Mois : juillet 2015

Télévision

Tout à l’heure, en vieille-ville de Bienne, sur la ter­rasse du café Les Caves, en plein soleil. C’est l’après-midi, une seule table est occupée. J’en­tends mon nom. On me hèle. Les deux hommes qui atten­dent sont les jour­nal­istes, l’Asi­a­tique, une écrivain. Elle finit son verre de thé rouge glacé tan­dis que, me sou­venant de sa con­tri­bu­tion au vol­ume col­lec­tif sur Walser et Rousseau, je lui dis avoir trou­vé son texte étrange; elle s’en va me lais­sant sa carte. Arrive l’édi­teur, coif­fé d’un cha­peau de paille, la chemise débou­ton­née, le cheveu rincé de sueur, jovial. Puis le cam­era­man et l’in­ter­vieweur quit­tent la ter­rasse, répè­tent l’ap­proche, approchent en effet de la table où je bois désor­mais seul.
- Stop!
Ils recom­men­cent. Au troisième essai, le jour­nal­iste tend le micro, dit mon nom, me pose une ques­tion. Je réponds. Une autre ques­tion. Je réponds. Puis il annonce:
- Pour l’im­age, c’est bon. Main­tenant, on va faire le son. Je vais vous pos­er les mêmes ques­tions et vous y répon­drez comme aupar­a­vant.
Une ques­tion, puis deux. Puis il refait la pre­mière, fait la troisième, recom­mence la deux­ième.
Voilà ce que devient la réal­ité. Que ne pose-t-on tout de go des ques­tions aux­quelles je répondrai comme je peux?

Bienne

Ce que je pense de Bienne, ce que j’ai pen­sé chaque fois que je suis venu dans la ville, la tête bais­sée, d’un pas rapi­de, coller en une heure, à la barbe des polices, les cent affich­es de mes clients: ville plate, en impasse, envahie de gens de l’est, avec des bor­ds et un milieu. Si je ferme les yeux, je vois une chape sur laque­lle des archi­tectes sans imag­i­na­tion ont déposé des édi­fices cubiques.

Gare capitale

Berne — gens à demi-nus dans la gare, trans­portant des valis­es, de la nour­ri­t­ure, des bateaux; d’autres étalés sur les march­es d’ac­cès aux quais plus qu’as­sis; groupes flot­tants, mus selon la loi des grands ensem­bles et dont l’é­tude relèverait de l’éthologie.

Obermatten

Com­bat des Reines sur l’al­page d’Ober­mat­ten au-dessus de Tourte­magne. L’é­ton­nant rit­uel! Une cen­taine de per­son­nes assis­es dans l’herbe man­gent des raclettes, parta­gent du blanc et des cor­nets à la crème devant ces vach­es brunes mar­quées à la craie qui creusent la terre de la pointe du sabot en se pré­parant à la lutte. Luv et le neveu, fatigués par les pro­mo­tions sco­laires de la veille, descen­dent dormir au chalet. Mon­frère les accom­pa­gne et remonte à la course. Aplo reste. Il joue avec les enfants de Mon­a­mi. Nous avions quar­ante la veille à Bara­jas, il fait dix degrés sur l’Alpe et des rafales de vent soulèvent les cou­ver­tures des pique-niqueurs. 

Barajas

La bonne mex­i­caine ouvre la porte du garage où nous remisons nos vélos dans les cof­fres. Pour retrou­ver la vil­la des amis espag­nols, même dif­fi­culté qu’en début de semaine. Nous avons erré. Il faut dire que la rue mesure un demi-kilo­mètre, qu’elle est enroulée autour d’un parc, cachée der­rière une zone indus­trielle. Nous quit­tons le quarti­er à pied, ruis­se­lants de sueur, habil­lés de chif­fons. Un taxi nous emmène rue de Bur­gos, là où nous avons démar­ré notre course ce 21 juin. Le patron du bar veut bien servir des can­nettes mais refuse de sor­tir de l’étab­lisse­ment. Nous prenons pos­ses­sion de la ter­rasse, il fait 40 degrés, nous sommes seuls.
- Il suf­fi­rait de lui dire de couler deux canettes tous les quart d’heure, dit Mon­frère.
Au lieu de quoi, nous faisons les allers-retours. Le soir, lorsque nous quit­tons enfin la ter­rasse, nous  aboutis­sons dans une boucherie. Les frères Lopez pla­cent dans nos sacs du Manchego, des chori­zos, de la mor­cil­la et un steak, puis nous expliquent com­ment rejoin­dre le ter­mi­nal 4 de l’aéro­port de Bara­jas en pas­sant par un ter­rain vague, les entre­pôts et une passerelle réservée au per­son­nel navigant.

