Mois : janvier 2016

Bienvenue 2

A la tombée du jour, je me rends dans ce préau d’é­cole de Sukhothai fréquen­té par des pétan­quistes et des foot­balleurs. Les judokas courent devant les salles de classe. Sur le vélo sta­tique, un mod­èle jaune et rouil­lé, le jar­dinier pédale. Même heure que lun­di, même scène, mêmes per­son­nages, mais les com­porte­ments, eux, ont changé. Le chien d’abord. Il émerge du four­ré, avance dans la pous­sière, me recon­naît, se place à la lim­ite de son ter­ri­toire et se ren­dort. Le chat. Assis, il me regar­dait. Cette fois, il passe sous les gradins, se frotte con­tre ma jambe, pour­suit. Le bal­lon file dans la cage aux boules. Tan­dis que l’un des équip­iers le récupère, l’en­traîneur me rejoint et répète l’ex­er­ci­ce que je viens de faire. La par­tie reprend. Des gamines de cinq ans vêtues de l’u­ni­forme bleu et blanc approchent des seaux sous le bras. Elles imi­tent un mir­a­cle de la nature: faire pouss­er des fleurs. Et donc, arrachent les fleurs par la tige pour les replanter plus loin. Cela, avec méth­ode. En com­mençant pas les vio­lettes. En par­tie basse de la plante, il n’en reste bien­tôt plus. Elles s’en­ten­dent alors pour le dépouiller de ses fleurs blanch­es. Quand je les observe, elles me fix­ent, souri­ent, un peu inquiètes détal­ent en riant. Lorsqu’elles ont vidé leurs seaux, elles revi­en­nent. Con­tre la rue, deux pagodes pourvues de bancs ser­vent de lieu de ren­dez-vous aux ado­les­cents dragueurs. Un homme bal­aie. La vendeuse de nouilles ferme le por­tail que rou­vrent bien­tôt les joueurs de bad­minton. Au sol, à l’en­droit où le dal­lage est défon­cé, croupit une eau d’un jaune chim­ique. Plus loin, une carte de Poké­mon retournée. Des fioles de bois­son énergé­tique à l’emblème des deux tau­reaux sont aban­don­nées au pied d’un car­rousel tor­du. Sur­git une jeune fille sur un vélo­mo­teur: l’en­traîneur de foot­ball, sans un mot a ses coéquip­iers, saute en croupe, ils s’en vont. Pen­dant les deux heures que j’ai passé dans ce préau, je suis allé de décou­verte en décou­verte. A la fin, le monde s’é­tait réduit. Il me sem­blait qu’il tiendrait tout entier entre ces qua­tre murs, ce qui m’a rap­pelé le préau dans lequel nous jouions à l’é­cole, à Madrid, en 1977.  L’ école était logée dans une vil­la. Nous avions le jardin à notre dis­po­si­tion et celui-ci offrait une ter­rain d’aven­tures par­fait: bassin sans pois­sons, arbustes à épines, potager en berne, bal­ançoires lépreuses, haute clô­ture séparant le préau de la par­celle voi­sine où était instal­lé un bar (par une  ouver­ture, nous achetions chips et bon­bons), chais­es sans dossiers, gra­vats. Par­mi les jeux favoris, les billes, avec ou sans retour au pot, et les cours­es de cap­sules: il s’agis­sait alors, à l’aide d’une chique­naude, de faire par­courir à la cap­sule un tour com­plet d’un cir­cuit dess­iné dans le sable.

Ouverture

Instal­lés au pre­mier étage d’une grande mai­son de teck au toit pointu bâtie à la fin du dix-neu­vième, entourés de plantes et de lap­ins blancs. Et pour le six­ième jour con­sé­cu­tif, seuls hôtes. Le luxe, c’est d’abord l’ab­sence de promis­cuité. Le bous­cule­ment des villes est dégradant. A se mêler sans cesse à la foule, l’homme est con­traint à l’en­fer­me­ment. Tout le vocab­u­laire mod­erne est à revoir: par­ler d’ “ouver­ture” est insensé.

Intervention

Nous man­gions hier au marché de la ville, à même le trot­toir, servi par une famille. La mère était aux fourneaux, les filles au ser­vice, la grand-mère dans sa chaise. Quelques can­cre­lats filent sur la dalle, un rat joue dans les épluchures. Accroché au bar­reaux de son parc de bois, sur une table amé­nagée, la petite dernière, à peine un an, observe. Soudain, l’une des gamines se pré­cip­ite. Elle est au milieu de la rue et tape furieuse­ment con­tre le sol. Les Thäis se lèvent, recu­lent. Un homme porte assis­tance à la gamine. Il l’é­carte, tape à son tour. La mère joint ses mains et, atter­rée, fixe le lieu du com­bat. La voi­sine, marchande ambu­lante de pâtés au porc, grimpe sur son tabouret. De quoi s’ag­it-il? D’un insecte. Celui-là même qui avait créé l’af­fole­ment dans le café où nous nous repo­sions, après l’as­cen­sion du Mont Batur, au nord de Bali, en 1991. Un mille-pattes long comme une main, rouge, tacheté, dont la piqûre provoque la mort en une poignée de secondes.

