Sur les berges de la rivière Nan à Phitsanulok sont amarrés des barges qui font restaurant, dancings ou pension. Fatigués par des heures de bus, nous empruntons le premier ponton qui se présente. La terrasse sur pilotis comporte deux parties, l’une fermée, l’autre ouverte. La cuisine est reliée par une passerelle. Un groupe pop joue. S’avance un homme. Faciès au cirage, jovial, ivre. Le son des hauts-parleurs est assourdissant. Nous choisissons une table éloignée. Il nous assied, tourne les pages des menus. La serveuse se précipite. Robe moulante offerte par les bières Chang, excitée, ivre. L’homme la renvoie d’une tape sur les fesses. Derrière Gala, dix mangeurs. Mâles d’un côté, femmes de l’autre. Au whisky, tous. Notre serveuse revient dans sa robe verte. Elle verse la bière sur la glace, inonde la table, s’excuse, part en vrille. Une dame se lève. Sobre, celle-là. Que voulons-nous? Elle nous renseigne en anglais, salue, prend place à une autre table. En raison des accidents de la berge, la cuisine est en léger surplomb. Logée dans une cabane de bois, elle fume par toutes ses ouvertures. A travers les volets, j’aperçois une bande de tapettes gesticulant parmi les woks, les auto-cuiseurs et les hachoirs.
- C’est le milieu.
- Le milieu?
- Le milieu! La maffia, quoi!
A Gala, je désigne la main d’un gars. Elle est baladeuse. D’ailleurs, la fille a laissé tomber sa chaussure et relevé la jambe. Un autre, le physique important, les bras durs, passe sans cesse des appels entouré de seconds couteaux. Il y a un motard. Bandana sur le front, les pattes frisées, il porte un gilet de jeans façon Hell’s angels et se goinfre de pâtes au riz. Là-bas, sur les tréteaux, une chanteuse rejoint les garçons qui grattent leurs guitares et entonne la mélopée.
- Elle chante faux sur la dernière note, indique Gala.
Au même moment, des rires fusent en cuisine. Embrassés, les tapettes prennent une voix de gorge et imitent la vedette. Le chef-cuisinier, personnage obèse et roboratif, les reprend. Ils s’activent. Les plats quittent la cuisine. Tom-Yun-Goon, Satay, poulet Thom Kha. Entrent de jeunes frappes. Le patron du gang, plus âgé, en costume, les fait venir à sa table, les écoute, les renvoie; à leur mine, on jurerait qu’ils viennent de commettre une basse besogne.
- Tous doivent être armés, dis-je à Gala.
- Mieux vaut ne pas s’énerver, lui dis-je.
- S’il y a le moindre problème, part en courant, lui dis-je.
- J’espère qu’ils ne vont pas maquiller la facture, dis-je à Gala.
Qui répond:
- Mange!
Elle n’a pas tort. La nourriture est délicieuse. De plus, l’homme au faciès a pris ses distances. L’un des chefs à du le sermonner. Il laisse les filles s’occuper de notre service, boit du whyskie avec d’autres clients. Quand Gala me parle de cette femme, assise près de la rambarde, au-dessus des eaux brunes…
- Ne te retourne pas!
- Pas la peine, je l’ai déjà remarquée.
- Elle n’est pas comme eux.
- Non. C’est une pute qui rachète sa faute. Regarde le vieillard. Tu as vu comme il la traite?
- J’ai vu.
- Elle paie.
Puis il y a cette autre scène, que Gala ne peut voir, derrière elle. L’une des filles est avec son mec, un mec épais, brutal. Pas une fois il ne l’a regardée. Il parlemente avec les autres hommes. A l’occasion, il allonge la main pour vérifier qu’il la tient sous sa coupe. Elle jouait sur son téléphone. Or, depuis que l’un des jeunes voyous s’est assis à son côté, elle ne se tient plus. Elle pivote, sourit, tenterait quelque chose, puis, effrayée, reprend une position décente, donne quelques gages à son mec. Elle va dérouiller. Lorsque nous rejoignons la berge, nous voyons les voitures: des Mercedes blanches aux vitres occultées, des pick-up surhaussés et une grosse cyclindrée américaine, des véhicules que l’on voit dans les vitrines du World Trade Center de Bangkok.