Mois : janvier 2016

Effacement

Pen­dant l’ex­er­ci­ce de tir au pis­to­let, je recon­nais Car­rel. Je le recon­nais à sa mous­tache duveteuse, ado­les­cente. Aus­sitôt, nous échangeons une poignée de main. Une mitrailleuse fait vol­er en éclat une série de cou­verts. Son feu nour­ri éven­tre les sols, dans les fumées zigzaguent des sol­dats. Ter­rés, silen­cieux, je regarde Car­rel qui me regarde: com­ment avons-nous pu rester si longtemps sans penser l’un à l’autre? Mais surtout: com­ment est-il pos­si­ble qu’ayant fait à l’époque un voy­age d’une semaine ensem­ble ne nous reste aucune image de cette équipée?
Or, réveil­lé, je vois que cette énigme recoupe une expéri­ence réelle. Il y a quelques années en effet, je me suis sou­venu, à l’oc­ca­sion d’une ren­con­tre inopinée en ville de Lau­sanne, avoir fait avec tel cama­rade un voy­age en Espagne de dix jours, peut-être plus. Comme je le salu­ais, je con­statais qu’il n’en restait rien, ni sou­venir plaisant ni sou­venir déplaisant, pas la moin­dre trace et que j’é­tais inca­pable de me per­suad­er que nous avions bien entre­pris cette équipée.
Il se peut qu’un tel efface­ment ressor­tisse au car­ac­tère d’autrui, à son absence de car­ac­tère devrais-je dire, ou, plus exacte­ment, à l’ab­sence de car­ac­tère que nous lui prê­tons, n’en­reg­is­trant de sa per­son­nal­ité aucun trait sail­lant qui l’an­cr­erait dans une représen­ta­tion pérenne sus­cep­ti­ble de lester la mémoire.

Preuve

La preuve esthéti­co-théologique de l’ex­is­tence de Dieu est d’essence mag­ique. Intu­itive ou factuelle, liée à l’il­lu­mi­na­tion, elle n’est pas stric­to sen­su une preuve. La moins syn­thé­tique des preuves du cor­pus tra­di­tion­nel, c’est aus­si la plus per­sua­sive. L’ar­gu­ment ontologique qu’af­fec­tion­nent les méta­physi­ciens est du côté de la rai­son pure — la sagesse et son expéri­ence momen­tanée d’une dimen­sion pos­si­ble du monde sem­ble préférable.

Mutation

De la sci­ence-fic­tion, m’écri­ai-je, quel sci­ence-fic­tion? Observe! Les machines imi­tent les hommes, les hommes devi­en­nent des machines!

Lor 3

A l’oc­ca­sion du tour­nage, l’an dernier, d’un film hol­ly­woo­d­i­en rela­tant une ami­tié entre une Améri­caine et une Lao­ti­enne, Lis emmène l’équipe de réal­i­sa­tion dans la grotte de Ban­fai. Selon ce qu’il m’ex­plique, la dif­férence prin­ci­pale avec le fleuve souter­rain de Lor est qu’on ne peut débouch­er à l’autre extrémité de la grotte. Le site est plus dan­gereux, le cours d’eau pus long, les pirogu­iers, à rai­son, plus méfi­ants. Et pour con­jur­er le mau­vais sort, avant de s’en­gager, ils sac­ri­fient un porc. Ce qui fut fait avant d’embarquer le réal­isa­teur et son équipe. Or le tour­nage prend du retard, la nuit tombe, les pirogu­iers s’in­quiè­tent. Il reste une scène à finir, les Améri­cains promet­tent de l’ar­gent. Les Laos cèdent, puis gag­nés par la peur ren­dent l’ar­gent. Qua­tre d’en­tre eux s’en vont. Restent deux pirogues. Pour ramen­er les mem­bres de l’équipe, Lis devra faire deux voy­ages et ramer lui-même sur un cours d’eau qu’il n’a jamais nav­igué — un film dans le film. 

Barbare 2

Ce matin, la presse nous apprend que des agres­sions sex­uelles en bande por­tant sur plusieurs dizaines de femmes blanch­es et qui sont le fait des immi­grés ont eut lieu aux abor­ds des gares dans au moins qua­tre villes alle­man­des la nuit du nou­v­el an.
Européens, con­tin­uez sur la voie sacrificielle!

Masochisme



L’Américain déteste que l’on par­le de ses échecs. Le Suisse y insiste.

Loei



A Loei, dans l’hôtel le plus imposant du nord de l’I‑san. La salle de petit-déje­uner a la taille d’un ter­rain de foot­ball, en cham­bre il faut élever la voix pour s’en­ten­dre. Quant au lit, il est princi­er, roy­al, on s’y perd. Mais surtout, nous sommes seuls ou à peu-près. Hier, j’ai croisé un natif du Min­neso­ta, ce matin un Indi­en, tan­tôt, à la piscine, deux Québe­cois­es. Et quelle piscine ! Bleu ciel sur un car­relage imprimé de dauphins, en décroche­ment au-dessus d’un parc aro­ma­tique. Les trois pre­mières heures, il n’y a que le gar­di­en. Il s’occupe du frig­ori­fique à bois­sons, du cof­fre à glace et des servi­ettes de bain. Nous par­lons vélo. Les Thaïs se sont entichés de ce sport. Equipés comme s’ils allaient gravir l’Alpe d’Huez, ils péda­lent dans le bord des artères citadines. La dis­cus­sion fait long feu. Il con­naît dix mots d’anglais, mon thaï est plus rudi­men­taire. Je retourne à ma table de tra­vail. Je prends ces notes devant trente chais­es longues vides. Le luxe c’est le luxe sans partage. 

Jeux d’adultes



Chaque fois qu’il bâtis­sait une maque­tte, gal­lion, tank, biplane, il la don­nait à ses enfants qui dans leurs jeux l’esquintaient. C’était un homme de pas­sion et de progrès.

Barbare



Qu’est-ce qu’un bar­bare ? Un indi­vidu qui en impose par la bêtise et la sim­plic­ité. Il ai ce qu’il est, ne peut ni plus ni moins, et pas autrement. Lorsqu’on amal­game du sim­ple, cela ne fait pas du com­plexe, mais de la force.

Frontière



Passé la fron­tière lao­ti­enne avec un cou­ple d’économistes alle­mands malades. Descen­dus à la gare d’Udon Thani. Sans argent, je glisse ma carte de banque dans une machine, me trompe, me trompe encore, la retire, l’enfile, tape une somme. La machine proteste, digère et s’éteint. Un tuk-tuk nous emmène dans le quarti­er du lac de Nong Khon Kwang qui est aus­si celui de l’hôpital. Nous sommes dimanche. Le marché cou­vert où se restau­re doc­teurs et infir­mières ferme. Attablé avec des chauf­feurs de tuk-tuk qui ava­lent du Whiskie. L’un des hommes demande d’où nous arrivons. Il retire une Léo du frigidaire, nous l’offre.