le petit porteur d’Air Asia. Sur la passerelle, les familles jettent des toasts aux poissons. Le soleil se couche. Quand la musique s’arrête, en face, dans le parc, il est six heures. L’avion d’Air Asia repart pour Bangkok. L’homme qui porte le T‑shirt Military passe devant les braseros et salue. Nous cédons la place aux écoliers qui attendent les tables, nous regagnons l’hôtel.