Transformisme

Dès qu’elle eut quit­té son habi­tat marin, sous l’ef­fet de la pesan­teur ter­restre, la ras­casse se trans­for­ma en lichée.

Lumière

Cita­tion de Keynes à met­tre en rap­port avec le nuage de pol­lu­tion qui noie les cap­i­tales chi­nois­es réduisant la vis­i­bil­ité à quelques mètres: “Nous détru­isons la beauté des cam­pagnes parce que les splen­deurs de la nature, n’é­tant la pro­priété de per­son­ne, n’ont aucune valeur économique. Nous seri­ons capa­bles d’étein­dre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rap­por­tent aucun div­i­dende”. Plus près de nous, je songe à Bulle, cette ville d’une rue logée dans l’un des plus beaux paysages du monde, la Gruyères. Voilà dix ans que politi­ciens et entre­pre­neurs s’achar­nent et vilipen­dent, bâtis­sant tous azimuts des cubes aux fonc­tion­nal­ités var­iées: usines, hangars, dépôts, cen­tre com­mer­ci­aux, immeubles de rap­port, hôtels automa­tiques. Un can­cer. La cam­pagne est attaquée. Importée de France et du tiers-monde, livrée sur place, la pop­u­la­tion est rangée dans des apparte­ments minables et mis à la corvée. Chaque fois que je tra­verse ce désas­tre par l’au­toroute, je me demande dans quelle par­tie de la ville les respon­s­ables de l’opéra­tion comptent leurs rentes. Mais il y a pire: le drame social — il est en ges­ta­tion. Lorsque la crois­sance faib­li­ra, s’in­ter­rompra, cette spécu­la­tion aber­rante débouchera sur la rup­ture (et puisqu’il est ques­tion de Keynes, l’An­gleterre, de la réin­tro­duc­tion de l’é­talon-or sous Churchill en 1925 à la poli­tique néo-libérale de Tatch­er, offre des exem­ples émi­nents d’op­pres­sion de la classe ouvrière suite à des ajuste­ments économiques). Alors le niveau de vio­lence explosera, juste écho du tra­vail de sape des capitalistes.

Bienvenue

Tan­tôt dans une cours d’é­cole de la nou­velle Sukhothai. Échauf­fe­ment, Pilates, et ain­si de suite — les rou­tines. Vien­nent suc­ces­sive­ment me voir et voir ce que je fais, les jeunes foot­balleurs, les pétan­quistes, les amoureux, le concierge, trois pies, le chien, le chat. Cha­cun a son atti­tude. Les goss­es, éton­nés, souri­ent, puis dans leur coin répè­tent les exer­ci­ces. Le concierge me souhaite la bien­v­enue. Le chien hésite. Il aboie. Redéfinit son ter­ri­toire, aboie encore, se retire. S’as­soit à dis­tance. Le chat se frotte con­tre ma jambe, prend la pose, s’ori­ente, ne bouge plus un cil.
Et à l’aller, je vais à l’épicerie. A même la rue, la dame coud sur une Singer.
Au retour, autre épicerie. En garage. Une dame mange en posi­tion de lotus dans deux casseroles de fer blanc.

Le grand restaurant

Restau­rant en plein air le long de la route munic­i­pale. Alen­tour, des arbres, des mares, la nuit. Le per­son­nel est en livrée et en surnom­bre. La salle compte cinquante tables. A un bout, un cou­ple à la retraite. Lui mange sa soupe. Pour se don­ner du courage, il garde sur la tête son cha­peau mou mod­èle Croc­o­dile Dundee. A l’autre bout, une famille de chi­nois sonores. A peine sommes nous servis que Gala pro­pose de chang­er de table.
- Il fait froid.
Elle appelle. Un gamine accourt. Elle écoute Gala, s’en retourne. Elle reparaît avec sa supérieure hiérar­chique.
- Too cold!
Toutes deux filent au comp­toir — qui est situé à 50 mètres — revi­en­nent avec un comité com­posé du gérant, du maître d’hô­tel et des serveuses. Ils com­pren­nent, rient, font la courbette.
Nous changeons de table.
Quelque min­utes plus tard, je me rends aux toi­lettes. Il faut tra­vers­er la salle, tra­vers­er deux cours, emprunter un trot­toir, bref, c’est une longue marche. Au bout de laque­lle, je trou­ve dans le noir du lieu d’ai­sance, l’air exta­tique et gêné, un mar­mi­ton et le gérant. L’acte étant con­som­mé, ce dernier se lave la verge dans l’urinoir.