Quatrième étape

Routes longues, longues et silen­cieuses, à plat sur les champs, dans un pays vaste. A l’hori­zon, les vil­lages sont les seuls repères. Ils sur­gis­sent lente­ment. Par­fois, dans un nuage de pous­sière, sur une colline, un moisson­neuse ou, de la taille d’un cor­beau, un homme penché sur la terre. Aux car­refours, les sta­tions-ser­vice avec leur frigidaire de Coca-Cola et d’Aquar­ius. Au comp­toir, un étu­di­ant qui révise ses exa­m­ens et encaisse deux Euros. Quelques gorgées et nous reprenons la route. Nous serons enfin arrivés à ce qui, dans les années 1990, sem­blait un rêve pieux: pour toutes affaires trans­porter dans le sac à dos un porte-mon­naie et un T‑shirt de rechange, à l’é­tape dormir dans des hôtels qua­tre étoiles. A midi ce jour, nous sommes à Aré­va­lo, le vil­lage où dans les années 1975 nos par­ents com­merçaient avec des gitans. A l’en­trée, avant le pont et les murailles, une chapelle: j’at­tends Mon­frère qui a pris quelques min­utes de retard. Sat­is­fac­tion immense que celle qui précède le repos de la demi-étape. Après le menu, nous com­man­dons du café et remon­tons aus­sitôt en selle. La chaleur est à son comble: il fait 38 degrés. En quelques heures, nous rejoignons Ávi­la. Le pays est plus mon­tag­neux. J’e­spère voir des Ver­ra­cos. La route coupe à tra­vers le champ du Cas­tro de las Cogo­tas, l’un des forts celtes les plus con­nu de la région. Nous descen­dons sur la ville par le Nord et le point de vue des Cua­tro Postes où nous nous sommes tenus Gala et moi il y a deux ans, puis prenons le train pour El Esco­r­i­al et de là, par la nationale, pre­mier axe que nous trou­vons encom­bré (nous sommes à une quar­an­taine de kilo­mètres de Madrid) atteignons les grilles du Valle de los Cai­dos d’où part la route qui donne accès à la San­ta Cruz et à la basilique où sont enter­rés Primero de Rivera et Fran­co. Je mon­tre ma réser­va­tion au gar­di­en. Il con­sulte son reg­istre. Il a nos noms. Il ouvre la grille. La route grimpe à tra­vers la pinède, passe au-dessus d’un précipice. La croix de pierre s’élève au loin, con­tre le ciel. Mais à la dif­férence de la fois précé­dente, comme nous arriv­ions de Ségovie à VTT, nous con­tournons la basilique qui ouvre en direc­tion de la cap­i­tale, lieu vis­ité par les touristes, et, con­tour­nant la mon­tagne qui sert de promon­toire à la croix, pénétrons der­rière elle, sur une vaste esplanade dont l’ar­chi­tec­ture symétrique évoque l’empire romain. Le bâti­ment prin­ci­pal, à l’ex­térieur du quadri­latère, sem­ble long d’un kilo­mètre. Deux séries de colon­nades for­mant une prom­e­nade cou­verte aboutis­sent aux bâti­ments con­stru­its dans la mon­tagne. Entre les deux, la porte qui, de ce côté-ci de la mon­tagne, donne accès à la basilique. La concierge nous remet la clef no 46. La cel­lule est au pre­mier étage avec vue sur la croix. Un moine vêtu de blanc se promène dans les rochers. Nous roulons nos vélos sur les pier­res plates du grand hall. Dans des nich­es, des vol­umes théologiques inti­t­ulés: Car­tas de la san­ta sede a las sem­anas sociales. Leur prix: 5 vol­umes pour 6 euros. Ecrite à la main, une note pré­cise: un six­ième vol­ume offert. Le temps de pren­dre une douche, nous redescen­dons. Je marche pieds nus dans les couloirs, ma paire d’es­padrilles ayant lâché. Au mur, des feuilles scotchées annon­cent un bar. Nous aboutis­sons dans un souter­rain. La concierge nous ren­seigne: le bar n’est ouvert que le same­di. Quant au restau­rant, il est ouvert de vingt-et-une à vingt-deux heures. Nous faisons appel­er un taxi. Nous repas­sons la grande grille. Les gardes salu­ent. Nous voici attablés dans un café du bord de route, entre Los Cai­dos et El Esco­r­i­al, avec une vue sur un com­plexe gril­lagé, filmé, mil­i­tarisé. Au chauf­feur de taxi à qui je demande s’il s’ag­it d’une prison:
- C’est la réserve d’archives de l’E­tat espag­nol.
Tout en buvant de la bière nous admirons les six tours de con­trôle oranges de l’éd­i­fice. Plus tard, le chauf­feur de taxe revient et nous sym­pa­thisons: “oui, cette société va à vau l’eau… oui, Brux­elles est un repaire de brig­ands… non, la Suisse n’est pas le par­adis que l’on croit…”

