Tout état dominé par un système bipartite aboutit à la confiscation du pouvoir.
Alexandre Friederich
A quoi bon voyager ? Je ne sais pas. Peut-être faut-il justifier cette réponse par une raison a contrario. Ce n’est pas ce qu’on trouve mais ce que l’on quitte. Ce n’est pas l’ailleurs, mais le refus de l’ici et du maintenant. Une approche négative comme est négative la dialectique d’Adorno lorsque l’histoire, au sortir des guerres, passés les derniers soubresauts, rencontre le néant. Comme toute philosophie serait en fin de compte négativité, rejet du monde factuel. Le chercheur scrute le vide. Il entrevoit les yeux clos ce qui n’est nullement visible et, probablement, n’existe pas. Il le pense pour que cela advienne. Voyager, c’est alors apercevoir ce que l’on quitte. Et quoique l’on quitte, dès lors qu’on le quitte, ne serait-ce qu’en fermant les yeux, on voyage.
Fondamentaliste. Tous comptes faits, le terme me convient. Je crois dans l’homme. Son avenir est inscrit dans ses possibilités. Il n’est que de les mettre en lumière. Mais il y a la société. Comment croire dans les hommes ? Dans la société qu’ils organisent et consentent à subir ? En son sein, l’homme est mis à mal. Il se défait, s’étiole, n’est plus que l’ombre de lui-même. Tel est le paradoxe : agir pour la vie, pour l’homme, c’est agir à la fois contre la mort et contre les hommes.
De Noël, j’aime la symbolique et la fête, l’esprit de famille, l’intimité voulue, entretenue. Je n’écris pas cela pour manifester une sorte de nostalgie entouré que je suis de stupas, de magasins chinois et du sapin de guirlandes d’un hôtel. Ici, comme ailleurs, la veillée témoigne d’une intention de bonheur qui est au cœur des préoccupations des hommes. Ainsi, je m’étonne des propos désabusés, quand ce n’est hostiles, que profèrent contre l’esprit de Noël bien des gens de mon entourage, et plus volontiers les jeunes que les aînés. Pour ma part, j’ai toujours attendu avec impatience le moment des préparatifs, la décoration du sapin, puis le repas, les cadeaux. Enfant bien sûr, mais aujourd’hui encore.
Albino, le Sicilien à barbe rousse qui arrive de Bali à vélo m’affirme qu’après la traversée du Mékong à Nong Khai, il traversera l’I-san, entrera en Birmanie par Mae Sot et remontera par la voie terrestre jusqu’à Mandalay. L’an dernier, pour avoir cru naïvement que l’on circulait sans encombres dans les campagnes reculées du pays, je me suis retrouvé à Khiang Tung, seul touriste en ville, empêché de poursuivre par la route et poussé dans un avion. Ce 31 décembre, pour en avoir le cœur net, je loue un vélo, emprunte les quais de Vientiane, longe la Lao-Thai street et frappe à la porte de l’Ambassade de Myanmar. Où une gentille dame me répond : “il est tout à fait possible d’entrer dans le pays par le poste-frontière de Mae Sot et de se rendre à Mawlamyine.”
- Je souhaite me rendre à Mandalay.
La dame déplie une carte. Elle pointe sur la ville de Mawlamyine. Premier constat, nous sommes encore loin de Mandalay.
Je répète ma question.
- Pour Mandalay, me répond la dame, cela dépend de la route.
- Je ne comprends pas.
- Elle est peut-être fermée. Personne ne peut savoir. Pour le savoir, il faut se rendre sur place.
- Mettons qu’elle soit ouverte.
- Dans ce cas, vous pourrez prendre cette route.
Glissant son doigt du bas vers le haut de la carte, elle indique la route que je pourrai emprunter à bord du bus autorisé.
Fort de cette nouvelle, je rejoins Gala, nous fêtons le nouvel an et nous mettons au lit à 22 heures.