Croque-monsieur

Sukhothai — deux routards au comp­toir du super­marché de stan­dard inter­na­tion­al, le 7/11. Ils suiv­ent les manoeu­vres de la vendeuse qui tire de son embal­lage les deux tranch­es de toast blanc d’un croque-mon­sieur, y glisse la tranche de fro­mage et la tranche de jam­bon.
- Attend, dit le garçon à son amie, ça ne ressem­ble pas à ce que nous avons eu hier!

Corps

Le boud­dhisme ne con­damne pas le corps. Ni dans ses expéri­ences onanistes, homo­sex­uelles ni dans ses extases chim­iques ou pro­duc­tives. La vie avec et dans le corps est par­al­lèle et néces­saire. La pos­si­bil­ité d’y surseoir par la médi­ta­tion reste le pro­jet con­stant de la voie de sagesse, mais la société n’est pas dia­bolisée. Non seule­ment elle existe, mais il s’ag­it d’y par­ticiper dans le respect de la morale, moyen­nant des atti­tudes adap­tées. Cette prag­ma­tique inclut le sport et l’hy­giène. Approche agréable, ras­sur­ante. J’en ai fait l’heureux con­stat hier, alors que je suis retourné dans le parc his­torique de Sukhothai pour box­er avec des jar­diniers. Tan­dis que nous alignons les pom­pes, les coups, les sauts, deux cou­ples jouent au bad­minton au pied des stu­pas. Comme je repars à vélo après le couch­er du soleil, le fais­ceau de ma torche tire de la pénom­bre un canapé de baobab. En attente de trans­port, il porte le dos­sard du cycliste qui a rem­porté ce prix lors de la course du matin.

Alerte

A l’acmé de son pou­voir, le fort aide et respecte le faible. Cette atti­tude con­tre-nature relève de l’au­to-intox­i­ca­tion. Au terme d’une longue péri­ode de règne, le pou­voir oublie sa genèse: il est fondé sur l’usurpa­tion et l’en­tre­tien des pos­si­bil­ités de riposte, moyens qui doivent être réels et actuels.
Le faible respecte la force. Posi­tion de survie, posi­tion factuelle. Mais secrète­ment, il cherche à la détru­ire, à s’emparer du pou­voir (dialec­tique hégéli­enne).
Dans l’im­mé­di­at, le prob­lème vient de ce que le faible ne respecte que la force.
Dans un état ultérieur, le fort bradera sa posi­tion faute de se sen­tir en mesure de l’ex­ercer morale­ment.
Nul doute que ce proces­sus délétère qui tra­vaille la classe intel­lectuelle (c’est-à-dire ceux qui pra­tiquent offi­cielle­ment des métiers de parole sans pos­séder ni la clair­voy­ance ni orig­i­nal­ité — au pre­mier titre les corps de fonc­tion­naires) n’emporte l’Eu­rope. Nul doute qu’une fatigue authen­tique, con­géni­tale, ne démo­bilise les éner­gies des meilleurs étab­lis­sant une forme de loi de l’his­toire.
Mais il est tout aus­si vrai que les courants mor­tifères qui tra­versent ces jours l’Eu­rope sont orchestrés avec inten­tion et au prix de tech­niques coû­teuses par les maîtres de demain, ceux qui, minori­taires aux États-Unis comme sur le vieux con­ti­nent, met­tent en place un scé­nario de dépasse­ment de la démoc­ra­tie (les entités qui promeu­vent ce pro­jet sont repérées).
Ce que retien­dront les manuels d’his­toire de cette époque charnière, je l’ig­nore (sauf à dire bien sûr: cela dépen­dra de leur péri­ode de rédac­tion et du ser­vice demandé par les com­man­di­taires.) Un chose est cer­taine: nous assis­tons à la liq­ui­da­tion des mod­èles poli­tiques de cens et à l’in­stal­la­tion de mod­èles de pou­voirs sys­té­ma­tiques dont le pro­jet est de généralis­er un cap­i­tal­isme machinique. Freud, dont la plu­part des théories relèvent l’hys­térie quand ce n’est du jeu, avait peut-être rai­son de con­sid­ér­er que l’his­toire occi­den­tale n’est que la série des ajuste­ments de l’hu­man­ité dans sa quête d’un fonc­tion­nement social indexé sur la mod­èle pro­duc­tif de la ter­mi­tière. Cette réplique courante, qui agace tant les indi­vidus de bonne volon­té en demande de ser­vice, “ce n’est pas mois qui m’oc­cupe de ça”, pré­fig­ure la généra­tion d’une société ultra-ratio­nal­iste. Dès aujour­d’hui, avec la pru­dence qu’ex­ige l’ex­ten­sion du mono­pole de la vio­lence au niveau de l’E­tat, tous les moyens sont bons pour défendre la cul­ture, la morale et la con­nais­sance élaborées dans le sein des démoc­ra­ties depuis la fin de la sec­onde guerre.