Troisième étape

La pre­mière chose que dit Mon­fère en se lev­ant:
- C’est énorme! Com­bi­en de kilo­mètres il peut y avoir?
Je lui prends la carte de la main. Il est prévu de rejoin­dre Torde­sil­las, dans la province de Val­ladol­id, en pas­sant par Palen­cia. Je hausse les épaules. J’ai imag­iné les étapes en quelques min­utes, assis à mon bureau de Fri­bourg, une bière à a la main. Or, ce matin, à neuf heures, il fait déjà trente degrés. Comme s’il s’agis­sait de gag­n­er du temps, nous par­tons à grande vitesse. Je me place dans sa roue, nous suiv­ons à 40km/h la ligne jaune qui sépare la bande d’ur­gence de la chaussée prin­ci­pale. Au pre­mier vil­lage, sur un château d’eau con­damné, une cal­i­cot annonce: non à la créa­tion d’une cen­trale à déchets. Ensuite, la route file par les val­lons à tra­vers des vil­lages qui sen­tent l’écurie.
- Tu es sûr que c’est la bonne direc­tion?
- Sûr!
Et dix min­utes plus tard.
- Je préfér­erais véri­fi­er.
- C’est juste, répète Mon­frère.
Plus loin, comme la route passe au-dessus d’une autoroute, nous voyons que nous sommes par­tis au Nord-Est en direc­tion de Léon.
Nous rebrous­sons chemin. De retour à l’hô­tel, le comp­teur affiche déjà vingt kilo­mètres. En soirée, lorsque nous atteignons le Parador de Torde­sil­las, il affiche 170 kilo­mètres. Avant même que la mémoire ne fige le sou­venir, j’ai la sen­sa­tion d’avoir roulé huit heures d’af­filée dans la lumière et la chaleur, sur des ban­des droites, sans faib­lir ni m’ar­rêter, con­va­in­cu de pou­voir con­tin­uer ain­si pen­dant des jours.

