Quelle que soit votre question, les réceptionnistes vous expédient; elles ont du travail, elles ne sont pas payées pour ça, elle sont mal payées. Celle de l’hôtel Täch fait exception. Elle pianote sur son ordinateur et cherche par quelle route nous pourrions quitter Madrid. Elle nomme un village: Paracuellos. Le chemin à suivre? Gagnez la route de Burgos, puis à gauche et tout droit. Passée la bouche de métro de Barajas, la route emprunte un tunnel. Long tunnel. Je n’ai pas de phares. Nous débouchons au pied d’une colline. C’est l’heure de la reprise du travail. En direction de Madrid, les employés qui arrivent de la proche banlieue, en direction du Nord, les cars de touristes et les camions. La pompe de secours, longue de dix centimètres, ne permet pas de pomper à plus de trois bars. Nous gravissons en rythme la colline sur des pneus mous. Au premier village, il y a bien un magasin de vélos, mais il es trop tôt: il n’ouvre qu’à dix heures. Sur la place principale, des adolescents désœuvrés. Changement de décor: à l’époque, les bancs étaient occupés par des vieillards retraités, aujourd’hui les occupent des jeunes sans emploi.
Encore un heure de route et le trafic faiblit. A l’heure du repas, nous avons 80 kilomètres dans les jambes, nous sommes à Buitrago de Lozoya. Monfrère reconnaît la ville, nous y avons dormi il y a deux ans, après notre première étape à VTT au départ de Colemnar et Viejo. Nous prenons place au bar d’un restaurant de camionneurs tenu par des Ukrainiennes. Contre le mur, une bouteille de vodka en forme de kalachnikov. Je demande une limonade, la jeune fille verse une panachée. Puis à grand-peine, une bière. Comme je précise que j’ai demandé une limonade, elle considère le verre et m’explique qu’il s’agit d’une panachée. Nous rechaussons nos lunettes, sanglons les casques, décadenassons les vélos, repartons. Au centre du village, un restaurant véritable, espagnol, avec son menu de trois plats, sa bouteille de rouge et son café compris. Salade mixte, poulet à l’ail, cuajada. Lorsque nous nous remettons en selle, il fait 35 degrés. La route amorce le col de Somosierra. Mais voilà que la nationale se confond avec l’autoroute. A l’échappée, le passage. Comment faire? Nous allons sans carte. Nous empruntons la bande d’arrêt d’urgence sur mille mètres, dégageons par un pont, stationnons sur une aire de repos. Un postier nous renseigne. Il voit ce que nous sommes: habillés de cuissards, une paire de chaussures à clips aux pieds, un casque de cycliste sur la tête.
- Il suffit de prendre l’autoroute!
Plutôt que de marcher de l’autre côté de la glissière le vélo sur l’épaule, nous suivons un itinéraire de montagne, confiant qu’il nous mènera au sommet et que nous pourrons ensuite rattraper la nationale. Mal nous en prend. Il nous emmène vers l’ouest. Nous traversons un hameau, puis un autre. Il sont déserts. Au terme d’un dénivelé de mil mètres, nous hésitons à un carrefour. Apparaît un paysan torse nu au volant d’une jeep. Il y a trois directions.
- Aucune n’est la bonne, nous dit-il.
Nous le remercions. Nous décidons qu’il se trompe. Nous choisissons au hasard. Nous montons de cinq cent mètres. Dans la montée, le portable de Monfrère sonne. Il vend trois robinets à un installateur sanitaire de Morat. La vente conclue, il appelle Mamère qui s’occupera de les lui livrer. Puis sonne mon portable. Le serrurier est devant la porte de mon appartement à Fribourg.
- Je ne peux pas vous parler, je suis en Espagne!
Il me souhaite de bonnes vacances.
Nous repartons. Dix minutes plus tard, du haut du col, nous constatons qu’il n’y a à l’horizon que des forêts et des montagnes. L’illusion habituelle: derrière un col, il y a forcément une plaine. Nouvelle montée, entre les pins. Je rencontre des chevreuils, puis profitant de l’ombre de la route, un troupeau de vaches. Lorsque nous atteignons la destination indiquée au carrefour, Cardoso de la Sierra, nous voyons que le paysan avait raison: la route s’enfonce dans le parc régional puis regagne le carrefour. Or, il est déjà dix-huit heures. Nous rebroussons chemin. Nous avons 150 km au compteur. Je consulte ma réservation d’hôtel. Daprès les estimations, la chambre est encore à 80 km, mais surtout, elle est de l’autre côté du col de Somosierra, celui que nous cherchons à franchir depuis le début de l’après-midi. Au village de Pinuecar, nous interrogeons l’épicier.
- Il y avait bien un bus… autrefois, d’ailleurs ma femme.… enfin, ma fiancée de l’époque… quand elle rentrait… mais, je m’en rends compte maintenant… les gars, vous m’avez grillé… je me rends compte que c’était il y a vingt-cinq ans! Vingt-cinq ans!
Et il se regarde dans le miroir.
- Je n’en reviens pas!
Entre deux gorgées d’eau fraîche, j’essaie de le ramner à notre sujet.
- Et donc il n’y aurait plus de bus?
- Je me demande bien ce qu’a pu devenir Maria?
Une dame âgée venue acheter son pain s’en mêle. Il y a un bus. Enfin, il devrait y avoir un bus.
- Oui, précise l’épicier, mais si vous comptez aller plus loin que Buitrago, il faut appeler la compagnie pour qu’elle envoie la correspondance…
Nous attendons sous un abri. L’horaire indique que le bus passera à dix-neuf heures. En surplomb, une terrasse. Des vieillards s’amusent de nous voir dans cette tenue, avec nos vélos, en attente. Ils sirotent des jus sous un parasol. Deux infirmières passent. Elle ne savent pas. Des gamines mexicaines viennent à l’abri, rient, s’en vont. Un quart-d’heure, une demi-heure. Monfrèe est partisan d’attendre encore, je suis d’avis de reprendre la route. Enfin arrive le bus. Il est vide. Le chauffeur hésite à embarquer nos vélos. Il les embarque. Nous refaisons le chemin en sens inverse jusqu’à Buitrago. Même en bus, il faudra une heure pour atteindre le chef-lieu. Alors, devant un canette de bière, nous apprenons qu’il n’y a plus de correspondance sauf pour Madirid. Nous commandons un taxi.
- Quelle sorte d’hôtel as-tu réservé?
Je ne me souviens pas. A notre habitude, un quatre étoiles. Une heure plus tard, lorsque le taxi atteint l’hôtel, nous voyons qu’il s’agit un routier installé de l’autre côté du col de Somosierra, sur une aire d’autoroute.