Pendant l’exercice de tir au pistolet, je reconnais Carrel. Je le reconnais à sa moustache duveteuse, adolescente. Aussitôt, nous échangeons une poignée de main. Une mitrailleuse fait voler en éclat une série de couverts. Son feu nourri éventre les sols, dans les fumées zigzaguent des soldats. Terrés, silencieux, je regarde Carrel qui me regarde: comment avons-nous pu rester si longtemps sans penser l’un à l’autre? Mais surtout: comment est-il possible qu’ayant fait à l’époque un voyage d’une semaine ensemble ne nous reste aucune image de cette équipée?
Or, réveillé, je vois que cette énigme recoupe une expérience réelle. Il y a quelques années en effet, je me suis souvenu, à l’occasion d’une rencontre inopinée en ville de Lausanne, avoir fait avec tel camarade un voyage en Espagne de dix jours, peut-être plus. Comme je le saluais, je constatais qu’il n’en restait rien, ni souvenir plaisant ni souvenir déplaisant, pas la moindre trace et que j’étais incapable de me persuader que nous avions bien entrepris cette équipée.
Il se peut qu’un tel effacement ressortisse au caractère d’autrui, à son absence de caractère devrais-je dire, ou, plus exactement, à l’absence de caractère que nous lui prêtons, n’enregistrant de sa personnalité aucun trait saillant qui l’ancrerait dans une représentation pérenne susceptible de lester la mémoire.