Deuxième étape

Mon­frère ne veut pas d’une carte. J’in­siste et je fais bien: sur les trois étapes qui suiv­ent nous roulons plus vite, choi­sis­sant des routes de province. Lorsque nous avons entre­pris nos pre­mières tra­ver­sées à vélo, ensem­ble puis séparé­ment, de la France, de l’Es­pagne et dans mon cas de la Turquie, nous  pré­par­i­ons les itinéraires sur des cartes au 100’000. Aujour­d’hui, sous l’ef­fet con­jugué du trans­port à bas-prix et de l’in­ter­net, nous nous fions à notre sens de l’ori­en­ta­tion — cela ne marche pas. Mon­frère a beau con­naître la plu­part des villes au point de savoir dans quel restau­rant nous dînerons, dans un pays de vieille cul­ture, le réseau routiers est trop com­plexe pour être dev­iné spon­tané­ment. Dès la sor­tie d’Aran­da del Duero, nous roulons entre des cul­tures de blé et de maïs, en plein hori­zon, con­tour­nant des vil­lages de quelques maisons, relançant  la cadence avec le plaisir que pro­cure la pos­si­bil­ité de mesur­er l’a­vance­ment sur la carte. Et cepen­dant, aux alen­tour de treize heures, nous com­met­tons une nou­velle erreur. La route finit devant une église. Dans la rue prin­ci­pale, un employé juché sur un tracteur de petite taille. Il fait des allers-retours pour tester sa machine. Il fran­chit le pont de pierre qui est au milieu du hameau, tourne, repart en direc­tion de l’église. A chaque fois, il ren­con­tre cet autre per­son­nage, un vieil­lard aidé de deux cannes que nous avons vu sor­tir de sa ferme tan­tôt et qui à petit pas gagne l’autre bout du hameau où l’on peut raisonnable­ment imag­in­er, étant don­né l’heure, qu’il sera reçu pour le repas. La carte dépliée, Mon­frère étudie les routes. Je prends le relais. Le tracteur passe. Je pro­pose un chemin vic­i­nal. Mon­frère véri­fie. Le vieil­lard passe. A la fin, nous arrê­tons l’homme au tracteur. Quand il con­state que nous par­lons espag­nol, il se redresse, ras­suré. Nous nom­mons le prochain vil­lage dans la direc­tion que nous souhaitons emprunter et l’in­ter­locu­teur (j’ai vécu cent fois cette sit­u­a­tion), après avoir répété le nom déclare:
- Je ne sais pas.
Invraisem­blable lorsque l’on con­sid­ère que les seuls noms qui font géo­gra­phie à par­tir de ce lieu sont juste­ment ceux des trois vil­lages qui mar­quent les direc­tions prin­ci­pales. Jugeant que j’ai mal pronon­cé, je répète. L’homme ne sait pas.
- La route s’ar­rête ici?
- Non.
- Elle con­tin­ue?
- Oui.
J’ad­mire que l’on puisse répon­dre aux ques­tions par “oui” et “non”, sans anticiper sur le sens de la demande.
- Où con­tin­ue-t-elle?
- Là-bas.
- Là-bas…?
- Là.
- Ah, là… Der­rière le moulin à farine?
Je scrute.
- Oui.
Et en effet, nous trou­vons le débouché. Nous allons ain­si sur une route étroite et défon­cée, croi­sons la ligne de chemin de fer, filons à tra­vers champ. Mais voilà que l’as­phalte cède la place à un chemin non revê­tu. Mon­frère con­seille de descen­dre de vélo. Je réponds que cer­tains font le Paris-Roubaix.
- Pas avec des pneus comme les nôtres.
Peu après, il crève. Une heure plus tard, nous sommes devant la gare aban­don­née de Ler­ma. Il change la cham­bre à air, se remet en selle, veut cli­quer ses chaus­sures sur la pédale automa­tique: cela ne va pas. Pen­dant la marche, il a endom­magé les reliefs de la chaus­sure. En ville, j’achète des bananes, nous man­geons en ter­rasse. Il faut faire les pro­vi­sions d’eau avant la fer­me­ture des épiceries à qua­torze heures. Nous con­som­mons cinq à six litres par jour, sans compter la bière et le café. Entre qua­torze et dix-huit heures, il n’y a que les sta­tions-ser­vice CEPSA qui vendent des bois­sons. Or, elles sont situées aux car­refours des nationales et nous priv­ilé­gions des routes plus petites. Nous atteignons Olmil­los de Sasamón dans la province de Bur­gos en soirée après une étape de 145 kilo­mètres avec une pointe au plat à 48km/h. La chaus­sure à clip a tenu bon. L’hô­tel offre une salle des repas médié­vale et, de l’autre côté de la route, un bar de camion­neurs. Un deux­ième bar occupe le milieu du vil­lage. Il pos­sède deux tables. Des voisines ont tiré l’une d’elle à l’om­bre, de l’autre côté de la place. Nous buvons au soleil, esti­mant  le prix de cette mai­son en colom­bages mis en vente à quelques pas du bar, nous déplaçant à tour de rôle pour en faire le tour, voir si elle est flan­quée d’un jardin, d’autres accès, d’un escalier extérieur
- Il n’y a rien dedans, dit la patronne, ce sera un argu­ment pour faire baiss­er le prix.
Quand je sug­gère de relever le numéro de télé­phone, Mon­frère:
- Tu auras oublié ça demain matin!
 

Première étape

Quelle que soit votre ques­tion, les récep­tion­nistes vous expé­di­ent; elles ont du tra­vail, elles ne sont pas payées pour ça, elle sont mal payées. Celle de l’hô­tel Täch fait excep­tion. Elle pian­ote sur son ordi­na­teur et cherche par quelle route nous pour­rions quit­ter Madrid. Elle nomme un vil­lage: Paracuel­los. Le chemin à suiv­re? Gag­nez la route de Bur­gos, puis à gauche et tout droit. Passée la bouche de métro de Bara­jas, la route emprunte un tun­nel. Long tun­nel. Je n’ai pas de phares. Nous débou­chons au pied d’une colline. C’est l’heure de la reprise du tra­vail. En direc­tion de Madrid, les employés qui arrivent de la proche ban­lieue, en direc­tion du Nord, les cars de touristes et les camions. La pompe de sec­ours, longue de dix cen­timètres, ne per­met pas de pom­per à plus de trois bars. Nous gravis­sons en rythme la colline sur des pneus mous. Au pre­mier vil­lage, il y a bien un mag­a­sin de vélos, mais il es trop tôt: il n’ou­vre qu’à dix heures. Sur la place prin­ci­pale, des ado­les­cents désœu­vrés. Change­ment de décor: à l’époque, les bancs étaient occupés par des vieil­lards retraités, aujour­d’hui les occu­pent des jeunes sans emploi.
Encore un heure de route et le traf­ic faib­lit. A l’heure du repas, nous avons 80 kilo­mètres dans les jambes, nous sommes à Buitra­go de Lozoya. Mon­frère recon­naît la ville, nous y avons dor­mi il y a deux ans, après notre pre­mière étape à VTT au départ de Colem­nar et Viejo. Nous prenons place au bar d’un restau­rant de camion­neurs tenu par des Ukraini­ennes. Con­tre le mur, une bouteille de vod­ka en forme de kalach­nikov. Je demande une limon­ade, la jeune fille verse une panachée. Puis à grand-peine, une bière. Comme je pré­cise que j’ai demandé une limon­ade, elle con­sid­ère le verre et m’ex­plique qu’il s’ag­it d’une panachée. Nous rechaus­sons nos lunettes, san­glons les casques, déca­de­nas­sons les vélos, repar­tons. Au cen­tre du vil­lage, un restau­rant véri­ta­ble, espag­nol, avec son menu de trois plats, sa bouteille de rouge et son café com­pris. Salade mixte, poulet à l’ail, cua­ja­da. Lorsque nous nous remet­tons en selle, il fait 35 degrés. La route amorce le col de Somosier­ra. Mais voilà que la nationale se con­fond avec l’au­toroute. A l’échap­pée, le pas­sage. Com­ment faire? Nous allons sans carte. Nous emprun­tons la bande d’ar­rêt d’ur­gence sur mille mètres, déga­geons par un pont, sta­tion­nons sur une aire de repos. Un posti­er nous ren­seigne. Il voit ce que nous sommes: habil­lés de cuis­sards, une paire de chaus­sures à clips aux pieds, un casque de cycliste sur la tête.
- Il suf­fit de pren­dre l’au­toroute!
Plutôt que de marcher de l’autre côté de la glis­sière le vélo sur l’é­paule, nous suiv­ons un itinéraire de mon­tagne, con­fi­ant qu’il nous mèn­era au som­met et que nous pour­rons ensuite rat­trap­er la nationale. Mal nous en prend. Il nous emmène vers l’ouest. Nous tra­ver­sons un hameau, puis un autre. Il sont déserts. Au terme d’un dénivelé de mil mètres, nous hési­tons à un car­refour. Appa­raît un paysan torse nu au volant d’une jeep. Il y a trois direc­tions.
- Aucune n’est la bonne, nous dit-il.
Nous le remer­cions. Nous déci­dons qu’il se trompe. Nous choi­sis­sons au hasard. Nous mon­tons de cinq cent mètres. Dans la mon­tée, le portable de Mon­frère sonne. Il vend trois robi­nets à un instal­la­teur san­i­taire de Morat. La vente con­clue, il appelle Mamère qui s’oc­cu­pera de les lui livr­er. Puis sonne mon portable. Le ser­ruri­er est devant la porte de mon apparte­ment à Fri­bourg.
- Je ne peux pas vous par­ler, je suis en Espagne!
Il me souhaite de bonnes vacances.
Nous repar­tons. Dix min­utes plus tard, du haut du col, nous con­sta­tons qu’il n’y a à l’hori­zon que des forêts et des mon­tagnes. L’il­lu­sion habituelle: der­rière un col, il y a for­cé­ment une plaine. Nou­velle mon­tée, entre les pins. Je ren­con­tre des chevreuils, puis prof­i­tant de l’om­bre de la route, un trou­peau de vach­es. Lorsque nous atteignons la des­ti­na­tion indiquée au car­refour, Car­doso de la Sier­ra, nous  voyons que le paysan avait rai­son: la route s’en­fonce dans le parc région­al puis regagne le car­refour. Or, il est déjà dix-huit heures. Nous rebrous­sons chemin. Nous avons 150 km au comp­teur. Je con­sulte ma réser­va­tion d’hô­tel. Daprès les esti­ma­tions, la cham­bre est encore à 80 km, mais surtout, elle est de l’autre côté du col de Somosier­ra, celui que nous cher­chons à franchir depuis le début de l’après-midi. Au vil­lage de Pin­ue­car, nous inter­ro­geons l’épici­er.
- Il y avait bien un bus… autre­fois, d’ailleurs ma femme.… enfin, ma fiancée de l’époque… quand elle ren­trait… mais, je m’en rends compte main­tenant… les gars, vous m’avez gril­lé… je me rends compte que c’é­tait il y a vingt-cinq ans! Vingt-cinq ans!
Et il se regarde dans le miroir.
- Je n’en reviens pas!
Entre deux gorgées d’eau fraîche, j’es­saie de le ram­n­er à notre sujet.
- Et donc il n’y aurait plus de bus?
- Je me demande bien ce qu’a pu devenir Maria?
Une dame âgée venue acheter son pain s’en mêle. Il y a un bus. Enfin, il devrait y avoir un bus.
- Oui, pré­cise l’épici­er, mais si vous comptez aller plus loin que Buitra­go, il faut appel­er la com­pag­nie pour qu’elle envoie la cor­re­spon­dance…
Nous atten­dons sous un abri. L’ho­raire indique que le bus passera à dix-neuf heures. En sur­plomb, une ter­rasse. Des vieil­lards s’a­musent de nous voir dans cette tenue, avec nos vélos, en attente. Ils siro­tent des jus sous un para­sol. Deux infir­mières passent. Elle ne savent pas. Des gamines mex­i­caines vien­nent à l’abri, rient, s’en vont. Un quart-d’heure, une demi-heure. Mon­frèe est par­ti­san d’at­ten­dre encore, je suis d’avis de repren­dre la route. Enfin arrive le bus. Il est vide. Le chauf­feur hésite à embar­quer nos vélos. Il les embar­que. Nous refaisons le chemin en sens inverse jusqu’à Buitra­go. Même en bus, il fau­dra une heure pour attein­dre le chef-lieu. Alors, devant un canette de bière, nous apprenons qu’il n’y a plus de cor­re­spon­dance sauf pour Madirid. Nous com­man­dons un taxi.
- Quelle sorte d’hô­tel as-tu réservé?
Je ne me sou­viens pas. A notre habi­tude, un qua­tre étoiles. Une heure plus tard, lorsque le taxi atteint l’hô­tel, nous voyons qu’il s’ag­it un routi­er instal­lé de l’autre côté du col de Somosier­ra, sur une aire d’autoroute.

Veille du tour de Castille

Ce 21 juin, nous prenons à Coin­trin l’avion du soir pour Madrid. A l’aéro­port de Bara­jas, plusieurs taxis refusent de charg­er les vélos pour­tant pliés et mis en cof­fre. Une étu­di­ante plas­tron­née s’agite un sif­flet entre les lèvres. Elle lève les bras, les abaisse, elle est sur­menée. A en juger par le regard des touristes, on dirait que nous bal­adons des cer­cueils. Un chauf­feur finit par se dévouer. Il rabat les ban­quettes et entasse nos cof­fres. Je me glisse à l’hor­i­zon­tale dans la voiture, nous par­tons pour la rue Lavan­da. Nœuds d’au­toroute, pas­sages sous-voie, zone d’usines, puis, devant un square où flir­tent les amoureux, la vil­la des Freuler, palis­sadée, tran­quille, chaude. Il y a vingt ans que je n’ai pas vue cette amie. Désor­mais mar­iée avec trois enfants, elle nous accueille deux ver­res de bière à la main. Nous mon­tons les vélos de course dans le jardin, tro­quons nos jeans pour des cuis­sards, échangeons quelques mots sur la ter­rasse, puis rangeons les cof­fres dans on garage. Il est vingt-trois heures. Mon­frère a le nom et l’adresse de l’hô­tel où nous devons dormir, mais pas de plan de la zone. Notre amie nous embar­que dans son break et pro­gramme le GPS. Nous tournons dans le quarti­er. Elle nous dépose à un car­refour. Pour la sec­onde fois, nous mon­tons les roues sur les cadres. Nous deman­dons notre chemin. Nous atteignons l’hô­tel Täch. Com­ment l’on peut don­ner ce nom à un hôtel en Espagne, la phoné­tique de la langue ne per­me­t­tant pas de pronon­cer cette suite de sons, je l’ig­nore. En fin de compte, nous voici à minu­it, au bar de la récep­tion, en attente d’une com­mande de ham­burg­ers tan­dis que décol­lent les derniers avions de la journée et qu’un cou­ple hol­landais voy­ageant en car­a­vane partage une bouteille de cham­pagne servie dans un seau à pied.